ISSN 2369-3045
Antigone et la place des morts
Dossier préparé par Myriam Watthee-Delmotte et Sarah-Anaïs Crevier Goulet
Avant-propos
Myriam Watthee-Delmotte
Antigone et la place des morts. L’invisible au cœur du politique
Auteure
Myriam Watthee-Delmotte est Directrice de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique belge, Professeur à l’Université catholique de Louvain, où elle a fondé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire, et Membre de l’Académie royale de Belgique. Ses travaux portent sur la littérature française contemporaine en tant que vecteur de sacralisation et sur les liens entre littérature et rite. Elle pilote à l’UCL un projet international sur la littérature et les innovations médiatiques.
Études
François Lallier
Antigone et la poésie
[ezcol_1third]François Lallier, poète et critique, a vécu d’abord à Paris où il a rencontré Yves Bonnefoy et Pierre Jean Jouve. De 1976 à 1980, il participe au travail de la revue Port des Singes, fondée par Pierre-Albert Jourdan. A publié plusieurs livres de poèmes (parmi lesquels La semence du feu, Atelier La Feugraie, 2003, Les archétypes, Le temps qu’il fait, 2011) et des études sur Baudelaire, Poe ou encore Mallarmé, puis des poètes plus récents, rassemblées dans deux volumes aux éditions La Lettre volée : La Voix antérieure I paru en 2007 et La Voix antérieure II (Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier) paru en 2010. A co-dirigé deux Cahiers au Temps qu’il fait, consacrés à Roger Munier, puis au poète, typographe et éditeur Thierry Bouchard. Il vient de faire paraître « La “génialité sensuelle”, la musique et l’inconscient », postface à S. Kierkegaard, Les stades immédiats de l’éros, ou l’éros et la musique, au Bruit du temps, ainsi que La voix antérieure III, Yves Bonnefoy, à La Lettre volée.
Une lecture empathique de l’Antigone de Sophocle, motivée par tant de passages sublimes, laisse penser que son auteur prend parti pour une victime se sacrifiant par choix d’une plus haute justice. Mais l’attention aux diverses phases de l’action tragique montre vite une complexité plus grande de la position de l’héroïne, une sorte d’oscillation, qui conduit à élargir le champ interprétatif. Cette complexité ne s’explique alors que par une interrogation sur le théâtre comme forme neuve, en son temps et pour longtemps, de la poésie.
An empathetic reading of Sophocles’ Antigone, motivated by so many sublime passages in the play, might lead one to think that its author is siding with a victim who sacrifices herself in the name of a higher form of justice. But when attention is given to the various phases of the tragic action, it quickly becomes apparent that there is a greater complexity in the position of the heroine, a kind of oscillation, which necessitates a broadening in the way one interprets the play. This complexity can only be explained through an examination of the theatre itself, seen, both in its own time and for long afterwards, as a new form of poetry.
Fanny Blin
Donner une place aux fantômes de la guerre : le rôle d’Antigone dans le théâtre espagnol entre 1939 et 1989
[ezcol_1third]Fanny Blin enseigne à l’Université Bordeaux Montaigne et rédige une thèse sur les réécritures d’Antigone dans le théâtre espagnol écrit en castillan, catalan et galicien entre la guerre civile et la Transition. Ancienne élève de l’ENS de Lyon et agrégée d’espagnol, elle est auteure de plusieurs articles sur les Antigones espagnoles, comme « Mises en scène compensatrices de la guerre “fratricide” : in-versions thérapeutiques d’un mythe » (à paraître en février 2016 dans le numéro intitulé La guerre d’Espagne, entre vide et trop-plein. Répercussions, représentations, et reconstructions d’un conflit marqué par l’excès. (1936-2014), de la revue Arts et Savoirs, n° 6), et d’un ouvrage sur l’actrice Lola Membrives (Ed. Antígona/RESAD).
