Antigone, monologue clownesque, un deuil par le rire et par le mythe

Nina Roy
Université Lyon 2

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Nina Roy est doctorante sous la direction de Mireille Losco-Lena (ENSATT) et chargée de cours en études théâtrales à Lyon 2 et à l’UcLy. Ses travaux actuels portent sur l’histoire, les dramaturgies et l’esthétique des spectacles de clown depuis les années 1950. Dans le cadre de l’enseignement, elle travaille notamment la question des points de rencontre entre les « genres » comiques et la tragédie et/ou avec le tragique, et sur l’utilisation des grands mythes par les artistes du cirque et de la rue contemporains.

Adèll Nodé-Langlois crée le spectacle Antigone, monologue clownesque en 2007, suite à la perte de son frère, qu’elle dit avoir eu besoin d’enterrer plusieurs fois (entretien réalisé le 29/11/2011). Dans ce solo qui marque également la création du clown de la comédienne, il s’agit alors de subvertir l’espace symbolique de la tragédie par le jeu du clown, afin d’alléger la lourdeur du deuil et de mettre en marche un processus de résilience. Sur le plan dramaturgique, l’action est entièrement centrée sur le rituel d’inhumation de Polynice. Le mythe d’Antigone lui-même est assumé par la narration. Dès lors, se pose une double question : d’une part la question de la prise en charge du « réel » tragique par le spectacle ; et, d’autre part, la question du statut de la communauté. En effet, Adèll Nodé-Langlois choisit de mettre en scène un envers du décor qui exclut la représentation de la sphère sociale – et qui exclut donc toute interaction avec les autres personnages de la tragédie. Elle choisit de se concentrer sur l’intimité de son personnage. Or, ce choix entre en tension avec le mode de jeu des clowns, qui repose essentiellement sur l’interaction, mais aussi avec le propos du mythe, qui décrit justement une contradiction entre le politique et l’intime.

Adèll Nodé-Langlois created the play Antigone, monologue clownesque in 2007, after the death of her brother because, as she stated in an interview (11/29/2011), she needed to bury him more than once. This monologue marks the creation of her clown, and its aim is to subvert the story of the tragedy through clownish art, to then relieve the grief and to help the resilience process begin. Dramaturgically, the action focuses on Polynice’s burial and its ritual, while the myth of Antigone is fully narrated. Through this dramatic choice come forth two critical issues: that of the dramatic portrayal of a tragic reality and the issue of the community’s position. Adèll Nodé-Langlois stages a reverse scenery, which excludes any representation of the social, thus eliminating all interactions with the other characters of the tragedy. Instead, she focuses on her character’s intimacy. This creates an insightful dichotomy between the clownish play, which is based on interaction, and the myth’s purpose, which is to describe the contradictions between policy and intimacy (private life).


Antigone, monologue clownesque1

Créé en 2007 au Manège de Reims, vu au Théâtre de la Vignette à Montpellier le 25 novembre 2011.

constitue le premier spectacle de clown créé par la circassienne2

Le mot « circassien(ne) » est employé comme nom commun par les artistes, les institutions culturelles et les chercheurs pour qualifier l’activité professionnelle des artistes, tout comme l’on parle de « plasticien » dans le champ des arts plastiques. Le mot est également utilisé comme adjectif pour qualifier ce qui a trait au cirque.

Adèll Nodé-Langlois. Ce solo est construit à partir du mythe d’Antigone et prend plus particulièrement appui sur la version qu’en a donnée Jean Anouilh. Drôle de naissance qu’une condamnation à mort, Adèll Nodé-Langlois pourra dorénavant jouer n’importe quelle pièce avec son clown, celui-ci sera toujours Antigone3

La création d’un clown, comme la création d’un masque, a lieu généralement une fois pour toutes. Le personnage créé ne change plus de nom ni de voix et se construit une histoire au fil des spectacles.

. De plus, contrairement aux versions dramatiques existantes, le spectacle met en scène le rituel d’inhumation de Polynice et occulte les interactions d’Antigone avec les autres personnages. La scénographie se compose d’une toile de fond représentant les murs de Thèbes et d’un lampadaire, dont l’ampoule sera brisée dès la première minute. L’aire de jeu est semi-circulaire, le plateau est recouvert d’une terre noire que déverse le personnage au début du spectacle. La fable est prise en charge par un monologue. L’action se structure autour de la mise en bière de Polynice, représenté par un mannequin. Chaque séquence de narration est ainsi articulée à une séquence de déplacement du mannequin – ou du cercueil –, auxquelles s’ajoute une séquence de « lazzis » clownesques.

Mais dans ce spectacle, il s’agit aussi pour la comédienne de faire face à un deuil, celui de son frère :

Mon frère est décédé, il s’est suicidé ; c’était pour moi quelque chose de tellement inconcevable que je ne savais plus comment réagir, comment continuer. Ma foi en la vie était ébranlée. Je ne trouvais plus de sens à tout cela. Antigone est arrivée comme une réponse, en tous cas c’était ma réponse.4

Adèll Nodé-Langlois, dans Nina Roy, Tragédies clownesques, mémoire de maîtrise, Université Lyon 2, 2013, Annexe I.1, p. 2. Entretien réalisé le 29 novembre 2011 au Théâtre de Villefranche.

