Entretien avec Axel Cornil

Axel Cornil
Dramaturge, auteur de Si je crève, ce sera d’amour

Axel Cornil, né à Mons en 1990, est l’auteur de Si je crève, ce sera d’amour (Carnières-Morlanwez, Lanzmann, 2015), créé sous le titre Crever d’amour en octobre 2015 au Rideau de Bruxelles dans une mise en scène de Frédéric Dussenne, avec Consolate Sipérius dans le rôle-titre.


Entretien réalisé par Myriam Watthee-Delmotte

4 février 2016


Myriam Watthee-Delmotte

Comment avez-vous découvert le personnage d’Antigone : par un texte particulier ? Avez-vous lu plusieurs versions de ce mythe ; y en a-t-il une qui vous a marqué ? Comment a commencé pour vous le rapport avec ce personnage ?

Photo par Alice Piemme

© 2015 Alice Piemme

Axel Cornil

En fait, je me suis aussi posé la question de l’origine et je ne la connais pas. Je ne sais pas comment je connais Antigone, mais je la connais. Je crois que c’est dû à mes études en latin-grec entre autres. Et je fais du théâtre depuis que j’ai 9 ans, donc j’ai l’impression d’avoir toujours connu ce personnage et de ne pas pouvoir identifier exactement son origine. Mais ça vient probablement d’une lecture de Sophocle quand j’étais adolescent. Quand je suis entré au Conservatoire, je me suis remis à relire du théâtre et j’ai surtout lu la version de Sophocle. J’ai lu celle d’Anouilh, mais j’aime beaucoup trop Sophocle. Il a ma prédilection.

M.W.-D. : Indépendamment de ces lectures-là, Antigone a donc vécu pour vous sans ancrage textuel particulier. C’était une figure mythique, et pas nécessairement un texte spécifique.

A.C. : Oui, absolument. Quand j’ai eu une vingtaine d’années, ça a pris plus de sens. Après, pour la création, pour l’écriture, j’en ai lu beaucoup plus.

M.W.-D. : Antigone était-elle à la base de votre projet d’écriture, ou bien vous êtes-vous aperçu après-coup qu’il rencontrait Antigone ?

A.C. : C’est lié à Frédéric Dussenne. Je voulais écrire pour lui, et il est venu me voir en disant « Je veux faire Antigone et je veux le faire avec des acteurs africains ». J’avais déjà travaillé un peu sur le mythe avec un camarade de classe donc j’ai un peu hésité. Après avoir discuté une première fois avec Frédéric, j’ai accepté. Mais je lui ai dit que je n’écrirais pas une Antigone africaine ; je ne suis pas un auteur africain, ça m’aurait paru être une imposture que de prendre l’Afrique comme point de départ de l’écriture. En revanche j’avais envie de parler de la jeunesse, qu’elle soit d’Afrique ou d’ailleurs. Donc je lui ai donné mon accord pour travailler sur Antigone dans une version où on s’accorde sur les thématiques abordées et où j’exprime mon point de vue. Après, pour la mise en scène, il fait ce qu’il veut, je lui fais pleinement confiance.

M.W.-D. : Vous aviez donc eu l’envie de traiter d’Antigone avant ce projet-ci ?

A.C. : Oui, absolument. Quand j’étais au Conservatoire, j’avais déjà commencé à réécrire ce texte-là. Mais c’était très différent et ça n’a jamais vraiment abouti : c’était une étape de travail. Frédéric l’avait vue et m’avait dit : « En fait, moi j’ai le désir de travailler avec des Africains sur Antigone, est-ce que tu ne veux pas te charger de l’écriture ? Je crois que ce serait juste que tu le réécrives ».

Photo par Émilie Lauwers

© 2015 Émilie Lauwers

M.W.-D. : Et d’où il venait ce désir d’Antigone ?