Antigone, emblème du devoir de mémoire, a hanté le théâtre espagnol après le traumatisme de la guerre civile et des cadavres laissés sans sépulture. La politique asymétrique menée par le Régime franquiste en matière de lieux de mémoire a poussé des dramaturges à mettre en scène le geste interdit. Non seulement Antigone enterre son frère sous les yeux du public, remédiant par là à l’invisibilité de cet acte (plus encore qu’à son interdiction), mais elle crée un tombeau théâtral, éternellement reproductible. Ces réécritures donnent également une place et une voix aux fantômes de la guerre. Cet article montre les stratégies compensatoires mises en œuvre et analyse la façon dont les morts envahissent le palais de Créon pour imposer leur présence dans l’arène politique. Ainsi, il s’agit d’analyser pourquoi les multiples allégories de la mort et les espaces funèbres se trouvent placés au cœur de trois dimensions : la scène, l’action et le discours dramatique.
Antigone’s presence in Spanish theater after The Civil War shows that the political dimension of the myth is used to express and embody the problem of the unburied dead. Indeed, the corpses abandoned without inhumation haunt the stages of many contemporary rewritings of this tragedy. In order to adjust the invisibility of Polynices’ body, some playwrights chose to represent the burial. Antigone’s function is then to accomplish the “duty of sepulture” for those who weren’t allowed to accomplish it themselves. With this scene, she therefore creates a metaphorical gravestone for all the unburied dead. These plays provide a place within public discourse to remember the defeated republicans, considered as antipatriots by Franco’s regime. Antigone scrambles the separation between the space of the dead and the space of the vanquishers. She imposes the memory of the defeated, made invisible by the tyrant who wants to erase them from national memory. This paper analyses the omnipresence of ghosts and shadows within the spaces of Power. It also emphasizes the peculiar scenography that Spanish playwrights implemented to offset unfair funeral scenes. Such an inequity is balanced, and creates some atonement, which is only possible through dramatization of history.
Andrea Milena Guardia Hernández
The Endless Burial of Polynices in Jorge Eduardo Eielson’s Antígona
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PhD candidate in the Université catholique de Louvain (UCL) as a holder of a grant for development (CRI). She is writing her dissertation on the relations between poetry and the philosophical approach on language in the work of Peruvian artist Jorge Eduardo Eielson. She has experience doing fieldwork with marginal communities in Colombia on the use and importance of Literature in the teaching process of over-age students.
La dimension politique de la figure mythologique d’Antigone pourrait se structurer autour des thèmes de la désobéissance civile, du conflit individuel entre la loi divine et la loi humaine, ou de l’affrontement entre les faibles et les forts, dans lequel les faibles vainquent le tyran. Cependant, Jorge Eduardo Eielson propose une version qui ne semble pas correspondre à ces possibilités. Son Antigone est infirmière ; elle se trouve au milieu d’une zone de guerre où il n’y a pas de dieux qui écoutent les prières, ni de lois contre lesquelles se prononcer, ni de droits à réclamer, ni de citoyens à convoquer. Dans cette zone de guerre, il ne reste que la destruction, la mort et la souffrance. Le domaine de la biopolitique offre une voie d’interprétation utile pour comprendre la dimension politique de son poème ; dans les états modernes, l’exception est devenue la règle (cf. Agamben) et son pouvoir souverain lui permet de décider de la vie des citoyens, en créant une zone d’indistinction où la vie n’a plus de valeur (vie nue). Il est nécessaire de considérer la politique depuis un nouvel ensemble de catégories, afin de surmonter la division qui a été à l’origine de la vie nue. Dans ce contexte, l’Antigone d’Eielson et les milliers de soldats et anonymes décédés peuvent redevenir visibles.
The political dimension of the mythical figure of Antigone could be structured around the topics of civil disobedience, the individual conflict between following divine law and human law, or the conflict between the weak and the strong, where the weak overpower the tyrant. However, Jorge Eduardo Eielson offers a reinterpretation of the play that doesn’t seem to fit in these possibilities. His Antigone is a nurse amidst a war zone where there are no gods to call upon, no laws to decide against, no rights to be claimed, and no citizens to summon; there is just destruction, death, and suffering. To understand the political dimension of his poem, the domain of biopolitics offers a useful path of interpretation: in modern states the exception has become the rule (cf. Agamben) and its sovereign power allows the State to decide over the life of its citizens, creating a gray zone where life no longer has value (bare life). The law has withdrawn and it is therefore necessary to think the political from a new set of categories, to envisage new politics which can overcome the schism that created bare life, giving way to a new reality where Eielson’s Antigone and the thousands of anonymous dead soldiers can be visible again.
