Nina Roy
Université Lyon 2
Nina Roy est doctorante sous la direction de Mireille Losco-Lena (ENSATT) et chargée de cours en études théâtrales à Lyon 2 et à l’UcLy. Ses travaux actuels portent sur l’histoire, les dramaturgies et l’esthétique des spectacles de clown depuis les années 1950. Dans le cadre de l’enseignement, elle travaille notamment la question des points de rencontre entre les « genres » comiques et la tragédie et/ou avec le tragique, et sur l’utilisation des grands mythes par les artistes du cirque et de la rue contemporains.
Adèll Nodé-Langlois crée le spectacle Antigone, monologue clownesque en 2007, suite à la perte de son frère, qu’elle dit avoir eu besoin d’enterrer plusieurs fois (entretien réalisé le 29/11/2011). Dans ce solo qui marque également la création du clown de la comédienne, il s’agit alors de subvertir l’espace symbolique de la tragédie par le jeu du clown, afin d’alléger la lourdeur du deuil et de mettre en marche un processus de résilience. Sur le plan dramaturgique, l’action est entièrement centrée sur le rituel d’inhumation de Polynice. Le mythe d’Antigone lui-même est assumé par la narration. Dès lors, se pose une double question : d’une part la question de la prise en charge du « réel » tragique par le spectacle ; et, d’autre part, la question du statut de la communauté. En effet, Adèll Nodé-Langlois choisit de mettre en scène un envers du décor qui exclut la représentation de la sphère sociale – et qui exclut donc toute interaction avec les autres personnages de la tragédie. Elle choisit de se concentrer sur l’intimité de son personnage. Or, ce choix entre en tension avec le mode de jeu des clowns, qui repose essentiellement sur l’interaction, mais aussi avec le propos du mythe, qui décrit justement une contradiction entre le politique et l’intime.
Adèll Nodé-Langlois created the play Antigone, monologue clownesque in 2007, after the death of her brother because, as she stated in an interview (11/29/2011), she needed to bury him more than once. This monologue marks the creation of her clown, and its aim is to subvert the story of the tragedy through clownish art, to then relieve the grief and to help the resilience process begin. Dramaturgically, the action focuses on Polynice’s burial and its ritual, while the myth of Antigone is fully narrated. Through this dramatic choice come forth two critical issues: that of the dramatic portrayal of a tragic reality and the issue of the community’s position. Adèll Nodé-Langlois stages a reverse scenery, which excludes any representation of the social, thus eliminating all interactions with the other characters of the tragedy. Instead, she focuses on her character’s intimacy. This creates an insightful dichotomy between the clownish play, which is based on interaction, and the myth’s purpose, which is to describe the contradictions between policy and intimacy (private life).
Antigone, monologue clownesque1 Créé en 2007 au Manège de Reims, vu au Théâtre de la Vignette à Montpellier le 25 novembre 2011. Le mot « circassien(ne) » est employé comme nom commun par les artistes, les institutions culturelles et les chercheurs pour qualifier l’activité professionnelle des artistes, tout comme l’on parle de « plasticien » dans le champ des arts plastiques. Le mot est également utilisé comme adjectif pour qualifier ce qui a trait au cirque. La création d’un clown, comme la création d’un masque, a lieu généralement une fois pour toutes. Le personnage créé ne change plus de nom ni de voix et se construit une histoire au fil des spectacles.
Mais dans ce spectacle, il s’agit aussi pour la comédienne de faire face à un deuil, celui de son frère :
Mon frère est décédé, il s’est suicidé ; c’était pour moi quelque chose de tellement inconcevable que je ne savais plus comment réagir, comment continuer. Ma foi en la vie était ébranlée. Je ne trouvais plus de sens à tout cela. Antigone est arrivée comme une réponse, en tous cas c’était ma réponse.4
Adèll Nodé-Langlois, dans Nina Roy, Tragédies clownesques, mémoire de maîtrise, Université Lyon 2, 2013, Annexe I.1, p. 2. Entretien réalisé le 29 novembre 2011 au Théâtre de Villefranche.