A.C. : C’est lié et à la poétique et à la politique – est-ce qu’on peut séparer les deux ? Disons qu’Antigone est la figure de la résistance, et moi je suis plutôt d’extrême-gauche, voire anarchiste, et j’ai toujours été fasciné par ce personnage qui résiste au pouvoir, envers et contre tout, jusqu’au bout. Ça répondait à toute la mythologie politique que j’aimais : des personnages irréductiblement ancrés dans leurs convictions. Et il y a aussi une force poétique chez Sophocle : une tension dramatique, une manière de tirer le fil et de savoir que le tragique va se produire, et on y assiste quand même avec une sorte de fascination qui me plaît. Dans la tragédie, j’aime le côté monstrueux des personnages. Et cette part poétique d’Antigone, horrible et pratiquement irregardable, ça m’intéressait. J’aime aussi le fait qu’Antigone interroge la place qu’on laisse au scandale et au spectacle. Car il y a quelque chose de spectaculaire dans le fait d’être emmurée, dans cette longue plainte qu’elle a… J’aime interroger l’utilisation du scandale et du spectaculaire aujourd’hui, ainsi que notre désir de ceux-ci.

M.W.-D. : Votre premier texte, c’était déjà cela ?

A.C. : Oui, mais c’était très caduque, car Antigone n’y avait pas le beau rôle : je m’étais ingénié à inverser la figure et à la tourner autour de la notion de scandale. Le regard d’Ismène était beaucoup plus central dans la première version, le regard tel qu’il survit. Et Antigone se donnait beaucoup plus en spectacle, elle était dans la provocation, presque mesquine et pas du tout raisonnée, pas fondée sur un discours fort.

M.W.-D. : En fait, Ismène est restée très importante pour vous.

A.C. : Pour moi c’est un des personnages les plus importants de cette tragédie. C’est la figure la plus belle, bizarrement. C’est la plus faible, la plus lâche : c’est celle qui survit. Comme le spectateur dans la salle de théâtre qui est un survivant. Pour être un survivant il faut avoir accepté de se compromettre avec le réel et d’être, à l’inverse d’Antigone, dans le compromis. Le spectateur est a priori plus proche d’Ismène naturellement, parce qu’elle survit.

M.W.-D. : Le spectateur n’est-il pas aussi proche d’Hémon, parce qu’il est amoureux d’Antigone ?

A.C. : Dans Si je crève, ce sera d’amour, le public n’aime pas Antigone tant que ça. Il y a peu de gens qui lui donnent raison. Beaucoup ne sont pas du tout d’accord avec le discours qu’elle tient. On est dans une réécriture où, si Antigone, ou Créon, a le pouvoir, on est dans un état fasciste. L’un est religieux, l’autre est néolibéral. Les deux figures autour desquelles on a gravité et beaucoup réfléchi, c’est la social-démocratie libérale un peu molle et l’intégrisme religieux. Si une de ces deux figures a le pouvoir – il se fait que Créon l’a –, on est dans un état fascisant. Je ne donne pas raison à Antigone, pas du tout !

M.W.-D. : Hémon non plus ne donne pas raison à Antigone, parce qu’elle rend impossible leur vie à deux, mais ça ne l’empêche pas d’être fasciné par elle.

A.C. : Hémon est le personnage le plus romantique ; si le public est romantique, il se rapportera à Hémon. L’idéaliste qui essaie de conjuguer les réalités afin de créer une nuance dans laquelle tout le monde pourrait vivre. S’il est plus cynique, à Ismène : elle, n’essaie pas, elle attend que ça saute et elle regarde ça avec beaucoup de cynisme. Mais à la fin de la pièce, elle ne s’en sort pas mieux que les autres.

M.W.-D. : Quelles sont les images politiques derrière cette Antigone qui s’immole ?

A.C. : Il y en a deux. C’est Jan Palach qui met fin au Printemps de Prague en s’immolant et Mohamed Bouazizi qui débute le Printemps arabe, en s’immolant lui aussi. Tous les deux au printemps, je trouve ça beau. S’immoler, c’est la fin ou le début d’un printemps. Il y a quelque chose de païen : les feux de Saint-Jean, les grands feux qui annoncent les changements de saison, il y a quelque chose de rituel, quelque chose de politique, et quelque chose de poétique. On brûle et du coup, on annonce la fin ou le début d’une saison… ou d’un monde. Je ne m’étais pas rendu compte de ces conjonctures en écrivant.