Geneviève Fabry
Variations sur le deuil dans la poésie récente du Cône Sud
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Geneviève Fabry est professeure ordinaire à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique). Elle a consacré ses recherches à l’expression littéraire de la violence politique et du deuil dans le Cône Sud (cf. Las formas del vacío. La escritura del duelo en la poesía de Juan Gelman, Rodopi, 2008), ainsi qu’à l’étude de la resémantisation des sources bibliques et mystiques dans la littérature contemporaine de langue espagnole (cf. en collaboration avec D. Attala, La Biblia en la literatura hispanoamericana, Madrid, Trotta, sous presse).
Durant la période qui a accompagné la fin de la dictature et le passage postérieur à la démocratie, on a pu observer, tant en Argentine qu’au Chili (même si les conditions sociopolitiques de cette transition ont été bien différentes), une grande prégnance de la problématique du deuil lié aux circonstances traumatisantes de la pratique de la disparition orchestrée par les juntes militaires au pouvoir. Le présent article entend interroger cette problématique telle qu’elle résonne encore chez des écrivains plus jeunes, qui étaient enfants durant la période dictatoriale et n’ont pas été eux-mêmes acteurs, témoins directs ou victimes. Dans le corpus choisi, Cineraria (2008) de Juan Soros (1975), Nombres propios (2010) de Yaki Setton (1961) et El país de las larvas (2001) de Silvio Mattoni (1969), on met en évidence le tressage délicat entre deuil privé et deuil collectif. À l’inverse d’une écriture volontiers allégorique typique de la première post-dictature, cette poésie plus récente explore des voies nouvelles, comme on le voit avec la recherche à la fois intimiste et nourrie par la tradition (Virgile) de Mattoni, l’écriture culturaliste de Soros et l’exploration métahistorique et rituelle de Setton.
It was observed both in Argentina and in Chile that during the period that marks the end of a dictatorship and the subsequent transition towards democracy, is shared the problem of mourning linked to the traumatic circumstances of the practice of disappearance performed by the military junta then in power (although the sociopolitical conditions of this transition varied from one country to the other). This article intends to examine this issue as it still resonates with younger writers who were children during the dictatorship period. They were not themselves actors, but instead were direct witnesses or victims. The selected works, Cineraria (2008) by Juan Soros (1975-), Nombres propios (2010) by Yaki Setton (1961) and El país de las larvas (2001) by Silvio Mattoni (1969), highlight the delicate braiding between private grief and collective mourning. Very different of the allegorical writing typical of the first post-dictatorship, this latest poetry explores new paths, as seen with Mattoni’s search, which is both intimate and nourished by tradition (Virgil), with Soros’ culturalist writing as well as with meta-historical and ritual exploration in Setton’s poetry.
Anne-Claire Bello
Charlotte Delbo et les tombeaux d’Antigone
[ezcol_1third]Anne-Claire Bello est professeur agrégée et Docteur ès Lettres de l’université de Cergy-Pontoise. Ses recherches portent sur le roman contemporain, Sylvie Germain, l’histoire, la mémoire et l’oubli. Derniers articles : « Les visages de l’histoire dans Magnus de Sylvie Germain », Romans européens depuis 1960, Honoré Champion, avril 2016 ; « Les rumeurs de l’histoire face à l’oubli ou l’exploration germanienne de l’hypomnésie », « Les Cahiers de Framespa » de l’université de Toulouse, juin 2016.
La première moitié du XXe siècle, marquée par les deux guerres mondiales, voit en France un retour du mythe. La figure d’Antigone est alors associée à la résistance. L’originalité de l’œuvre de Charlotte Delbo, dans les années 1980, est d’articuler le mythe d’Antigone à la Shoah et à l’extermination de certaines populations civiles par les dictatures. Au-delà de la posture politique, elle réaffirme ainsi la dimension éthique des lois immémoriales présentes dans le mythe antique. Face au déni et à l’occultation politique qui génèrent des « spectres essentiels », son écriture s’inscrit dans la piété du « deuil essentiel » qui se veut mémoire responsable des « morts mal morts ».