Cette Antigone clownesque apparaît ainsi comme une réponse au traumatisme vécu par l’actrice. La fonction du clown, avatar comique de l’actrice, est d’alléger le tragique traditionnellement attribué à cet espace symbolique de la tragédie dramatique, en vue de donner du sens au réel. Le mythe d’Antigone sera la matière vive de ce processus et pose, d’une part, la question de l’articulation du récit au rituel, de la narration à l’action : comment le clown s’incarne-t-il par le mythe ? D’autre part, doit également être posée la question du rapport à la communauté : quelle place lui accorder quand il s’agit ici d’exprimer l’intime ? Et que deviennent Créon et la loi des hommes quand il n’est plus question ici de résistance, mais de résilience ?
Quand le mythe fonde le clown
Comme mentionné en introduction, le ratio action-narration est exactement inversé dans ce spectacle par rapport aux versions dramatiques existantes sur le mythe d’Antigone. L’enterrement de Polynice, jusqu’à présent cantonné au récit, constitue l’action. Les interactions avec les autres personnages, représentant la majeure partie des tragédies, sont relayées par la narration. Antigone n’était jamais seule sur les scènes, la voici n’avoir plus que le public et le cadavre de son frère pour partenaires, la voici devenir le seul être en scène5 Expression utilisée par Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon pour pallier les inexactitudes que recouvre le terme « personnage » quand on l’applique au théâtre contemporain, et notamment à l’exigence d’unicité et de réalisme psychologique (ou caractère) que ce vocable induit. Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition, Montreuil-sous-Bois, Éditions Théâtrales, 2006. Tristan Mauffrey, séminaire de littérature comparée sur L’Odysée, L’Enéide et Le Singe Pèlerin (Wou Tch’eng-en), Université Grenoble 3, Valence, 2010.
Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu’il eût renversé la citadelle sacrée de Troie.7
Homère, Odyssée, traduction de Leconte de Lisle, Paris, Pocket, 2009, v. 1.
Ce parrainage du récit de l’aède par la Muse place le voyage d’Ulysse dans une réalité mythique. L’acte d’énonciation ne peut donc avoir lieu qu’au sein d’une communauté possédant et adhérant aux codes culturels de l’aède. Cette communauté ne pouvait être constituée que lors des festins rituels, où la parole prenait place après que les participants eussent sacrifié à leurs devoirs pieux.
Dans le Monologue, le récit du mythe n’est justement permis que par la mise en scène du rituel d’inhumation. La parole est directement adressée au public, lequel se trouve à l’extérieur des remparts de Thèbes. En effet, lors de son entrée, la première action du personnage consiste à vérifier que personne ne le surveille. Pour ce faire, il écarte le rideau de fond de scène représentant les murs de la ville et passe la tête entre les pans. Il offre son dos aux regards des spectateurs, leur signifiant que l’espace dans lequel ils se trouvent est celui du dehors, de la marge. Le public appartient à cet espace interdit et le clown8 Annie Fratellini fut la première femme à endosser l’habit d’auguste dans les années 1960. Depuis, la discipline n’a cessé de se féminiser et quelques vedettes du clown sont aujourd’hui des femmes – notamment Catherine Germain et « son » clown Arletti, Myriam Menant et « sa » clown Emma (je reprends l’article qu’elles-mêmes utilisent). Un certain nombre de vocables ont ainsi vu le jour pour témoigner de cette féminisation et on lit/on entend désormais chez les artistes et dans les revues spécialisées les mots « clownesse », « clowne », « clownette », « la clown ». Pour sa part, Adèll Nodé-Langlois ne parle pas de « son » ou de « sa » clown, elle parle d’« Antigone ». Elle utilise en revanche le masculin pour parler du personnage de façon plus générale comme d’un archétype ou d’une discipline. Je reprendrai ici cette façon de nommer le personnage en utilisant indifféremment les termes d’« Antigone » et de « clown » au masculin. Sur cette question de la féminisation de la discipline clownesque, voir Delphine Cézard, « Les femmes clowns », Les « Nouveaux » Clowns : Approche sociologique de l’identité, de la profession et de l’art du clown aujourd’hui, thèse de doctorat, Université de Provence, 2012, p. 289-344.