Mais il y a aussi une question de pragmatique : je sais très bien qu’être emmurée vivante, c’est moins spectaculaire, et j’aime le spectaculaire. Et c’est aussi moins contemporain comme manière de se suicider. J’ai l’impression que les gens n’auraient pas accroché ça à un champ politique contemporain.

M.W.-D. : Traditionnellement, c’est Jocaste qui permet à Antigone de se suicider grâce à son écharpe. Elle est indirectement impliquée dans la possibilité qu’a Antigone d’en finir. Là, elle n’y est pas. Pourquoi ?

A.C. : Jocaste est une mère et je ne voulais pas qu’on fasse référence à la figure de la maternité. Je préférais voir des jeunes filles en passe de devenir mère, mais qui le refusent. Antigone refuse même tout rapport sexuel. Ni maternité, ni grossesse : rien. Ismène parle de la maternité, mais dans un sens négatif, celui de la vengeance. Elle ne couche pas pour avoir un enfant, c’est juste une conséquence, mais il n’y a pas de volonté d’être mère qui l’anime.

Et aussi, j’avais envie que la seule figure d’autorité soit celle de Créon, pour qu’il puisse cristalliser la génération des parents. Je voulais qu’il n’y ait qu’un seul père sur scène, une seule personne de cette génération-là, puisque le texte est centré sur la jeunesse, et je trouvais intéressant que dans le « ping-pong » entre les parents et les enfants, Créon soit le seul tenant du côté des parents, qu’il soit celui qui renvoie la balle à tous, parce qu’il parle avec tous. De ce fait, il y a aussi un effet d’importance : il est la figure d’autorité.

Par ailleurs, je ne voulais pas trop évoquer Jocaste parce que je souhaitais qu’Antigone et Ismène évoluent dans un monde d’hommes. C’était très important pour moi, parce que la question du corps de la femme est centrale dans ce texte. S’il y avait eu une autre femme, cela aurait été moins mis en valeur.

M.W.-D. : Antigone est très attachée aux morts et au souvenir des morts. On peut même dire que ça l’obsède ; on a l’impression qu’elle n’arrive pas à quitter les morts. Est-ce que, pour elle, les morts sont in-séparés des vivants ? Quelle est la place des morts pour elle ?

A.C. : Je pense que la seule personne dont Antigone soit amoureuse, c’est Polynice, et il se fait qu’il est mort. Je ne dirais pas qu’il y a de la nécrophilie, mais presque. Pas dans le sens sexuel de la chose, bien entendu. C’est un rapport difficile à élucider. Le discours d’Antigone est radical sur ce sujet. Elle est ancrée dans la mémoire, elle ramène tout aux morts, et peu aux vivants. Elle n’est donc pas séparée des morts, mais dans un champ politique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas séparée des vaincus. Certains morts sont les vaincus dont personne n’a cure, alors que les morts vainqueurs, tout le monde en prend soin, c’est ça qui l’attache aux morts. Ils sont la minorité, ceux qui se sont fait déboiter et qui n’auront plus la parole. Du coup, elle veut rendre la parole à ceux qui ne l’auront plus. Ajouté à cela qu’elle porte un amour infini à son frère Polynice (de l’ordre du sentiment et pas du tout de la raison).

Son attachement aux morts est aussi une peur de son propre corps. Elle ne couche pas. Hémon la veut, c’est la vie, elle pourrait se blottir dans ses bras, mais elle ne veut pas de ce réconfort, parce qu’elle sait que c’est le début de la résignation. Donc, elle s’attache à l’irréductible et à ceux qui ne pourront jamais se résigner : les morts. Eux, ils ne se compromettent pas avec le réel. J’ai beaucoup lu sur Pylade de Pasolini, qui a rapport à tout cela, aux corps des anciens dictateurs, des anciens tyrans. La question de la mémoire, de l’honneur aux morts, cela peut être étouffant, mais ce n’est pas le point de vue d’Antigone, c’est celui qu’Ismène apporte en contrepartie du sien.

M.W.-D. : Cette Antigone donne l’impression d’être un peu passéiste.