The first half of the 20th century, marked by the two world wars, sees in France the return of the myth. The originality of Charlotte Delbo’s work, in the ‘80s, lies in her mixing of Antigone’s myth, (whose character is) intrinsically linked to political resistance, with the Shoah and the extermination of citizens by dictatorship. Beyond the politics, she maintains the ethical dimension of immemorial laws in ancient myths/mythology. Facing the refusal and the political overshadowing that create “essential spectres”, her writing is in the piety of “essential sorrow”, which is a remembrance of the “morts mal morts”.
Myriam Watthee-Delmotte
Les Antigone de l’ombre (littérature contemporaine francophone de Belgique)
[ezcol_1third]Myriam Watthee-Delmotte est Directrice de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique belge, Professeur à l’Université catholique de Louvain, où elle a fondé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire, et Membre de l’Académie royale de Belgique. Ses travaux portent sur la littérature française contemporaine en tant que vecteur de sacralisation et sur les liens entre littérature et rite. Elle pilote à l’UCL un projet international sur la littérature et les innovations médiatiques.
Différentes Antigone apparues sous des plumes d’écrivains belges francophones des vingt dernières années occupent désormais le territoire de l’ombre, que le mythe soit réécrit, recontextualisé ou rejoué. À l’égard de l’acte litigieux qui lui est propre, sa pratique sauvage d’un rite funéraire pour un frère qui en est exclu, les narrateurs expriment désormais une distance : ils posent au moins l’équivalence, sinon la supériorité, de l’attitude d’Ismène, qui privilégie le plaisir du vivant. L’ensevelissement des défunts, qui est la cause première de l’Antigone antique, ne va plus de soi dans la société occidentale du déni de la mort. Les auteurs minimisent ou remettent en cause l’épisode des funérailles et se focalisent sur la seule faculté d’indignation d’Antigone, qu’ils peuvent reporter dans d’autres contextes. Ce que représente fondamentalement son geste funéraire continue cependant à s’opérer, mais sans que sa figure soit revendiquée, dans le cadre de Tombeaux littéraires.
For the past 20 years, francophone Belgian writers seem to cast a shadow on their vision of Antigone whether the myth is rewritten, given a whole new context or restaged. From this moment on, narrators do not express admiration but distance when she defies the law to give her brother a proper burial. Her sister Ismene’s behaviour is at least equally praised, if not preferred, because she favours the pleasure of the living. The funeral ceremony, which was Antigone’s first concern in the ancient versions of the myth, is not the first issue anymore in today’s Occidental society, characterized by the denial of death. Authors minimize or question the importance of the burial by focusing on Antigone’s indignation instead, which can be injected in a different social context. The meaning of Antigone’s funerary rite though seems to be perpetuated by some authors, who do not explicitly refer to the myth, by using a literary genre, which is called in the French tradition “Tombeau littéraire”.
Sylviane Dupuis
Figure de l’écrivain en Antigone. L’écriture du deuil chez Catherine Safonoff
[ezcol_1third]Sylviane Dupuis, chargée de cours pour la littérature de Suisse romande au Département de français moderne de l’Université de Genève a publié de nombreux articles (sur la littérature suisse francophone ou sur la réécriture/refiguration des mythes) et deux monographies (sur A. Pasquali, en 2011, et sur C. Colomb, à paraître). Poète et auteure de théâtre, elle est traduite en huit langues. Sa pièce La Seconde Chute a été créée à Genève, Zurich, Montréal, Cracovie et New York. Dernière parution : Qu’est-ce que l’art ? 33 propositions (Zoé, 2012).
La contribution porte sur Autour de ma mère (2007) et Le Mineur et le Canari (2012), les deux derniers livres de Catherine Safonoff, exacte contemporaine d’Annie Ernaux et l’une des voix majeures de la littérature suisse francophone, qui met en crise et réinvente de manière tout à fait singulière le genre autobiographique. Hantés par les figures parentales que le divorce a séparées et celle de l’amant perdu, mais aussi par l’obsession de la mort et une quête d’amour fusionnel, ces deux « faux romans » mèneront la Narratrice d’une écriture du deuil, qu’elle dénonce comme « addiction », à une forme de catharsis et de (re)naissance – au rebours de l’Antigone de Sophocle qui, figure éthique exemplaire affirmant hautement ses valeurs et sa liberté face à Créon, se fait aussi happer par ses morts en répétant par son suicide celui de sa mère Jocaste… Que la pièce de Sophocle ait constitué de son propre aveu pour Safonoff, depuis l’adolescence, un « modèle absolu », nous a paru digne d’intérêt : l’héroïne de Sophocle aurait-elle valeur d’interpretamen pour ces deux œuvres-sépultures contemporaines ?