La sympathie pour le personnage est de plus renforcée par l’expression à la première et à la seconde personnes du singulier, le « je/tu » qui place le clown au cœur de la tragédie :
Faut qu’j’te raconte un truc ! L’aut’ soir Hémon est venu au bal. Tu vois qui c’est Hémon ? C’est le fils de Créon, mon cousin quoi ! Il avait mis ses chaussures noires pointues. Ismène était là aussi avec ses beaux cheveux et sa belle robe, ses jolis ongles et sa tout’ p’tite cervelle ! Il a dansé avec elle toute la soirée. Puis il est venu vers MOI ! Attends j’avais rien demandé hein…9
Extrait du spectacle.
Le langage direct permet le partage d’une intimité. Le spectateur se fait confident et le mythe devient récit autobiographique. C’est alors la nature de cette parole directement adressée au public qui légitime la narration de la fable : l’histoire ne pourrait être contée sans personne pour l’écouter. Le langage direct fait naître le public à ses propres oreilles, le révèle en tant que communauté réceptrice du discours. De cette façon, le mythe d’Antigone devient l’histoire du clown, et celui-ci peut (enfin ?) partager avec le public la tâche la plus solitaire de la tragédie : le rituel d’inhumation. Car si tout le monde connaît l’histoire d’Antigone, personne ne l’a jamais vue enterrer son frère. Elle va seule exécuter l’acte qui la mènera à sa perte. Quoi de plus intime en effet que le rapport à la mort : à sa propre mort et au deuil ? J’ai évoqué en introduction le fait qu’il s’agit dans ce spectacle pour l’actrice de faire face à un deuil difficile, celui de son frère. Ainsi n’est-ce pas seulement l’intimité d’Antigone qui nous est dévoilée, mais aussi, tout en pudeur, celle de la comédienne qui crée le clown éponyme et dont ce « je » serait ici la trace. Comme les aèdes de la Grèce antique, le clown fait don de sa parole à une communauté réceptrice initiée, à laquelle il livre, non pas le récit des hauts faits de héros fondateurs, mais son propre destin. De cette parole, peuvent naître la fable et l’ensemble des personnages du mythe dont le clown est le héros.
Néanmoins, si le discours direct permet d’établir ce lien de sympathie, la parole est également porteuse de distanciation :
En plus […] il avait de la poisse partout, ça avait même rejailli sur nous tous : ma mère s’était pendue, mes frères s’étaient entretués, moi j’étais condamnée à mort et Ismène s’était cassé un ongle ! T’imagines la tragédie ?!10
Ibid.
D’une part, comme pour exaucer le souhait que formulait Brecht pour son théâtre épique11 Voir par exemple Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2008 [1948]. Brecht y développe la notion de « théâtre épique », théâtre qui se doit justement d’être narratif pour éviter que les spectateurs ne s’identifient trop aux personnages, pour qu’ils prennent le plus de distance possible avec la scène.
Tout à l’heure quand ch’rai morte, que j’aurai été emmurée vivante et que j’me serai pendue avec ma ceinture… Y va v’nir. Y va m’prendre dans ses bras, y va sortir son épée, y va s’la planter dans le ventre, y’a son sang qui va gicler contre ma carcasse, et y va mourir en m’embrassant, cadavre contre cadaaaaaavre ! (Pause, un rire.) T’imagines la tragédie ?!12
Extrait du spectacle.
Avec cette réplique, l’actrice empêche le pathos par l’humour noir et l’ironie. Par l’humour noir d’abord ; parce qu’en exprimant l’horrible réalité dans le plaisir de la déclamation tragique, elle provoque un décalage propre à susciter le rire sans évacuer l’horreur. Le discours du clown « décolle » le spectateur du tragique sans cesser toutefois de le lui faire contempler. Par l’ironie ensuite, parce qu’avec l’emploi du verbe « imaginer », le clown insinue le doute sur la réalité future de l’acte d’Hémon. Il s’agit presqu’ici d’employer secrètement le conditionnel, le clown aurait pu dire : « T’imagines si cela arrivait quelle tragédie ça serait ?! » Il semble mettre en doute la véracité de sa propre prophétie, et ce, d’autant plus qu’il joue à déclamer le tragique. L’ironie ne siège donc pas dans la bouche du clown, à moitié persuadé de la nature réelle de la sentence qu’il vient de prononcer. L’ironie siège dans l’oreille du spectateur, qui voit le clown douter, s’étonner, jouer… mais connaît bien la fin. Le public perçoit le discours du clown de façon duelle et l’ironie réside dans cette distance entre la nature putative de l’énoncé et la réalité tragique.