A.C. : Oui, il y a une forme de passéisme là-dedans. Mais, en même temps, c’est juste. Puisqu’il y a un discours officiel, et une histoire officielle tout à fait subjective et partielle, il est logique d’avoir une rancune par rapport à ça. C’est une question de reconnaissance. À propos de la place des morts, j’ai longtemps réfléchi à ce qu’il s’était passé en Afrique du Sud post-Apartheid, à ces comités vérité et réconciliation où des bourreaux et des victimes énonçaient publiquement devant la foule les crimes commis, dans le but de rendre une dignité à la victime mais pas de juger le bourreau. Ce travail-là n’est pas réalisé dans la pièce, il manque. Et Antigone va trop loin dans son rapport aux morts. Elle est rétrograde par rapport à Créon à ce point de vue-là. Ça la rend réactionnaire d’être à ce point attachée aux morts, parce que c’est immuable, or la vie n’est pas immuable. Elle voudrait magnifier la mort et la mémoire. Mais si on les monumentalise, on ne permet plus à la vie de passer.

M.W.-D. : Tous vos personnages, quels qu’ils soient, vont tous vers l’épuisement. Vous avez l’impression que c’est ce qu’on vit actuellement ?

Photo par Émilie Lauwers

© 2015 Émilie Lauwers

A.C. : Le contexte de la pièce tend vers l’épuisement parce qu’il y a beaucoup d’évènements lourds qui se succèdent. Il y a deux camps qui s’affrontent. On fête la victoire. On sort à peine de la guerre et on fait la fête. En même temps Antigone se fait la porte-parole de ceux qui sont niés, elle commence à enterrer un corps et c’est un scandale public parce qu’une loi qui vient juste d’être édictée a été transgressée. Suite à cela, on l’arrête. Créon prend le corps qu’elle a enterré, le démembre de manière tout à fait anonyme. Du coup, elle décide d’enterrer tous les corps laissés à l’air libre et on comprend qu’elle embrigade les enfants de la ville pour le faire. Après, il y a une nuit débridée où Créon surenchérit sur Antigone : il brûle les corps. On refait la fête, mais de manière morbide, macabre et beaucoup moins saine que la première fois. Ensuite, Antigone se fait lyncher, puis elle s’immole devant tout le monde. C’est effectivement épuisant, tout cela, sachant que ça se passe en deux à trois jours maximum. L’épuisement vient aussi de la difficulté à comprendre une telle complexité de réalité, alors que les évènements se succèdent aussi vite. C’est très contemporain, cet effet de dominos : les attentats de Paris, les réactions en chaîne, Ouagadougou, les F16 qui bombardent la Syrie, etc. On n’a pas le temps de décoder le poids politique et symbolique de la situation, que déjà les réactions s’enchaînent, parce que tout le monde veut effectuer un geste fort, alors qu’on ne comprend même pas encore la portée de ce qui est arrivé. Les personnages tendent vers l’épuisement parce qu’ils essaient frénétiquement de comprendre dans quelle situation ils sont. Mais la donne est tellement changeante et la surenchère est tellement forte qu’elle brouille la situation qui devient presque indescriptible. Tous ont tort, tous ont raison, et ça crée un épuisement émotionnel, intellectuel, sensitif…

En même temps, l’épuisement vient aussi du fait que les personnages s’agrippent à essayer de convaincre l’autre. S’ils lâchaient prise, il n’y aurait pas d’épuisement mais une acceptation de ce qui est. Mais ils ne sont jamais d’accord les uns avec les autres et ils tentent malgré tout de faire de l’autre un interlocuteur toujours valable, de ne pas faire de lui un ennemi. Hémon est très fort là-dedans, et c’est lui qui est le plus proche de la figure de l’épuisement. Il dit souvent : « Je suis fatigué », mais il est le seul à essayer de faire la jonction entre les réalités les plus antagonistes. Ismène s’en moque ; elle est dans l’épuisement d’avoir joui à longueur de temps. Il y a donc différentes formes d’épuisement : celui d’Hémon qui consiste à essayer de réunir des antagonistes ; celui de Créon qui consiste à porter l’État, ce qui suppose d’affronter Antigone dans cette bataille entre l’individu et l’État ; celui d’Antigone qui se transforme pratiquement en rage d’être incomprise ; et celui d’Ismène qui est dans la jouissance et la provocation. Chaque rôle a son épuisement propre et tous cristallisent des postures très contemporaines. Je voulais que les trois rôles de la jeunesse représentent trois visions d’une génération actuelle, de jeunes qui pourraient avoir mon âge, ou même être plus jeunes encore : l’hédoniste, l’intégriste et l’idéaliste. C’est un peu facile de les résumer en ces trois mots-là, mais c’est ce qui m’a porté dans la construction de leur discours.