The following article concerns Autour de ma mère (2007) (About my Mother) and Le Mineur et le Canari (2012; 2015) (The Miner and the Canary), the last two books by Catherine Safonoff. She was an exact contemporary of Annie Ernaux and one of the major voices in Swiss francophone literature, who put in jeopardy the autobiographical genre while, at the same time, reinventing it in her own particular way. Haunted by the parental figures separated by divorce, as well as by the image of a lost lover, and likewise obsessed with death and frustrated by her quest for an all-encompassing love, the female narrator will progress in these two “fake novels” from a writing process dictated by mourning (which, for her, is a form of “addiction”) to a kind of catharsis and of (re)birth. This is the exact opposite of Sophocles’ Antigone, the exemplary ethical figure highly affirming her values and her freedom when confronting Creon and his threats, who falls victim to the deceased when repeating by her suicide her mother Jocasta’s death. The fact that Sophocles’ tragedy played such an important role in Safonoff’s life ever since her adolescence, an “absolute model” by the author’s own avowal, is certainly noteworthy. Can Sophocles’s heroine be considered as an interpretamen for these two contemporary sepulchral works?
(traduction d’Edward Bizub)
Nina Roy
Antigone, monologue clownesque, un deuil par le rire et par le mythe
[ezcol_1third]Nina Roy est doctorante sous la direction de Mireille Losco-Lena (ENSATT) et chargée de cours en études théâtrales à Lyon 2 et à l’UcLy. Ses travaux actuels portent sur l’histoire, les dramaturgies et l’esthétique des spectacles de clown depuis les années 1950. Dans le cadre de l’enseignement, elle travaille notamment la question des points de rencontre entre les « genres » comiques et la tragédie et/ou avec le tragique, et sur l’utilisation des grands mythes par les artistes du cirque et de la rue contemporains.
Adèll Nodé-Langlois crée le spectacle Antigone, monologue clownesque en 2007, suite à la perte de son frère, qu’elle dit avoir eu besoin d’enterrer plusieurs fois (entretien réalisé le 29/11/2011). Dans ce solo qui marque également la création du clown de la comédienne, il s’agit alors de subvertir l’espace symbolique de la tragédie par le jeu du clown, afin d’alléger la lourdeur du deuil et de mettre en marche un processus de résilience. Sur le plan dramaturgique, l’action est entièrement centrée sur le rituel d’inhumation de Polynice. Le mythe d’Antigone lui-même est assumé par la narration. Dès lors, se pose une double question : d’une part la question de la prise en charge du « réel » tragique par le spectacle ; et, d’autre part, la question du statut de la communauté. En effet, Adèll Nodé-Langlois choisit de mettre en scène un envers du décor qui exclut la représentation de la sphère sociale – et qui exclut donc toute interaction avec les autres personnages de la tragédie. Elle choisit de se concentrer sur l’intimité de son personnage. Or, ce choix entre en tension avec le mode de jeu des clowns, qui repose essentiellement sur l’interaction, mais aussi avec le propos du mythe, qui décrit justement une contradiction entre le politique et l’intime.
Adèll Nodé-Langlois created the play Antigone, monologue clownesque in 2007, after the death of her brother because, as she stated in an interview (11/29/2011), she needed to bury him more than once. This monologue marks the creation of her clown, and its aim is to subvert the story of the tragedy through clownish art, to then relieve the grief and to help the resilience process begin. Dramaturgically, the action focuses on Polynice’s burial and its ritual, while the myth of Antigone is fully narrated. Through this dramatic choice come forth two critical issues: that of the dramatic portrayal of a tragic reality and the issue of the community’s position. Adèll Nodé-Langlois stages a reverse scenery, which excludes any representation of the social, thus eliminating all interactions with the other characters of the tragedy. Instead, she focuses on her character’s intimacy. This creates an insightful dichotomy between the clownish play, which is based on interaction, and the myth’s purpose, which is to describe the contradictions between policy and intimacy (private life).