Cette Antigone clownesque apparaît ainsi comme une réponse au traumatisme vécu par l’actrice. La fonction du clown, avatar comique de l’actrice, est d’alléger le tragique traditionnellement attribué à cet espace symbolique de la tragédie dramatique, en vue de donner du sens au réel. Le mythe d’Antigone sera la matière vive de ce processus et pose, d’une part, la question de l’articulation du récit au rituel, de la narration à l’action : comment le clown s’incarne-t-il par le mythe ? D’autre part, doit également être posée la question du rapport à la communauté : quelle place lui accorder quand il s’agit ici d’exprimer l’intime ? Et que deviennent Créon et la loi des hommes quand il n’est plus question ici de résistance, mais de résilience ?

Quand le mythe fonde le clown

Comme mentionné en introduction, le ratio action-narration est exactement inversé dans ce spectacle par rapport aux versions dramatiques existantes sur le mythe d’Antigone. L’enterrement de Polynice, jusqu’à présent cantonné au récit, constitue l’action. Les interactions avec les autres personnages, représentant la majeure partie des tragédies, sont relayées par la narration. Antigone n’était jamais seule sur les scènes, la voici n’avoir plus que le public et le cadavre de son frère pour partenaires, la voici devenir le seul être en scène5

Expression utilisée par Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon pour pallier les inexactitudes que recouvre le terme « personnage » quand on l’applique au théâtre contemporain, et notamment à l’exigence d’unicité et de réalisme psychologique (ou caractère) que ce vocable induit. Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2006.

du spectacle. Ainsi, bien que le récit se fasse sur le mode du discours direct, cette Antigone se présente bel et bien comme un monologue et la narration s’impose pour faire exister la fable en parallèle de l’action scénique, du rituel. Le personnage d’Antigone se construit pour une part sur le modèle de l’aède, poète dont les récits ne pouvaient prendre place que lors de repas, rituels également. La parole de l’aède était une parole sacrée, placée sous l’égide de la muse, du divin. Il s’agissait d’une parole vraie, c’est-à-dire créatrice d’une réalité en adéquation avec l’ordre du monde6

Tristan Mauffrey, séminaire de littérature comparée sur L’Odysée, L’Enéide et Le Singe Pèlerin (Wou Tch’eng-en), Université Grenoble 3, Valence, 2010.

. L’Odyssée, par exemple, débute ainsi :

Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eût renversé la citadelle sacrée de Troie.7

Homère, Odyssée, traduction de Leconte de Lisle, Paris, Pocket, 2009, v. 1.

Ce parrainage du récit de l’aède par la Muse place le voyage d’Ulysse dans une réalité mythique. L’acte d’énonciation ne peut donc avoir lieu qu’au sein d’une communauté possédant et adhérant aux codes culturels de l’aède. Cette communauté ne pouvait être constituée que lors des festins rituels, où la parole prenait place après que les participants eussent sacrifié à leurs devoirs pieux.

Dans le Monologue, le récit du mythe n’est justement permis que par la mise en scène du rituel d’inhumation. La parole est directement adressée au public, lequel se trouve à l’extérieur des remparts de Thèbes. En effet, lors de son entrée, la première action du personnage consiste à vérifier que personne ne le surveille. Pour ce faire, il écarte le rideau de fond de scène représentant les murs de la ville et passe la tête entre les pans. Il offre son dos aux regards des spectateurs, leur signifiant que l’espace dans lequel ils se trouvent est celui du dehors, de la marge. Le public appartient à cet espace interdit et le clown8

Annie Fratellini fut la première femme à endosser l’habit d’auguste dans les années 1960. Depuis, la discipline n’a cessé de se féminiser et quelques vedettes du clown sont aujourd’hui des femmes – notamment Catherine Germain et « son » clown Arletti, Myriam Menant et « sa » clown Emma (je reprends l’article qu’elles-mêmes utilisent). Un certain nombre de vocables ont ainsi vu le jour pour témoigner de cette féminisation et on lit/on entend désormais chez les artistes et dans les revues spécialisées les mots « clownesse », « clowne », « clownette », « la clown ». Pour sa part, Adèll Nodé-Langlois ne parle pas de « son » ou de « sa » clown, elle parle d’« Antigone ». Elle utilise en revanche le masculin pour parler du personnage de façon plus générale comme d’un archétype ou d’une discipline. Je reprendrai ici cette façon de nommer le personnage en utilisant indifféremment les termes d’« Antigone » et de « clown » au masculin. Sur cette question de la féminisation de la discipline clownesque, voir Delphine Cézard, « Les femmes clowns », Les « Nouveaux » Clowns : Approche sociologique de l’identité, de la profession et de l’art du clown aujourd’hui, thèse de doctorat, Université de Provence, 2012, p. 289-344.

ne peut entrer en interaction avec les spectateurs que s’il investit lui-même cet espace. La parole d’Antigone n’est permise que parce que celle-ci passe outre les barrières et les lois pour enterrer son frère, que parce qu’elle investit l’espace dans lequel se trouve le public pour mener à bien le rituel. Cependant, le rituel lui-même n’est légitimé que par la parole du personnage, qui vient expliquer pourquoi il a lieu et conter le mythe d’Antigone. Il s’agit donc, là encore, d’une parole créatrice, qui donne vie au mythe et permet au clown de s’incarner dans le rituel. La cérémonie funèbre permet à la parole d’exister tandis que la narration de la tragédie légitime le rituel. Rituel clownesque, bien sûr, parce qu’en décalage avec la solennité que l’on attend d’une cérémonie d’inhumation. Sur fond de guitares électriques, dans une transe explosive et chaotique, Antigone peinturlure le cercueil des mots « Polynice, à toi mon Frère », dessine une tête de mort dans le « o » de « Polynice » et trace le « e » de « frère » sur son propre mollet. Bien que pour le moins « originale », la dimension sacrée de cette transe cathartique est belle et bien présente et instaure une relation de complicité avec le public. Les spectateurs, se voyant initiés aux mystères de ces rites clandestins, en deviennent les participants. Adèll Nodé-Langlois place la parole de son clown sous l’égide du sacré et constitue une communauté soudée autour de sa drôle d’Antigone.