M.W.-D. : Pour ma part, je trouve que c’est une des grandes forces de votre travail.

Le fait d’avoir travaillé sur ce mythe a-t-il changé quelque chose dans votre vie de créateur ?

A.C. : Je trouverais cela réducteur de limiter ce changement à une pratique artistique, parce que je ne suis pas qu’un auteur, et cela m’a surtout appris à nuancer mon point de vue politique. Je suis tout à fait convaincu du bien-fondé de continuer à dialoguer, comme Hémon, qui cherche toujours à créer le dialogue, et à comprendre. Et cela me rend plus nuancé dans le décryptage des situations politiques actuelles. La résonance ici est forte. C’est difficile de parler de la politique dans le contexte actuel. Par exemple, sur les attentats récents, j’ai un point de vue très nuancé sur les raisons qui amènent chacun à sa prise de position. Je ne décode pas la situation de la même manière que les médias dominants. Je serais plus proche d’un discours comme celui de Badiou, plus raisonné, qui prend le temps d’essayer de comprendre. Et en même temps, cela me rend plus radical quant à dire de ne pas agir de manière foutraque.

En tant que créateur, travailler sur un mythe a une portée universelle incroyable. Et quand on a l’occasion de le faire avec une équipe aussi diversifiée, venant d’horizons aussi différents, c’est la chose la plus porteuse, la plus joyeuse qui soit. De pouvoir rencontrer autant de réalités différentes et de se dire que si on peut monter un spectacle ensemble, cela signifie qu’on peut peut-être vivre dans le même monde. Un spectacle c’est toujours ça : c’est prouver que du commun existe.

Enfin, travailler sur un tel mythe, c’est extrêmement intéressant en ce qui concerne la portée du symbolique. C’est ce qui me manque parfois aujourd’hui dans ce qu’on voit au théâtre : la portée du symbolique, sa force, sa puissance, la portée de la métaphore. Et cela ne fait que me confirmer une intuition, qui consiste à dire qu’il faut revalider cette option. Le symbole existe, il est là et il faut le questionner et ne pas le laisser au hasard.

M.W.-D. : Que faudrait-il faire ?

A.C. : L’enseignement et la culture sont les deux choses qui créent fondamentalement des pôles forts de compréhension et de dialogue entre les gens. La médecine aussi. Ce sont les endroits où les gens partagent le plus de choses communes et où, surtout, les différences peuvent être comprises. Il y a deux types d’espaces qui peuvent ressembler à une agora : une salle de spectacle, de cinéma ou d’exposition, et une salle de classe. Ce sont les seuls endroits où les classes se mélangent, où du moins elles peuvent se mélanger si on fait en sorte que l’on ne cloisonne pas tout.

M.W.-D. : Qu’est-ce que cette mise en scène a apporté à votre texte ?

A.C. : De la radicalité. Le texte est une chose, mais la mise en scène pousse la radicalité du texte sur le fait que nous allons parler, nous allons rester à écouter une pièce qui dure une heure cinquante, où il y a aura de l’action, mais finalement peu. Il y a aura surtout une arène dans laquelle des rôles vont se battre. Et cet élément, la mise en scène le rend, elle ne triche pas là-dessus, elle insiste très fort. La tragédie grecque, c’est une arène dans laquelle s’affrontent des rôles jusqu’à la mise à mort. En ce sens, cela se rapproche de la corrida. La mise en scène apporte cette dimension-là : les corps, le chœur qui danse… Elle apporte silencieusement une présence que je trouve, pour ma part, estomaquante, quand les acteurs sont là. La mise en scène de Frédéric revalide aussi l’option tragique. Il n’y a pas de chant, on entend plutôt des bruits de construction, mais sous certains aspects on peut les considérer comme de la musique. Il y a de la danse, il y a du texte, il y a une tragédie. On pense toujours que la tragédie est texto-centrée, mais normalement, à la base, c’est un spectacle total, un rituel.