Lori Saint-Martin
« Je m’appelle Anticore » : Game over de Martyne Rondeau ou la sœur assassine
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Lori Saint-Martin est professeure titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. En plus d’un roman, de trois recueils de nouvelles et de nombreuses traductions littéraires (anglais-français avec Paul Gagné et espagnol-français), elle a publié une douzaine d’essais sur le féminisme et sur les rapports familiaux et les représentations du genre en littérature. Elle travaille actuellement sur le rapport sœur-frère en littératures française et québécoise et sur les liens entre espace, genre et sexualité.
Dans le roman Game over (2009), de Martyne Rondeau, Anticore torture et tue son frère dévorant, Polytox, et le jette dans un trou creusé avec un camion-pelle avant de se suicider. C’est en réponse à l’inceste imposé par le frère, cette agression originelle, cette profanation, que surgit la violence d’Anticore ; que surgit aussi la forme théâtrale et le procès du frère et d’une idéologie qui sacrifie les filles sur l’autel familial ; qu’éclatent d’autres frontières, entre soi et l’autre, privé et public, sens propre et sens figuré ; qu’apparaît enfin le trait stylistique le plus frappant du livre, la répétition, liée à l’enlisement du rapport frère-sœur. Ces motifs sont évoqués à travers les permutations du nom d’Anticore : Anti-Antigone, Anti-corps, Anti-care, Antigone quand même. Le roman pose la question de la place, non seulement des morts, mais aussi des vivants : quelle place a le droit de prendre un frère dans la vie de sa sœur, quelle place occupe la fille dans la famille et dans l’ordre social.
In Martyne Rondeau’s 2009 novel Game over, Anticore tortures and kills her abusive brother Polytox, throws him into a hole she dug with a steam shovel, and then commits suicide. It is in reaction to an initial abuse and desecration, the incest he forced her into, that Anticore’s violence erupts; that she stages a trial for the brother along with the ideology of female sacrifice; that various borders—between the self and the other, private and public, literal and figurative meaning—crumble; and that the major stylistic feature of the novel, its repetitions, caused by the sterility of the brother-sister bond, comes into play. These features are analyzed through changes rung on the name Anticore, such as Anti-Antigone, anti-body, anti-care, and Antigone, after all. The novel raises the issue not only of the place/space of the dead, but also of the living: how much space a brother can take up in his sister’s life and what is the place of girls in the family and the social order?
Sarah-Anaïs Crevier Goulet
« Pleurer les sans deuil ». Antigone, la vulnérabilité, la résistance
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Sarah-Anaïs Crevier Goulet est docteure en littérature française, professeure certifiée de Lettres modernes et chargée de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Sa thèse est parue en 2015 aux Editions Honoré Champion sous le titre Entre le texte et le corps : deuil et différence sexuelle chez Hélène Cixous. Elle travaille au croisement des études littéraires, des études de genre et de la psychanalyse et s’intéresse aux réécritures des mythes dans la littérature contemporaine ainsi qu’aux tombeaux musico-littéraires.
Cet article examine la signification et la portée de la figure d’Antigone dans le travail philosophique de Judith Butler, à partir de la question posée par Georges Steiner en 1984, reprise par Butler dans son ouvrage Antigone, la parenté entre vie et mort (2003) à savoir : que serait-il arrivé si le point de départ de la psychanalyse avait été Antigone et non pas Œdipe ? Pour Butler, la figure d’Antigone permet d’abord de révéler et de critiquer les impensés hétéronormatifs de la psychanalyse, mais elle ouvre également une vaste réflexion sur le deuil et ce qui est reconnu comme perte. Antigone, qui réclame la reconnaissance publique de la mort de son frère Polynice, nous force à nous demander quelle vie compte, c’est-à-dire quelle vie obtient la légitimité d’être honorée par des rites de deuil. Les travaux récents de Judith Butler sur la question de ce qui fait une vie, ce qui fait qu’elle est pleurée, donc digne d’être considérée et appréhendée comme vivante, font ainsi directement écho à la préoccupation d’Antigone.