Album photo du spectacle, disponible sur le site web de l'artiste

Album photo du spectacle, disponible sur le site web de l’artiste :
Atelier 29 / Adèll Node-Langlois.

La sympathie pour le personnage est de plus renforcée par l’expression à la première et à la seconde personnes du singulier, le « je/tu » qui place le clown au cœur de la tragédie :

Faut qu’j’te raconte un truc ! L’aut’ soir Hémon est venu au bal. Tu vois qui c’est Hémon ? C’est le fils de Créon, mon cousin quoi ! Il avait mis ses chaussures noires pointues. Ismène était là aussi avec ses beaux cheveux et sa belle robe, ses jolis ongles et sa tout’ p’tite cervelle ! Il a dansé avec elle toute la soirée. Puis il est venu vers MOI ! Attends j’avais rien demandé hein…9

Extrait du spectacle.

Le langage direct permet le partage d’une intimité. Le spectateur se fait confident et le mythe devient récit autobiographique. C’est alors la nature de cette parole directement adressée au public qui légitime la narration de la fable : l’histoire ne pourrait être contée sans personne pour l’écouter. Le langage direct fait naître le public à ses propres oreilles, le révèle en tant que communauté réceptrice du discours. De cette façon, le mythe d’Antigone devient l’histoire du clown, et celui-ci peut (enfin ?) partager avec le public la tâche la plus solitaire de la tragédie : le rituel d’inhumation. Car si tout le monde connaît l’histoire d’Antigone, personne ne l’a jamais vue enterrer son frère. Elle va seule exécuter l’acte qui la mènera à sa perte. Quoi de plus intime en effet que le rapport à la mort : à sa propre mort et au deuil ? J’ai évoqué en introduction le fait qu’il s’agit dans ce spectacle pour l’actrice de faire face à un deuil difficile, celui de son frère. Ainsi n’est-ce pas seulement l’intimité d’Antigone qui nous est dévoilée, mais aussi, tout en pudeur, celle de la comédienne qui crée le clown éponyme et dont ce « je » serait ici la trace. Comme les aèdes de la Grèce antique, le clown fait don de sa parole à une communauté réceptrice initiée, à laquelle il livre, non pas le récit des hauts faits de héros fondateurs, mais son propre destin. De cette parole, peuvent naître la fable et l’ensemble des personnages du mythe dont le clown est le héros.

Néanmoins, si le discours direct permet d’établir ce lien de sympathie, la parole est également porteuse de distanciation :

En plus […] il avait de la poisse partout, ça avait même rejailli sur nous tous : ma mère s’était pendue, mes frères s’étaient entretués, moi j’étais condamnée à mort et Ismène s’était cassé un ongle ! T’imagines la tragédie ?!10

Ibid.

D’une part, comme pour exaucer le souhait que formulait Brecht pour son théâtre épique11

Voir par exemple Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2008 [1948]. Brecht y développe la notion de « théâtre épique », théâtre qui se doit justement d’être narratif pour éviter que les spectateurs ne s’identifient trop aux personnages, pour qu’ils prennent le plus de distance possible avec la scène.

, il s’agit d’une narration, et non pas d’une action. Non qu’il n’y ait pas d’action dans ce spectacle, mais elle ne porte pas sur la tragédie elle-même car, je l’ai dit, le mythe est exclusivement porté par le discours. Ainsi le spectateur n’est-il pas impliqué de manière trop forte dans la tragédie. D’autre part, mettre sur un même plan « tragique » la pendaison de sa mère, le double meurtre de ses frères, sa propre condamnation à mort et l’ongle cassé de sa sœur provoque, bien entendu, un décalage comique pour le public. Enfin, la dernière phrase de la citation condense deux aspects de la possible distanciation que porte le discours. En effet, la réplique « T’imagines la tragédie ?! » est lancée comme un leitmotiv à la fin de chaque tirade importante du spectacle, notamment lorsqu’Antigone confie à Polynice que son inhumation lui coûtera la vie, ou qu’elle évoque le destin de Hémon. En voici un autre exemple qui illustrera mieux la démonstration qui va suivre :

Tout à l’heure quand ch’rai morte, que j’aurai été emmurée vivante et que j’me serai pendue avec ma ceinture… Y va v’nir. Y va m’prendre dans ses bras, y va sortir son épée, y va s’la planter dans le ventre, y’a son sang qui va gicler contre ma carcasse, et y va mourir en m’embrassant, cadavre contre cadaaaaaavre ! (Pause, un rire.) T’imagines la tragédie ?!12

Extrait du spectacle.

Avec cette réplique, l’actrice empêche le pathos par l’humour noir et l’ironie. Par l’humour noir d’abord ; parce qu’en exprimant l’horrible réalité dans le plaisir de la déclamation tragique, elle provoque un décalage propre à susciter le rire sans évacuer l’horreur. Le discours du clown « décolle » le spectateur du tragique sans cesser toutefois de le lui faire contempler. Par l’ironie ensuite, parce qu’avec l’emploi du verbe « imaginer », le clown insinue le doute sur la réalité future de l’acte d’Hémon. Il s’agit presqu’ici d’employer secrètement le conditionnel, le clown aurait pu dire : « T’imagines si cela arrivait quelle tragédie ça serait ?! » Il semble mettre en doute la véracité de sa propre prophétie, et ce, d’autant plus qu’il joue à déclamer le tragique. L’ironie ne siège donc pas dans la bouche du clown, à moitié persuadé de la nature réelle de la sentence qu’il vient de prononcer. L’ironie siège dans l’oreille du spectateur, qui voit le clown douter, s’étonner, jouer… mais connaît bien la fin. Le public perçoit le discours du clown de façon duelle et l’ironie réside dans cette distance entre la nature putative de l’énoncé et la réalité tragique.

L’émotion tragique est également troublée par le redoublement des points de vue sur la fable. D’une part, cette réplique propose un commentaire sur la tragédie en tant que pièce, référence méta-théâtrale qui déplace immédiatement le point de vue en rappelant au spectateur que ce n’est que du théâtre et crée, encore une fois, un décalage comique. De fait, le caractère omniscient du clown vient renforcer la mise en évidence de la fiction. L’histoire est écrite, pourquoi feindre d’en ignorer la fin et se priver d’un fabuleux outil comique ? D’autre part, les évènements sont en effet tragiques, mais le clown semble le découvrir. Le public assiste à la prise de conscience du clown, étonné de s’apercevoir que son histoire est tragique. Il rit de l’étonnement du clown. Paradoxalement, c’est d’une parole au fort potentiel distanciateur13

J’utilise ce néologisme pour qualifier ce qui a trait à la distanciation telle que l’envisageait Brecht, voir supra.

que peut naître la tragédie et que le clown Antigone s’y incarne. Quelles sont cependant les modalités de cette incarnation ? De quelle façon cette naissance par la tragédie se manifeste-t-elle concrètement dans l’action ? Il faut, pour répondre, considérer un élément important et tout aussi constitutif de cette tragédie clownesque que le modèle aèdique, la référence au monde du cirque.

Effectivement, la scène est en réalité une piste, l’aire de jeu est semi-circulaire et le sol recouvert, non pas de sciure, mais de la terre noire de Thèbes, sorte de gestus14

Notion développée par Brecht pour son théâtre épique. « S’il y a mimésis, il n’y a pas d’incarnation entre le personnage et l’acteur, mais une expression sélectionnée qui, par le gestus, mime les rapports sociaux qui s’établissent entre les hommes d’une époque déterminée. Au spectateur hypnotisé succède le spectateur clairvoyant, lecteur des antagonismes socio-politiques de la société dans laquelle il vit » (Dominique Paquet, « Acteur », Encyclopédia Universalis (page consultée le 14 mai 2012)). Sans plus rapporter obligatoirement le gestus au contexte politique, historique et social, le théâtre contemporain use abondamment du procédé pour expliciter, schématiser, clarifier les intentions de ses personnages ou résumer rapidement les enjeux d’une pièce. Par exemple, dans Sur le chemin d’Antigone, de l’Agence de Voyages Imaginaires (créé en 2011 au Cratère d’Alès), Antigone entre en scène avec une petite pelle à la main. Cette petite pelle à elle seule schématise ainsi le personnage, symbolise l’harmatia.

scénographique. La représentation à laquelle j’ai assisté s’inscrivait dans le cadre d’un festival de cirque et se déroulait sous chapiteau. De fait, la construction du personnage d’Antigone s’articule notamment sur le principe du numéro de clown au cirque. Premier élément de jeu permettant ce rapprochement, son entrée en scène fait écho à l’entrée en piste des augustes du cirque traditionnel : dos tourné au public, traînant un (trop) lourd fardeau qui s’avérera être le cercueil de Polynice, Antigone ne remarque le public que quelques instants plus tard – la surprise est relativement courante dans les sketches clownesques15

Voir par exemple Tristan Rémy, Entrées clownesques, Paris, L’Arche, 2004 [1962] ; ou le spectacle Les Clowns de François Cervantès, créé à La Belle de Mai, Marseille, 2006.

 : « Non mais qu’est-ce que vous faites là ?! On n’a pas le droit d’être ici, personne, Créon l’a interdit.16

Extrait du spectacle.

 » Cette première réplique a pour avantage de faire exister le personnage en dehors de l’espace scénique, de lui conférer tout comme au clown de cirque une certaine autonomie en créant un ailleurs d’où vient le personnage, dans lequel il vivait avant d’arriver sur scène. Ici, le monde thébain où règne Créon. De plus, cette accroche englobe le spectateur dans l’espace fictionnel où va se dérouler le rituel d’inhumation. Le public est la condition de la narration, il en sera également le déclencheur, un interlocuteur efficace dans ce solo tragi-clownesque. De la même façon que l’Auguste dialoguait avec les spectateurs du cirque en cherchant parmi eux du renfort ou du réconfort, le public est ici un réel partenaire de jeu, une instance sans laquelle le clown ne peut une fois de plus exister. Au sein de la fiction, c’est un regard indiscret, témoin silencieux d’une action criminelle et secrète, interdite du moins, et de fait complice des moindres gestes d’Antigone. Auditoire et partenaire, mais aussi figurant invisible de la tragédie clownesque, le public constitue alors la seule référence à la notion de communauté, car l’ailleurs d’où vient le clown, peuplé de rois et de lois, cet ailleurs qui constitue la toile de fond du mythe, devient le hors-scène. Le monde social et politique parvient aux spectateurs par l’écho des discours et de l’acte d’Antigone, lointain, presqu’irréel. Le public occupe ainsi une place paradoxale, à la fois immergé de toutes les façons possibles dans l’univers du clown, et exclu du monde de la tragédie. L’implacable puissance de la réalité du monde écrasera pourtant le clown, à l’instar des milliers d’Antigone qui peuplent la scène planétaire.

Car si la piste est ronde, l’action tourne autour d’un élément central, le cercueil de Polynice, maintient constante la référence au fatum et lie intrinsèquement les plaisirs du jeu à l’horizon mortel. La pièce se compose de plusieurs tableaux qui sont autant de phases du rituel d’inhumation. Autour de ces tableaux, s’articulent les numéros tout autant que les étapes importantes du récit mythique. Ainsi en va-t-il de l’entrée en piste du mannequin de Polynice. Ce pastiche de numéro d’équitation est en effet suivi d’une tirade dans laquelle le clown instruit le mannequin-cadavre au sujet de l’interdit promulgué par Créon. Le simulacre circassien sert de prétexte à placer le cadavre au centre de l’espace scénique, à introduire la tragédie au cœur de la piste. Cette place centrale du cadavre, puis du cercueil, permet l’articulation des différents moments narratifs et ludiques du spectacle. À chaque déplacement du cercueil correspond en effet une séquence de la narration, et chaque action liée au rituel d’inhumation dérape généralement en jeux de scène clownesques. Par exemple, lors de la transe évoquée plus haut, Antigone se fait des gants de princesse avec la peinture qui vient de servir à orner le cercueil de son frère et disserte, ce faisant, sur son propre caractère princier et sur celui de sa sœur. Ce jeu sur la coquetterie la mènera quelques instants plus tard à évoquer le sort de Hémon.

Le jeu peut se fonder directement sur la tragédie ou partir simplement des accessoires ; il va cependant plus loin que la simple caricature des numéros de cirque, quand il s’inspire de ceux-ci. Dans la scène d’ouverture par exemple, Antigone ouvre le cercueil et en sort un couteau avec lequel elle ouvre un sac de terre, puis se tranche tous les doigts de la main avant de les faire réapparaître par la grâce d’une intervention de Zeus. Beaucoup de lazzi sont créés autour d’une action morbide naïvement détournée et, quelques minutes avant sa mort, Antigone dessine à la peinture blanche les contours d’un squelette sur sa robe noire. Le clown Antigone né de la tragédie instaure une distance dérisoire avec sa propre mort, par le jeu. Cet antagonisme entre la gaîté des jeux et la gravité du thème constitue l’un des deux éléments les plus déterminants de l’esthétique du spectacle. C’est ce que je vais à présent m’attacher à démontrer, m’intéressant à l’appropriation de l’héroïne tragique par le clown.

L’état de révolte, ou le principe d’inutilité

On peut rapprocher la composition du clown Antigone de celle(s) des augustes du cirque traditionnel, personnages voués à l’échec comique transcendés en une figure tragique : Antigone. Quelque chose de l’ordre de la chute inéluctable compose ces deux formes d’Auguste tout autant que la tragédie, et semble même être aux fondements du rire qu’ils provoquent. La comédienne elle-même évoque d’ailleurs ainsi les liens qui unissent le personnage d’Antigone au clown : « L’auguste est contre le directeur de cirque, c’est pareil Antigone est contre Créon.17

Adèll Nodé-Langlois, op. cit.

 » L’opposition au pouvoir qui caractérise Antigone se retrouve également chez l’Auguste, selon la comédienne, et c’est comme une adolescente dressée vent debout contre l’autorité que la créatrice du Monologue a choisi de voir Antigone :

Tu connais Créon ? Il est… il est… il est… (Geste du salut militaire) pfff… (Ton moqueur, de défi) Là si Créon nous surprend, attention pour nous tous danger de mooooort ! T’imagines la tragédie ?!18

Première réplique du spectacle.

Loin du pathos, cette attitude de défi vis-à-vis de Créon et de l’autorité est drôle avant toute autre chose. D’abord, parce que l’ordre y est ridiculisé, ce qui est toujours plaisant car pouvoir rire des choses équivaut à s’en libérer quelque peu. Première forme d’appropriation et de déformation des caractéristiques du héros tragique, le clown Antigone prend également des libertés avec son destin, il décide d’agir dans le sens de son propre trépas. Cependant, dans le mythe d’Antigone, la liberté que prend l’héroïne est celle de désobéir en toute conscience des conséquences de son acte. Dans la tragédie clownesque, à la liberté de désobéir s’ajoute la liberté de se moquer de la gravité de l’ordre. Cette liberté, brigandée sur les terres de la solennité, vient mettre à mal l’autorité royale, ébranle la crainte du pouvoir ; chez l’héroïne comme chez les spectateurs. La ridiculisation de l’ordre allège considérablement la pesanteur tragique de l’harmatia19

« Acte du héros qui met en mouvement le procès qui le conduira à sa perte », Patrice Pavis, entrée « Tragédie », dans Patrice Pavis (dir.), Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2013, p. 388.

.

Par ailleurs, présenter l’héroïne comme une adolescente, c’est l’inférioriser par rapport au public adulte20

Si le cirque en général et le clown en particulier ont longtemps été considérés comme des arts mineurs, c’est justement parce qu’on les pensait destinés aux enfants. Néanmoins, ce n’est plus le cas du cirque contemporain, qu’un souffle poétique anime dans sa globalité et pousse au rang des spectacles pour adulte. (Voir l’étude de Martine Maleval, L’émergence du nouveau cirque. 1968-1998, Paris, L’Harmattan, 2010.) C’est encore moins le cas du clown contemporain qui dévoile aujourd’hui les aspects les plus sombres de l’âme humaine et dont, à ce titre, les spectacles sont bien souvent déconseillés au moins de 12 ans par les programmateurs. (Je pense par exemple aux spectacles de Ludor Citrik, de Bonaventure Gacon, ou encore de Yann Frisch.)

. Cette supériorité de l’observateur, Freud21

Cité par Patrice Pavis, entrée « Comique », op. cit. ; et Amandine Barrillon, Le paradoxe du clown, mémoire de maîtrise, Université Grenoble II, 1998, extraits publiés dans Culture Clown, no 9, « Semeurs de rire », Lombez, CRCC, 2005, p. 7.

la décrit comme un moteur du rire – en ce que le rire témoignerait de la satisfaction personnelle de l’observateur à se sentir supérieur. Pour Patrice Pavis, « la perception sympathique de l’infériorité de l’autre – et donc de notre propre supériorité et satisfaction – nous situe en face d’un comique à mi-distance entre identification et distance. Mais dans ce va-et-vient, c’est toujours la perspective distanciée qui l’emporte22

Patrice Pavis, entrée « Comique », op. cit., p. 57.

 ». Ainsi, l’attitude de défi d’Antigone rapproche-t-elle son comportement de celui d’un adolescent ; si le public éprouve une certaine capacité à se reconnaître dans le personnage, il rit avant tout de ce que ce comportement « inférieur » ne lui appartient plus.

Cependant, je n’affirmerais pas avec l’assurance de Patrice Pavis que la perspective distanciée l’emporte à coup sûr. En effet, on peut comparer ce comportement provocateur avec ce que Bertil Sylvander nomme le rire d’exubérance23

Bertil Sylvander, « Le rire d’exubérance. Ou le cowboy et le mexicain », Culture Clown, no 9, loc. cit., p. 4.

. Selon cet auteur, ce type de rire intervient lorsqu’un personnage qui se rêve plus fort qu’il ne l’est se trouve face à ses propres limites. Le rire naît de la confrontation entre la grandeur du rêve et la puissance implacable du réel. Cette notion peut aisément s’appliquer au clown Antigone qui, elle aussi, se pique d’être plus forte qu’elle ne l’est, de n’avoir pas peur de Créon. Dans la tragédie, Antigone ne se pense pas plus forte qu’elle ne l’est réellement, elle est pleinement consciente des rapports de force et poursuit son projet malgré cela. Ce qui fait la force de l’héroïne tragique, c’est justement qu’elle n’a pas peur de Créon, ni de mourir, alors même qu’elle connaît sa propre fragilité. De cette conscience, naît l’admiration tragique. Le clown Antigone, au contraire, n’a pas conscience du très grand décalage entre son assurance et la réalité des rapports de force, ce qu’en revanche le public perçoit très bien. Les spectateurs se trouvent attendris par la naïveté du clown, plutôt qu’admiratifs devant le courage de l’héroïne tragique. Cette connaissance supérieure du public sur le clown provoque ici l’attachement, la tendresse devant la propension du clown à se rêver bien plus fort qu’il ne l’est et à agir en conséquence. Les héros tragiques forcent le respect (ou l’horreur) des spectateurs, ils puisent leur grandeur dans l’acceptation de la transcendance qui les écrase. Sacrilège, le clown de tragédie se rêve lui-même tout puissant et se moque du destin qui pourtant le rattrapera.

C’est de cette façon qu’Adèll Nodé-Langlois conçoit son personnage d’Antigone :

J’ai trouvé ça intéressant qu’Antigone soit un personnage qui se fait prendre à son propre jeu, […] elle s’est laissée dépasser par son entièreté et elle sait que c’est trop tard, le piège s’est vraiment refermé sur elle.24

Adèll Nodé-Langlois, op. cit., p. 2.

Si l’on poursuit les réflexions de Serge Martin, pour qui l’adhésion à un imaginaire constitue la principale force du clown25

Serge Martin, « Le rire malgré lui », Culture Clown, no 9, op. cit., p. 3.

, il s’agit là du moment où le clown est confronté à sa naïveté, c’est-à-dire au fait que sa foi profonde ne transforme pas le réel. C’est l’incompréhension qui naît de cette confrontation, le bide26

Parmi les praticiens du clown contemporain, et à la suite de Jacques Lecoq notamment, la notion de « bide » évoque un passage raté au plateau, où l’effet comique n’atteint pas le public qui reste de marbre. Il s’agit alors de « prendre » le bide, c’est-à-dire de se laisser atteindre par la défaite et de renvoyer physiquement au public les émotions ressenties. C’est à cet instant que le clown est censé devenir réellement drôle : dans l’exhibition du ratage. Ici, j’élargis cette notion à toute action « ratée » et porteuse d’émotion.

tragique du clown pour qui le monde s’effondre. Ici cette confrontation prend l’aspect de la rencontre du clown Antigone avec sa propre mort, alors qu’elle entre avec Polynice dans le cercueil. L’émotion est saisissante, née du contraste entre cette foi immense en sa propre infaillibilité et sa fragilité réelle d’individu soumis à la loi des hommes. La confiance qu’a témoignée le clown, tant au public qu’à ses propres jeux, fait ressentir durement sa mort au spectateur. C’est la mort du rêve qu’il pleure, la victoire du réel sur la poésie, la fin d’une beauté, celle de l’espoir et du dérisoire.

Cependant, le Monologue est également pourvoyeur d’émotions bien différentes de la nostalgie. Tandis que le héros tragique meurt librement et de toute sa hauteur, j’ai montré qu’on ne trouve aucune trace de principe supérieur chez le clown. Il agit par inconséquence et par impulsion, par jeu. Le clown est contre, sans complément :

Elle est contre Créon, elle est contre le pouvoir. Mais comme une adolescente peut être contre son père, tu ne sais même plus pourquoi tu es contre, tu es contre juste parce que c’est l’autorité. Et ça c’est très clown d’être contre l’autorité.27

Adèll Nodé-Langlois, op. cit., p. 2.

Dans son mémoire, Amandine Barrillon note que cette propension du clown à agir par jeu induit l’absence du « principe d’utilité28

Amandine Barrillon, Le paradoxe du clown, op. cit., p. 10.

 ». Ce principe, selon lequel l’action doit avoir un but ou une raison d’être, régit l’essentiel des activités humaines. Il constitue, pour le public, une évidence. Or, l’action du clown n’a pas d’autre but que celui du jeu, il passe outre l’évidence.

Le sérieux de l’action vole en éclat dans la gratuité du geste, et provoque le rire. Ces réflexions ne vont pas sans rappeler celles d’Aristote et son grand souci de cohérence de l’ensemble – selon lequel les évènements doivent naître nécessairement les uns des autres29

Aristote, La poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Librairie Générale Française, 2008, chapitre VII, 1450 b., p. 96.

pour que l’œuvre tragique puisse prétendre à la beauté. En privant sa rébellion de motif, le clown Antigone annihile la beauté du tragique et la grandeur de l’héroïne, il libère la tragédie de la pesanteur du sérieux.

De plus, la gratuité de l’acte clownesque dans le Monologue peut éventuellement permettre de répondre à la critique que fait William Marx d’une lecture aristotélicienne de l’œuvre de Sophocle, sur ce point précis du caractère nécessaire de l’enchaînement des évènements30

William Marx, Le tombeau d’Œpide, Paris, Minuit, 2012, p. 34-36.

et de l’exigence d’unité de l’action. En effet, il démontre que jamais, dans les tragédies conservées, n’est évoquée la raison de la malédiction des Labdacides : les tragédies d’Œdipe et d’Antigone sont l’écho d’une faute lointaine dont on ne sait rien. Certes, sur un plan purement « légal », Antigone a enfreint la loi de Créon. Mais à l’échelle « cosmique », son sacrifice est la conséquence inexorable de la malédiction qui pèse sur sa famille et qui a poussé ses frères à s’entretuer. Son geste constitue le dernier maillon d’une chaine de malheurs, dont l’origine est inconnue, ou peut-être – qui sait ? – inexistante. Le sacrifice d’Antigone, déterminé par la malédiction des Labdacides, ne connaît-il pas de raison objective. Sans origine déterminée, on ne sait pas pourquoi meurt Antigone, l’action n’a pas de cause fondamentale. Décalant le point de vue, peut-être de façon un peu radicale, l’action du clown Antigone n’a tout bonnement plus d’objet, car il se révolte par jeu. On ne sait toujours pas pourquoi meurt Antigone.

Sans ce principe d’utilité, la rébellion n’est plus que l’expression d’elle-même et la notion de destin se trouve balayée, emportée avec le sérieux du tragique par le rire du public, dans l’absurdité du geste. De la même façon qu’une lecture de la tragédie grecque antique comme théâtre d’apparition31

Ibid., thèse développée dans l’ensemble de l’ouvrage.

annihile également cette notion du destin, rien ne contraint le clown Antigone à mourir, ni le destin, ni sa grandeur d’âme. Voilà qui, effectivement, est absurde et peut provoquer le malaise. Néanmoins, cette désacralisation de l’héroïne tragique, ramenée au statut d’adolescente, introduit de la légèreté dans ce que l’absurde génère de malaise. De plus, comme le souligne la comédienne dans notre entretien, le clown n’allège pas le tragique pour s’en moquer. Point d’ironie dans son propos. Il rit et nous fait rire parce qu’il serait dans sa nature de n’habiter que le présent32

Voir l’article de Raphaël Péaud-Commando, « Des clowns au bord de l’implosion », Mouvement.net, mars 2008 (page consultée le 16 mai 2013).

et, dans ce présent absolu, l’état du clown Antigone est celui de la révolte.

En effet, j’ai pu constater au cours de divers stages de formation à l’art du clown contemporain (ou « clown de théâtre », ou « nouveau clown »33

Notamment avec Hugues Fellot, clown du Cirque Plume de 2006 à 2012.

) que l’état est le point de départ de l’action. Ce que les formateurs définissent par ce terme, c’est l’ensemble des sensations éprouvées par l’acteur, donc par le clown, au moment présent. L’acteur est invité à se concentrer prioritairement sur ses sensations physiques – tensions, décontractions, douleurs éventuelles –, ce qui lui fait oblitérer le reste de sa vie ordinaire, passée et future, pour que ne subsiste que l’exacte sensation du moment présent. Le travail sur l’instant se prolonge avec l’écoute des émotions qui peuvent être l’agacement, l’anxiété, la joie, etc. Enfin, le travail de l’acteur-clown consiste en une contamination de l’émotion présente sur l’état du corps et en une exagération progressive de ce que les émotions génèrent sur sa corporéité, jusqu’à la mise en action du corps. On dit que le clown entre « chargé » sur scène.

Ainsi le clown doit-il être entièrement habité par son état, il doit l’être physiquement afin que cela soit visible et communicable au spectateur. Dans ce présent absolu, l’état d’Antigone est celui de la révolte, disais-je, de la révolte et rien d’autre, un état qui ne laisse aucune place au passé, ni au futur, au moment où il est exprimé. Voilà qui explique ce schéma du clown inconséquent qui ne tient pas compte du danger ; c’est sa nature même que de ne pouvoir envisager qu’une seule perspective à la fois. C’est un personnage profondément idiot, au sens étymologique du terme : « simple, singulier, sans double ni reflet34

J’emprunte une partie de la définition qu’en donnent les Cahiers de l’idiotie, projet scientifique québécois, rubriques « Nous autres », « De quessé ? » (page consultée le 22 avril 2016). Voir aussi Valérie Deshoulières, Les métamorphoses de l’idiot, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2005.

 ». Si le clown est révolté, il ne peut en même temps tenir compte du danger annoncé, il ne peut être par nature que révolté. Notons que l’état de révolte comporte certes sa part d’indignation, mais sous-tend de même une énergie furieuse et débordante, bouillonnante, « brouillonnante » même, pourrait-on dire à propos d’Antigone. Associé à ce qu’une révolte – adolescente de surcroît – comporte de gaîté dans la ridiculisation de l’ordre, l’état communiqué par Antigone met le public à distance du tragique de la tragédie, caractérisée au contraire par la conscience qu’ont les héros de sa fin malheureuse et, donc, par la conscience du temps. Cet absolu du présent communique au public une certaine jouissance de la révolte et c’est dans un état de joie que les spectateurs accueillent l’absurdité de l’acte mortel. L’absurde perd de sa pesanteur pour laisser place à un rire franc. L’incompréhension de l’inutile se mêle à la joie de la révolte pour célébrer la vie qui jaillit du présent, à l’intérieur du temps tragique de la fable.

Voilà qui ne va pas sans rappeler le comique absolu de Baudelaire :

Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comique absolu ; il s’est emparé de chaque être. […] Ils [les personnages du spectacle35

Acteurs de pantomimes anglaises et ancêtres parmi d’autres des clowns de la piste moderne selon toute vraisemblance. C’est du moins ce qu’affirment Alfred Simon dans La planète des clowns (Lyon, La Manufacture, 1988) et Tristan Rémy dans sa préface aux Entrées clownesques (op. cit.).

] s’exercent aux grands désastres et à la destinée tumultueuse qui les attend, comme quelqu’un qui crache dans ses mains et les frotte l’une contre l’autre avant de faire une action d’éclat. […] Tous leurs gestes, tous leurs cris, toutes leurs mines disent : la fée l’a voulu, la destinée nous précipite, je ne m’en afflige pas. Allons ! Courons ! Élançons-nous !36

Charles Baudelaire, L’essence du rire, et généralement du comique dans les arts plastiques, livre numérique, Littératura.com (page consultée le 24 août 2013), p. 13.

Pour Baudelaire, le comique absolu serait en fait l’acceptation joyeuse de l’incompréhensible, de la mort. Il relèverait également d’une tension entre deux consciences, celle de la grandeur et celle de la petitesse de l’humain, toutes deux infinies : « infinie grandeur relativement aux animaux », « misère infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception37

Ibid.

 ». Tension que l’on retrouve dans la tragédie clownesque entre la grandeur de l’héroïne tragique, et la bêtise du clown, incapable de se représenter plus d’une chose à la fois. Tension entre le haut et le bas38

À première vue, l’idée du bas carnavalesque pourrait venir à l’esprit du lecteur. Cependant, le bas carnavalesque tel que l’a défini Bakhtine convoque l’idée du grotesque, forme comique liée au laid, à l’informe. Or, cette forme comique est absente de la tragédie clownesque. De plus, il a été démontré par de nombreux commentateurs que si le bas carnavalesque résulte bien d’une mise à l’envers du monde – et notamment de l’ordre social et religieux –, cette inversion visait plus à démontrer l’impossibilité d’un renversement durable en exhibant la folie, qu’elle ne correspondait à de réelles prises de pouvoir sporadiques du peuple. (Pour une synthèse détaillée des objections faites à Bakhtine, voir Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris Fayard, 2000. La référence à Bakhtine et à ses critiques constitue l’un des piliers de l’ouvrage et les références y sont constantes.) Or, du fait de leur idiotie, les clowns sont des personnages réellement subversifs en ce sens que l’ordre, qui appartient au domaine de l’altérité, leur est étranger.

qui caractérise aussi et encore plus précisément le trickster décrit par Paul Radin et analysé par Carl Gustav Jung39

Paul Radin, Charles Kérényi et Carl Gustav Jung, Le fripon divin, Genève, Georg, 1993 [1958].

, à la fois inférieur du fait de son inconscience qui le pousse parfois jusqu’à la « cruauté absurde40

Ibid., p. 121.

 » et supérieur par ses pouvoirs surnaturels et sa proximité avec le divin. La tension réside entre la bêtise de la violence et la joie du divin, intimement enlacées dans la perspective absurde de la mort. De la violence et de la joie, de la conscience de deux infinis qui s’entrechoquent naît alors ce rire dévastateur et terrible du comique absolu dans le Monologue.

Reprenant au présent l’objection d’Antigone, balayant toute idée de destin et posant lourdement sur la piste le cercueil de son frère, Adèll Nodé-Langlois malaxe le mythe millénaire et nous en offre l’envers. Entre distance et sympathie, loin d’un monde tragique dont la rumeur parvient étouffée et, profondément liées à la communauté théâtrale, dansent la tendresse et la terrible joie.


Pour citer cette page

Nina Roy, « Antigone, monologue clownesque, un deuil par le rire et par le mythe », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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