M.W.-D. : C’était important pour vous que ce soit un rituel ?

A.C. : Florence Dupont a écrit un livre qui s’appelle Aristote ou le vampire du théâtre occidental. Je trouve assez juste de ne pas oublier que ce qui nous reste, c’est l’écrit, parce que c’est toujours ce qui nous parvient à travers le temps, mais la pratique, ce n’est pas que l’écrit et c’est important de le dire. Quand on fait un spectacle, il n’y a pas que le texte. La mise en scène de Frédéric n’est pas seulement une lecture de la fable. ll y a véritablement un point de vue esthétique, même s’il est épuré. Et tout est important parce que cela montre qu’une forme n’est pas morte, qu’on peut la réinvestir, qu’on n’est pas obligé de s’en tenir à ce qu’on a reçu, mais qu’on peut aussi se dire « en fait, ils dansaient et ils chantaient, alors nous, si on doit danser et chanter, ou mettre de la musique, voilà comment on le fait aujourd’hui ». On ne le fera sans doute pas avec des flûtes comme eux, mais on pourra le faire avec des bruits de chantier par exemple. Il s’agit de se demander ce que cela raconte lorsque l’on transpose la pièce dans notre réalité. C’est extrêmement important.

M.W.-D. : Qu’est-ce que vous mettez sous le mot « rituel » ?

A.C. : Deux heures durant, une foule s’assemble pour assister à la monstration de quelque chose, ça c’est un rituel. Tout le monde s’assied, fait silence. On écoute, on décide que certains prendront la parole. Les uns regarderont les autres, et après peut-être que ceux qui ont regardé prendront la parole à leur tour de manière plus informelle. On décide qu’il y a un rapport scène-salle découpé : il s’agit d’un rituel établi à l’avance. Peut-être discutera-t-on un peu avec le voisin d’à côté… Tout cela crée du commun et du rituel. Et ce n’est ni une affaire d’art, ni de culture comme le dit Denis Guènoun dans sa lettre au directeur du théâtre. Créer du commun, c’est faire du rituel : il faut ritualiser pour qu’il y ait du commun. Si on ne balise pas, alors c’est brouillon. Ce qui fait que les cafés aussi créent du commun. Même dans les cafés, quand on échange avec des amis, il y a un rituel : on se donne une heure de rendez-vous, on commande un verre, on boit, etc. À chaque fois, le rituel peut se placer, on en a besoin pour créer du commun, pour permettre que l’échange ait lieu.

M.W.-D. : La particularité d’Antigone, sur scène, c’est qu’il s’agit d’un rituel théâtral à propos d’un autre rituel qui est celui d’ensevelir les morts.

A.C. : C’est le monologue d’Antigone qui permet le rituel du théâtre et le parallèle avec les morts. À un moment, elle parle pour les morts et elle dit : « Je me sens frère de ces gens-là. » Le rituel du théâtre permet cela. Ce qui est intéressant au théâtre, ce n’est pas de donner la voix à l’opinion dominante, sinon on fait une conférence ou on devient journaliste à TF1. Le rituel du théâtre permet de faire parler la minorité, ceux qu’on n’entend pas, et permet que celui qui fait partie de la majorité puisse venir voir la représentation de la minorité sur scène. (C’est précisément la raison pour laquelle Frédéric ne travaille qu’avec des acteurs africains, mais il le dira mieux que moi.) La majorité peut échanger autour de cela, comprendre la complexité du rapport entre majorité et minorité, dominant et dominé.

On pourrait considérer que certains actes symboliques artistiques offrent des sépultures qui n’existeront peut-être jamais dans la réalité. Je crois que c’est ce que permet parfois la culture.

M.W.-D. : Comment définissez-vous votre rôle comme mythographe ?

A.C. : Ce que j’aime dans ce rôle, c’est qu’a priori nous sommes tous mythographes. L’histoire de la littérature nous fait comprendre que derrière tout texte se cache un mythe fondateur. Et c’est lié à des choses très primaires, soit aux tabous, soit à des rituels comme le deuil, la naissance, etc. Il y a toujours un fil, quelque chose qui se rapporte à des choses qui peuvent nous relier à 2000 ans d’histoire, et du coup on n’est plus dans la question de l’origine, ni surtout dans celle de l’originalité. Il n’y a pas d’origine au mythe. Et c’est génial. Certes, il y a Homère, l’Illiade, l’Odyssée, mais on n’est même pas sûr que ce soit lui qui a écrit ces textes. Certes Sophocle a écrit Antigone, mais il y a tant d’autres versions, et on se fiche de savoir qui se l’est réappropriée, parce que tout le monde a le droit de le faire ! J’aime beaucoup cette libéralité qui consiste à dire que tout le monde a le droit de s’en emparer et que cela fait partie du jeu. Je trouve magnifique cette libre appropriation de choses fondamentales, cela dit quelque chose de l’universalité.

Et j’aime le fait que le mythe démonte l’idée même d’originalité ou d’origine. Cela permet de dire qu’il n’y a pas une origine, je ne suis pas inventeur, ni novateur, mais c’est dans l’histoire des mythes, comme dans l’histoire des formes, comme dans l’histoire de l’art. Je ne suis pas démiurge. ll y a des rôles spécifiques bien sûr : des auteurs, des metteurs en scène… Mais je ne suis pas un créateur, je ne suis pas Dieu, et il n’y a pas d’origine, ce que je fais ne tombe pas du néant. La question de la réécriture des mythes met précisément cela en jeu et peut enclencher un questionnement autour de ça. Pour le moment, on parle d’originalité, d’innovation, qui sont pour moi des termes abscons. Il me paraît dangereux de manipuler ces termes, parce qu’à partir du moment où on se croit être à l’origine ou qu’on croit à sa propre origine comme à une chose pure, qui peut se cristalliser à un jour « zéro », on commence à jouer avec des choses très troubles. Parce qu’on n’est finalement qu’en situation de filiation, d’héritage, que ce soit en rupture ou en accord avec celui-ci, en fuite ou en absence, en positif ou en négatif. Le terme « mythographe » m’intéresse justement à ce niveau-là. Il n’y a rien de messianique là-dedans, et c’est bien. Il n’y a pas de balises sur les mythes, tout le monde se les réapproprie comme il le veut, et ça me plaît.

M.W.-D. : Un mot encore sur la dimension politique de votre travail ?

A.C. : C’est vrai que cette dimension est fort présente, mais je ne voudrais pas qu’on pense que je n’utilise le théâtre que comme un medium politique. Il y a aussi toute une part de poétique, d’images et de métaphores qui, elles, sont liées à la famille, au sang, à la lignée, à la tradition. Même si nous sommes dans une société éclatée, où les familles sont recomposées, le sang existe. La famille existe ; même dans son absence, elle existe. Et donc Antigone est inséparée des morts, comme on peut l’être très intimement aussi quand on reconnaît dans les traits de quelqu’un sa mère, son père, etc. Par exemple, on me dit, moi, que je ressemble à mon grand-père, qui est mort. S’il y a une image de lui qui passe sur mon visage à un moment donné, cela signifie qu’on est effectivement inséparés des morts. Mais alors qu’Antigone le tourne de manière négative, c’est tout à fait positif et dans la joie. Il y a une part poétique à tout cela, une part intimiste. Je ne voudrais pas qu’on se dise : « Ce n’est qu’un anarchiste qui écrit du théâtre parce qu’il ne sait pas écrire des pamphlets politiques ». (Rires). Le politique et le poétique, pour moi, c’est la même chose.


Pour citer cette page

Myriam Watthee-Delmotte, « Entretien avec Axel Cornil », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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