This article examines the significance of the mythological figure of Antigone in Judith Butler’s philosophical work, starting from the question asked by Georges Steiner in 1984, and echoed by Butler in her Antigone’s Claim. Kinship Between Life and Death (2000), that is : what would have happened if psychoanalysis had taken Antigone rather than Oedipus as its point of departure ? According to Butler, the figure of Antigone enables to reveal and criticize the unthought-of heteronormative foundations of psychoanalysis, but she also opens a far-reaching reflection on mourning and what is recognized as loss. Antigone, who claims the public acknowledgment of her brother’s death, forces us to ask whose life counts as life, that is to say whose life has the legitimacy to receive funeral rites. Butler’s recent writings on livability and on the question of what makes a life grievable, in other words considered and recognized as livable, thus echo Antigone’s visceral preoccupation.
Créations
Béatrice Bonhomme
Je suis faite pour partager l’amour non la haine
Béatrice Bonhomme, poète, directrice de Revue, professeure à l’Université de Nice Sophia Antipolis, spécialiste XX-XXIèmes siècles, a créé, en 2003, un axe de recherche dédié à la poésie, POIEMA, au sein du CTEL, Centre qu’elle a dirigé de 2008 à 2012. Elle a fondé avec Hervé Bosio, en 1994, la Revue Nu(e), revue de poésie et d’art, qui a consacré à ce jour 60 dossiers à l’œuvre des poètes contemporains et elle dirige avec Jean-Yves Masson La Société des lecteurs de Pierre Jean Jouve. Elle a coordonné plusieurs colloques à Cerisy sur des poètes contemporains et elle a publié de nombreux articles et ouvrages critiques sur la poésie moderne et contemporaine.
Citons parmi ses ouvrages critiques : Mémoire et chemins vers le monde (une étude qui s’inscrit comme un hommage à de nombreux poètes contemporains) (Melis, 2009), Pierre Jean Jouve ou la quête intérieure (Aden, 2009), Jude Stéfan, le festoyant français, (Champion, 2014), La poésie comme espace méditatif (Garnier, 2015), Babel aimée (L’Harmattan, 2015), René Depestre, le soleil devant (Hermann, 2016).
Béatrice Bonhomme a également publié des livres de poèmes. On peut citer : Cimetière étoilé de la mer (Mélis, 2004), La Maison abandonnée (Mélis, 2006), Mutilation d’arbre (Collodion, 2008), Passant de la lumière (L’Arrière-Pays, 2008), Variations du visage et de la rose (L’Arrière-Pays, 2013), L’Indien au bouclier (Collodion, 2013). Une pièce de théâtre La Fin de l’éternité a été créée en 2009 à Grenade. Un ouvrage collectif a été consacré à l’œuvre poétique de Béatrice Bonhomme, Le mot, la mort, l’amour (Peter Lang, Oxford, 2013).
Caroline Lamarche
La conférence de Polynice. Une enquête d’outre-tombe
Licenciée en Philologie romane de l’université de Liège, Caroline Lamarche a publié plusieurs romans, nouvelles, poèmes et travaille également pour la radio et la scène. Une première version de « La conférence de Polynice » a été lue dans le cadre de Penser le futur, Maison Folie, Mons, 2012. Dernier livre paru : La mémoire de l’air, Gallimard 2014. À paraître en 2017 chez Gallimard : Dans la maison un grand cerf.
Mireille Calle-Gruber
Strophes pour plus d’une Antigone et neuf lavis de Colette Deblé
Mireille Calle-Gruber est écrivain et professeur des Universités en littérature française et esthétique à la Sorbonne Nouvelle où elle dirige le Centre de recherches en Études féminines et de genres / Littératures francophones (CREF&G/LF). Elle est l’auteur de cinq romans dont Tombeau d’Akhnaton (2006) et Consolation (2010) à La Différence. Par ailleurs, elle a publié la biographie de Claude Simon. Une Vie à écrire (Seuil, 2011) et édité les Œuvres complètes de Michel Butor (2006-2010).