L’émotion tragique est également troublée par le redoublement des points de vue sur la fable. D’une part, cette réplique propose un commentaire sur la tragédie en tant que pièce, référence méta-théâtrale qui déplace immédiatement le point de vue en rappelant au spectateur que ce n’est que du théâtre et crée, encore une fois, un décalage comique. De fait, le caractère omniscient du clown vient renforcer la mise en évidence de la fiction. L’histoire est écrite, pourquoi feindre d’en ignorer la fin et se priver d’un fabuleux outil comique ? D’autre part, les évènements sont en effet tragiques, mais le clown semble le découvrir. Le public assiste à la prise de conscience du clown, étonné de s’apercevoir que son histoire est tragique. Il rit de l’étonnement du clown. Paradoxalement, c’est d’une parole au fort potentiel distanciateur13 J’utilise ce néologisme pour qualifier ce qui a trait à la distanciation telle que l’envisageait Brecht, voir supra.
Effectivement, la scène est en réalité une piste, l’aire de jeu est semi-circulaire et le sol recouvert, non pas de sciure, mais de la terre noire de Thèbes, sorte de gestus14 Notion développée par Brecht pour son théâtre épique. « S’il y a mimésis, il n’y a pas d’incarnation entre le personnage et l’acteur, mais une expression sélectionnée qui, par le gestus, mime les rapports sociaux qui s’établissent entre les hommes d’une époque déterminée. Au spectateur hypnotisé succède le spectateur clairvoyant, lecteur des antagonismes socio-politiques de la société dans laquelle il vit » (Dominique Paquet, « Acteur », Encyclopédia Universalis (page consultée le 14 mai 2012)). Sans plus rapporter obligatoirement le gestus au contexte politique, historique et social, le théâtre contemporain use abondamment du procédé pour expliciter, schématiser, clarifier les intentions de ses personnages ou résumer rapidement les enjeux d’une pièce. Par exemple, dans Sur le chemin d’Antigone, de l’Agence de Voyages Imaginaires (créé en 2011 au Cratère d’Alès), Antigone entre en scène avec une petite pelle à la main. Cette petite pelle à elle seule schématise ainsi le personnage, symbolise l’harmatia. Voir par exemple Tristan Rémy, Entrées clownesques, Paris, L’Arche, 2004 [1962] ; ou le spectacle Les Clowns de François Cervantès, créé à La Belle de Mai, Marseille, 2006. Extrait du spectacle.
Car si la piste est ronde, l’action tourne autour d’un élément central, le cercueil de Polynice, maintient constante la référence au fatum et lie intrinsèquement les plaisirs du jeu à l’horizon mortel. La pièce se compose de plusieurs tableaux qui sont autant de phases du rituel d’inhumation. Autour de ces tableaux, s’articulent les numéros tout autant que les étapes importantes du récit mythique. Ainsi en va-t-il de l’entrée en piste du mannequin de Polynice. Ce pastiche de numéro d’équitation est en effet suivi d’une tirade dans laquelle le clown instruit le mannequin-cadavre au sujet de l’interdit promulgué par Créon. Le simulacre circassien sert de prétexte à placer le cadavre au centre de l’espace scénique, à introduire la tragédie au cœur de la piste. Cette place centrale du cadavre, puis du cercueil, permet l’articulation des différents moments narratifs et ludiques du spectacle. À chaque déplacement du cercueil correspond en effet une séquence de la narration, et chaque action liée au rituel d’inhumation dérape généralement en jeux de scène clownesques. Par exemple, lors de la transe évoquée plus haut, Antigone se fait des gants de princesse avec la peinture qui vient de servir à orner le cercueil de son frère et disserte, ce faisant, sur son propre caractère princier et sur celui de sa sœur. Ce jeu sur la coquetterie la mènera quelques instants plus tard à évoquer le sort de Hémon.
Le jeu peut se fonder directement sur la tragédie ou partir simplement des accessoires ; il va cependant plus loin que la simple caricature des numéros de cirque, quand il s’inspire de ceux-ci. Dans la scène d’ouverture par exemple, Antigone ouvre le cercueil et en sort un couteau avec lequel elle ouvre un sac de terre, puis se tranche tous les doigts de la main avant de les faire réapparaître par la grâce d’une intervention de Zeus. Beaucoup de lazzi sont créés autour d’une action morbide naïvement détournée et, quelques minutes avant sa mort, Antigone dessine à la peinture blanche les contours d’un squelette sur sa robe noire. Le clown Antigone né de la tragédie instaure une distance dérisoire avec sa propre mort, par le jeu. Cet antagonisme entre la gaîté des jeux et la gravité du thème constitue l’un des deux éléments les plus déterminants de l’esthétique du spectacle. C’est ce que je vais à présent m’attacher à démontrer, m’intéressant à l’appropriation de l’héroïne tragique par le clown.
L’état de révolte, ou le principe d’inutilité
On peut rapprocher la composition du clown Antigone de celle(s) des augustes du cirque traditionnel, personnages voués à l’échec comique transcendés en une figure tragique : Antigone. Quelque chose de l’ordre de la chute inéluctable compose ces deux formes d’Auguste tout autant que la tragédie, et semble même être aux fondements du rire qu’ils provoquent. La comédienne elle-même évoque d’ailleurs ainsi les liens qui unissent le personnage d’Antigone au clown : « L’auguste est contre le directeur de cirque, c’est pareil Antigone est contre Créon.17 Adèll Nodé-Langlois, op. cit.
Tu connais Créon ? Il est… il est… il est… (Geste du salut militaire) pfff… (Ton moqueur, de défi) Là si Créon nous surprend, attention pour nous tous danger de mooooort ! T’imagines la tragédie ?!18
Première réplique du spectacle.
Loin du pathos, cette attitude de défi vis-à-vis de Créon et de l’autorité est drôle avant toute autre chose. D’abord, parce que l’ordre y est ridiculisé, ce qui est toujours plaisant car pouvoir rire des choses équivaut à s’en libérer quelque peu. Première forme d’appropriation et de déformation des caractéristiques du héros tragique, le clown Antigone prend également des libertés avec son destin, il décide d’agir dans le sens de son propre trépas. Cependant, dans le mythe d’Antigone, la liberté que prend l’héroïne est celle de désobéir en toute conscience des conséquences de son acte. Dans la tragédie clownesque, à la liberté de désobéir s’ajoute la liberté de se moquer de la gravité de l’ordre. Cette liberté, brigandée sur les terres de la solennité, vient mettre à mal l’autorité royale, ébranle la crainte du pouvoir ; chez l’héroïne comme chez les spectateurs. La ridiculisation de l’ordre allège considérablement la pesanteur tragique de l’harmatia19 « Acte du héros qui met en mouvement le procès qui le conduira à sa perte », Patrice Pavis, entrée « Tragédie », dans Patrice Pavis (dir.), Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2013, p. 388.
Par ailleurs, présenter l’héroïne comme une adolescente, c’est l’inférioriser par rapport au public adulte20 Si le cirque en général et le clown en particulier ont longtemps été considérés comme des arts mineurs, c’est justement parce qu’on les pensait destinés aux enfants. Néanmoins, ce n’est plus le cas du cirque contemporain, qu’un souffle poétique anime dans sa globalité et pousse au rang des spectacles pour adulte. (Voir l’étude de Martine Maleval, L’émergence du nouveau cirque. 1968-1998, Paris, L’Harmattan, 2010.) C’est encore moins le cas du clown contemporain qui dévoile aujourd’hui les aspects les plus sombres de l’âme humaine et dont, à ce titre, les spectacles sont bien souvent déconseillés au moins de 12 ans par les programmateurs. (Je pense par exemple aux spectacles de Ludor Citrik, de Bonaventure Gacon, ou encore de Yann Frisch.) Cité par Patrice Pavis, entrée « Comique », op. cit. ; et Amandine Barrillon, Le paradoxe du clown, mémoire de maîtrise, Université Grenoble II, 1998, extraits publiés dans Culture Clown, no 9, « Semeurs de rire », Lombez, CRCC, 2005, p. 7. Patrice Pavis, entrée « Comique », op. cit., p. 57.
Cependant, je n’affirmerais pas avec l’assurance de Patrice Pavis que la perspective distanciée l’emporte à coup sûr. En effet, on peut comparer ce comportement provocateur avec ce que Bertil Sylvander nomme le rire d’exubérance23 Bertil Sylvander, « Le rire d’exubérance. Ou le cowboy et le mexicain », Culture Clown, no 9, loc. cit., p. 4.
C’est de cette façon qu’Adèll Nodé-Langlois conçoit son personnage d’Antigone :
J’ai trouvé ça intéressant qu’Antigone soit un personnage qui se fait prendre à son propre jeu, […] elle s’est laissée dépasser par son entièreté et elle sait que c’est trop tard, le piège s’est vraiment refermé sur elle.24
Adèll Nodé-Langlois, op. cit., p. 2.
Si l’on poursuit les réflexions de Serge Martin, pour qui l’adhésion à un imaginaire constitue la principale force du clown25 Serge Martin, « Le rire malgré lui », Culture Clown, no 9, op. cit., p. 3. Parmi les praticiens du clown contemporain, et à la suite de Jacques Lecoq notamment, la notion de « bide » évoque un passage raté au plateau, où l’effet comique n’atteint pas le public qui reste de marbre. Il s’agit alors de « prendre » le bide, c’est-à-dire de se laisser atteindre par la défaite et de renvoyer physiquement au public les émotions ressenties. C’est à cet instant que le clown est censé devenir réellement drôle : dans l’exhibition du ratage. Ici, j’élargis cette notion à toute action « ratée » et porteuse d’émotion.
Cependant, le Monologue est également pourvoyeur d’émotions bien différentes de la nostalgie. Tandis que le héros tragique meurt librement et de toute sa hauteur, j’ai montré qu’on ne trouve aucune trace de principe supérieur chez le clown. Il agit par inconséquence et par impulsion, par jeu. Le clown est contre, sans complément :
Elle est contre Créon, elle est contre le pouvoir. Mais comme une adolescente peut être contre son père, tu ne sais même plus pourquoi tu es contre, tu es contre juste parce que c’est l’autorité. Et ça c’est très clown d’être contre l’autorité.27
Adèll Nodé-Langlois, op. cit., p. 2.
Dans son mémoire, Amandine Barrillon note que cette propension du clown à agir par jeu induit l’absence du « principe d’utilité28 Amandine Barrillon, Le paradoxe du clown, op. cit., p. 10.
Le sérieux de l’action vole en éclat dans la gratuité du geste, et provoque le rire. Ces réflexions ne vont pas sans rappeler celles d’Aristote et son grand souci de cohérence de l’ensemble – selon lequel les évènements doivent naître nécessairement les uns des autres29 Aristote, La poétique, trad. Michel Magnien, Paris, Librairie Générale Française, 2008, chapitre VII, 1450 b., p. 96.
De plus, la gratuité de l’acte clownesque dans le Monologue peut éventuellement permettre de répondre à la critique que fait William Marx d’une lecture aristotélicienne de l’œuvre de Sophocle, sur ce point précis du caractère nécessaire de l’enchaînement des évènements30 William Marx, Le tombeau d’Œpide, Paris, Minuit, 2012, p. 34-36.
Sans ce principe d’utilité, la rébellion n’est plus que l’expression d’elle-même et la notion de destin se trouve balayée, emportée avec le sérieux du tragique par le rire du public, dans l’absurdité du geste. De la même façon qu’une lecture de la tragédie grecque antique comme théâtre d’apparition31 Ibid., thèse développée dans l’ensemble de l’ouvrage. Voir l’article de Raphaël Péaud-Commando, « Des clowns au bord de l’implosion », Mouvement.net, mars 2008 (page consultée le 16 mai 2013).
En effet, j’ai pu constater au cours de divers stages de formation à l’art du clown contemporain (ou « clown de théâtre », ou « nouveau clown »33 Notamment avec Hugues Fellot, clown du Cirque Plume de 2006 à 2012.
Ainsi le clown doit-il être entièrement habité par son état, il doit l’être physiquement afin que cela soit visible et communicable au spectateur. Dans ce présent absolu, l’état d’Antigone est celui de la révolte, disais-je, de la révolte et rien d’autre, un état qui ne laisse aucune place au passé, ni au futur, au moment où il est exprimé. Voilà qui explique ce schéma du clown inconséquent qui ne tient pas compte du danger ; c’est sa nature même que de ne pouvoir envisager qu’une seule perspective à la fois. C’est un personnage profondément idiot, au sens étymologique du terme : « simple, singulier, sans double ni reflet34 J’emprunte une partie de la définition qu’en donnent les Cahiers de l’idiotie, projet scientifique québécois, rubriques « Nous autres », « De quessé ? » (page consultée le 22 avril 2016). Voir aussi Valérie Deshoulières, Les métamorphoses de l’idiot, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2005.
Voilà qui ne va pas sans rappeler le comique absolu de Baudelaire :
Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comique absolu ; il s’est emparé de chaque être. […] Ils [les personnages du spectacle35
Acteurs de pantomimes anglaises et ancêtres parmi d’autres des clowns de la piste moderne selon toute vraisemblance. C’est du moins ce qu’affirment Alfred Simon dans La planète des clowns (Lyon, La Manufacture, 1988) et Tristan Rémy dans sa préface aux Entrées clownesques (op. cit.).
] s’exercent aux grands désastres et à la destinée tumultueuse qui les attend, comme quelqu’un qui crache dans ses mains et les frotte l’une contre l’autre avant de faire une action d’éclat. […] Tous leurs gestes, tous leurs cris, toutes leurs mines disent : la fée l’a voulu, la destinée nous précipite, je ne m’en afflige pas. Allons ! Courons ! Élançons-nous !36Charles Baudelaire, L’essence du rire, et généralement du comique dans les arts plastiques, livre numérique, Littératura.com (page consultée le 24 août 2013), p. 13.
Pour Baudelaire, le comique absolu serait en fait l’acceptation joyeuse de l’incompréhensible, de la mort. Il relèverait également d’une tension entre deux consciences, celle de la grandeur et celle de la petitesse de l’humain, toutes deux infinies : « infinie grandeur relativement aux animaux », « misère infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception37 Ibid. À première vue, l’idée du bas carnavalesque pourrait venir à l’esprit du lecteur. Cependant, le bas carnavalesque tel que l’a défini Bakhtine convoque l’idée du grotesque, forme comique liée au laid, à l’informe. Or, cette forme comique est absente de la tragédie clownesque. De plus, il a été démontré par de nombreux commentateurs que si le bas carnavalesque résulte bien d’une mise à l’envers du monde – et notamment de l’ordre social et religieux –, cette inversion visait plus à démontrer l’impossibilité d’un renversement durable en exhibant la folie, qu’elle ne correspondait à de réelles prises de pouvoir sporadiques du peuple. (Pour une synthèse détaillée des objections faites à Bakhtine, voir Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris Fayard, 2000. La référence à Bakhtine et à ses critiques constitue l’un des piliers de l’ouvrage et les références y sont constantes.) Or, du fait de leur idiotie, les clowns sont des personnages réellement subversifs en ce sens que l’ordre, qui appartient au domaine de l’altérité, leur est étranger. Paul Radin, Charles Kérényi et Carl Gustav Jung, Le fripon divin, Genève, Georg, 1993 [1958]. Ibid., p. 121.
Reprenant au présent l’objection d’Antigone, balayant toute idée de destin et posant lourdement sur la piste le cercueil de son frère, Adèll Nodé-Langlois malaxe le mythe millénaire et nous en offre l’envers. Entre distance et sympathie, loin d’un monde tragique dont la rumeur parvient étouffée et, profondément liées à la communauté théâtrale, dansent la tendresse et la terrible joie.
Pour citer cette page
Nina Roy, « Antigone, monologue clownesque, un deuil par le rire et par le mythe », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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