Pierre-Yves Soucy
L’improbable archipel des mots
Né au Québec, poète et critique, docteur en sociologie politique, il a été professeur à l’Université du Québec à Montréal ; puis attaché de recherche à la Bibliothèque Royale à Bruxelles comme responsable de la Section poésie et littérature internationale (a.m.l.). Il a occupé la chaire Roland-Barthes à l’Université de Mexico (Unam). Il est directeur de deux maisons d’édition et d’une revue de création et d’essai, L’Étrangère. Derniers livres publiés : D’une obscurité, l’éclairci, Le Cormier, 2013 ; Neiges. On ne voit que dehors, La Lettre volée, 2016.
Trihn Lo et Christina Rap
insoumise
Trihn Lo
Titulaire d’un doctorat en méthodologies littéraires et, actuellement, chercheure indépendante, Trihn Lo s’intéresse depuis quelques années à l’écriture poétique et aux formes expérimentales de la vidéo.
Christina Rap
Scénographe et peintre, Cristina Rap a réalisé des courts-métrages et des vidéos d’animation en 2D et 3D. Elle a participé à des festivals internationaux.
Carole David
Trois visages d’Antigone
Poète, romancière et nouvelliste, Carole David détient un doctorat en études françaises. Très engagée dans son milieu, elle a été présidente de la Commission du droit de prêt public (2004-2006), de la Maison de la poésie de Montréal (2006-2010), de même que du comité littérature au Conseil des arts de Montréal (2012-2015). Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles (2010), a reçu le prix Alain-Grandbois et a été finaliste pour le prix du Gouverneur général. Son dernier recueil, L’année de ma disparition (2015), a été finaliste au Grand prix de la ville de Montréal et a reçu le Prix des libraires.
Entretiens
Pierre Bartholomée
Entretien réalisé par Myriam Watthee-Delmotte
Pierre Bartholomée, chef d’orchestre, pianiste et compositeur belge, membre de l’Académie royale de Belgique, a composé deux opéras où intervient le personnage d’Antigone. En 2003, Œdipe sur la route a été créé d’après le roman d’Henry Bauchau au théâtre de la Monnaie à Bruxelles, sous la direction de Daniele Callegari, dans une mise en scène de Philippe Sireuil, avec Valentina Valente dans le rôle d’Antigone. Puis il a composé La Lumière Antigone sur un livret commandé à Henry Bauchau ; la Première a eu lieu au théâtre de la Monnaie en 2007 sous le direction musicale de Koen Kessels, dans une mise en scène de Philippe Sireuil, avec Mireille Delunsch et Natascha Petrinsky ; l’opéra a ensuite été repris en 2012 à la Chaux-de-Fonds par le Nouvel Ensemble Contemporain sous la direction de Pierre-Alain Monot, dans une mise en scène de Jean-Claude Berutti, avec Tomoko Taguchi et Joëlle Charlier.
Axel Cornil
Entretien réalisé par Myriam Watthee-Delmotte
Axel Cornil, né à Mons en 1990, est l’auteur de Si je crève, ce sera d’amour (Carnières-Morlanwez, Lanzmann, 2015), créé sous le titre Crever d’amour en octobre 2015 au Rideau de Bruxelles dans une mise en scène de Frédéric Dussenne, avec Consolate Sipérius dans le rôle-titre.
Frédéric Dussenne
Entretien réalisé par Myriam Watthee-Delmotte
Frédéric Dussenne a mis en scène Crever d’amour d’Axel Cornil, créé le 13.10.2015 au Rideau de Bruxelles.
Acteur, metteur en scène, auteur et pédagogue, Frédéric Dussenne a fondé sa compagnie « L’acteur est l’écrit » (groupe théâtral mobile) après dix années d’expérimentation au sein des Ateliers de l’Échange, collectif de création qui avait construit son esthétique sur la confrontation de différentes disciplines artistiques. Son travail de metteur en scène alterne le répertoire et la création, les spectacles mettant en avant le corps et ceux privilégiant l’écriture. Il intègre la danse, la musique live, l’opéra, le nouveau cirque, la performance… Il est coordinateur pédagogique à Arts2 Théâtre (École Supérieure des Arts de Mons).
Mise en ligne : Laurent de Maisonneuve
Avec le soutien de la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques