Les Antigone de l’ombre
(littérature contemporaine francophone de Belgique)

Myriam Watthee-Delmotte
Université catholique de Louvain

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Myriam Watthee-Delmotte est Directrice de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique belge, Professeur à l’Université catholique de Louvain, où elle a fondé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire, et Membre de l’Académie royale de Belgique. Ses travaux portent sur la littérature française contemporaine en tant que vecteur de sacralisation et sur les liens entre littérature et rite. Elle pilote à l’UCL un projet international sur la littérature et les innovations médiatiques.

Différentes Antigone apparues sous des plumes d’écrivains belges francophones des vingt dernières années occupent désormais le territoire de l’ombre, que le mythe soit réécrit, recontextualisé ou rejoué. À l’égard de l’acte litigieux qui lui est propre, sa pratique sauvage d’un rite funéraire pour un frère qui en est exclu, les narrateurs expriment désormais une distance : ils posent au moins l’équivalence, sinon la supériorité, de l’attitude d’Ismène, qui privilégie le plaisir du vivant. L’ensevelissement des défunts, qui est la cause première de l’Antigone antique, ne va plus de soi dans la société occidentale du déni de la mort. Les auteurs minimisent ou remettent en cause l’épisode des funérailles et se focalisent sur la seule faculté d’indignation d’Antigone, qu’ils peuvent reporter dans d’autres contextes. Ce que représente fondamentalement son geste funéraire continue cependant à s’opérer, mais sans que sa figure soit revendiquée, dans le cadre de Tombeaux littéraires.

For the past 20 years, francophone Belgian writers seem to cast a shadow on their vision of Antigone whether the myth is rewritten, given a whole new context or restaged. From this moment on, narrators do not express admiration but distance when she defies the law to give her brother a proper burial. Her sister Ismene’s behaviour is at least equally praised, if not preferred, because she favours the pleasure of the living. The funeral ceremony, which was Antigone’s first concern in the ancient versions of the myth, is not the first issue anymore in today’s Occidental society, characterized by the denial of death. Authors minimize or question the importance of the burial by focusing on Antigone’s indignation instead, which can be injected in a different social context. The meaning of Antigone’s funerary rite though seems to be perpetuated by some authors, who do not explicitly refer to the myth, by using a literary genre, which is called in the French tradition “Tombeau littéraire”.


Antigone, dans la littérature d’aujourd’hui, ne tient plus toujours les feux de la rampe de l’héroïsme, et les zones d’ombre qu’elle occupe méritent d’être explorées. On le fera ici dans le cadre d’un corpus limité à des textes d’auteurs francophones de Belgique des vingt dernières années, significatifs à tout le moins d’un « Zeitgeist » en un lieu donné (un pays francophone du cœur de l’Europe) et une époque (le tournant du XXIe siècle). On observera trois modes de relations engagées à l’égard des modèles antérieurs : réécrire, recontextualiser ou rejouer le mythe. Ces quelques cas éclaireront les manières dont se nouent mythe, mémoires et identités autour d’un élément précis de l’intrigue, l’acte litigieux propre à Antigone, à savoir sa pratique sauvage d’un rite funéraire pour un frère défunt qui en est ouvertement privé.

Réécrire Antigone

Il y a vingt ans, en 1997, paraît l’Antigone d’Henry Bauchau, roman qui fait suite à Œdipe sur la route1

Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Arles, Actes Sud, 1990 ; Antigone, Arles, Actes Sud, 1997.

paru sept ans plus tôt, et qui s’inscrit, dit l’auteur, « à l’ombre redoutable de Sophocle2

Henry Bauchau, L’Écriture à l’écoute, Arles, Actes Sud, 2000, p. 104.

 » dont il reprend et complète la matière des tragédies. L’auteur a 84 ans au moment de la parution de son œuvre, c’est dire qu’il ne reflète pas que l’époque de la rédaction du texte, mais aussi l’héritage culturel et historique d’un homme né en 1913. Il écrit le récit intégralement en « je », du point de vue d’Antigone : c’est le privilège du roman que de pouvoir favoriser un point de vue. Il avait initialement prévu de l’intituler Antigone et ses frères, mais son éditeur l’en a dissuadé. C’est pourtant une histoire de fratrie qui s’y trouve à l’avant-plan et la petite histoire familiale permet de comprendre la complexité de la grande Histoire, celle de Thèbes déchirée par une guerre civile. Car Henry Bauchau, psychanalyste, fait remonter les causes du drame à l’enfance, à la rivalité des jumeaux que Jocaste n’a pas pu allaiter ni aimer de manière égale : Polynice, l’unique enfant attendu, a volé toute l’attention de sa mère à Étéocle, dont la naissance n’était pas prévue, et la lutte à mort que les frères se livrent pour posséder Thèbes n’est que la suite logique de la rivalité issue de cette inégalité originelle. Antigone est tiraillée entre eux et tente vainement de les concilier par des gestes symboliques3

D’abord elle essaie de leur faire comprendre le point de vue de l’autre en sculptant pour eux le visage de leur mère, accueillant ou fermé, tel que chacun ne l’a pas connu ; ensuite elle tente vainement de séparer les deux étalons qu’ils se sont offerts mutuellement et qui s’affrontent de manière sanglante.

, puis elle assiste impuissante aux morts simultanées des deux frères dans un corps-à-corps qui est aussi leur ultime étreinte.

Lorsqu’Antigone apprend que Créon refuse une sépulture à Polynice, le récit en est à la page 288 sur un total de 356, auxquelles il faut ajouter les 302 pages du roman précédent où l’héroïne est déjà intégralement présente aux côtés de son père en exil. C’est dire que la réaction d’Antigone se comprend non pas comme le climax de son histoire, mais comme la conséquence d’une longue évolution4

« Je pense que Sophocle a donné à voir et à entendre, de façon insurpassable, ce conflit, je n’ai pas tenté de refaire ce qu’il a exprimé avec tant de profondeur, de force et de sobriété. Mon Antigone n’est pas un personnage de tragédie, mais de roman, elle n’est pas la femme d’un acte, d’un débat, d’un refus. Elle est la femme d’un monde nouveau qui, à travers une longue initiation, trouve le courage d’agir et de penser sans modèle. » (Henry Bauchau, Journal d’Antigone (1989-1997), Arles, Actes Sud, 1999, p. 501)

. Or ce qu’elle exprime n’est pas de l’ordre du singulier, mais du collectif :

Quand il annonce que le corps de Polynice doit pourrir sans sépulture je ne puis plus contenir mon cri. L’indignation, la colère s’échappent de mon corps et vont frapper de front le mufle de la ville avec l’énorme fardeau de douleur, de bêtise et d’iniquité qu’elle fait peser sur moi et sur toutes les femmes. Oui, moi Antigone, la mendiante du roi aveugle, je me découvre rebelle à ma patrie, définitivement rebelle à Thèbes, à sa loi virile, à ses guerres imbéciles et à son culte orgueilleux de la mort. […] je veux enterrer Polynice, c’est tout. À cause de mon ventre, de mon cœur, de mon sexe de femme et je dis non une fois pour toutes à Thèbes et à ses abominables lois.5

Henry Bauchau, Antigone, op. cit., p. 289-290. Désormais A.

L’Antigone de Bauchau se révolte contre une institution (la ville) et pour « toutes les femmes6

A, 289.

 » au nom de sa sensibilité de femme qui lui fait privilégier le respect des corps aux idéologies mortifères, instinctivement, mais aussi culturellement parce qu’on lui a appris à dispenser des soins. C’est pour cette même raison qu’elle a accepté, durant de longues années, de se mettre au service de son père en exil. Un passage du début du roman la montre, après la mort d’Œdipe, continuer à jouer auprès de son compagnon de route Clios ce même rôle : « Clios ralentit le pas. Alors je le devance afin que mon ombre au moins le protège. Je croyais qu’il ne s’en apercevrait pas, il me dit un soir en riant : « L’ombre d’Antigone est encore plus précieuse que sa lumière ».7

A, 22.

Antigone, en tant que fille et que femme, est une auxiliaire. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce terme revêt pour Bauchau une aura de pouvoir occulte. Dans toute son œuvre, les héros qui semblent briller sont des leurres et la vraie puissance tient toujours à la présence d’une créature apparemment anodine à leurs côtés : ministre, guérisseur, enfant… L’écrivain fait d’ailleurs du nom propre Antigone un adjectif (catégorie grammaticale subalterne), mais c’est pour mieux souligner ce que l’auxiliaire met en relief : l’expression « la lumière Antigone », apparue dans un poème, devient le titre du livret d’opéra8

On lira dans cette livraison de MuseMedusa les propos de Pierre Bartholomée, qui a composé l’opéra La Lumière Antigone sur un livret commandé à Henry Bauchau. La Première a eu lieu au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en 2007 sous le direction musicale de Koen Kessels, dans une mise en scène de Philippe Sireuil, avec Mireille Delunsch et Natascha Petrinsky. L’opéra a ensuite été repris en 2012 à la Chaux-de-Fonds par le Nouvel Ensemble Contemporain sous la direction de Pierre-Alain Monot, dans une mise en scène de Jean-Claude Berutti, avec Tomoko Taguchi et Joëlle Charlier (voir la rubrique « Entretiens »).

qu’il consacre à l’enseignement immémorial que laisse la fille d’Œdipe.

Chez Bauchau, Antigone ensevelit son frère seule la nuit et obtient des gardes qui l’ont surprise d’achever la cérémonie funèbre parce qu’elle est « la seule femme9

A, 324.

 » présente, symboliquement liée à toute la gent féminine habituellement en charge des rites : « je suis seule au milieu de la troupe innombrable des femmes qui pleurent sur les corps mortels qu’elles ont aimés10

A, 303.

 ». Ensuite, elle accepte d’être jugée, refuse le bain de sang qui pourrait être déclenché par la foule qui veut prendre sa défense contre Créon, et dans la grotte qui devient son tombeau, elle ne se suicide pas, même si le texte fait à deux reprises mention de cette possibilité. Elle meurt étouffée par les torches qu’elle a fait allumer pour ne pas se trouver dans l’obscurité. Et sa mort coïncide avec une transmission, celle accomplie par la chanteuse Io qui, au moment même de l’agonie d’Antigone, entreprend de chanter son histoire sur une scène de théâtre tragique.

L’Antigone de Bauchau, révélée dans un clair-obscur, porte les valeurs d’un auteur qui dit être devenu écrivain « par espérance11

Henry Bauchau, L’Écriture à l’écoute, op. cit., p. 121.

 » quand sa vie lui semblait un désastre. Bauchau, comme ses illustres prédécesseurs Sophocle et Hölderlin, fait partie de ceux qui admirent l’obstination d’Antigone à qui il peut identifier sa propre quête de sens. Il lui donne toute la place, alors que Créon, par contraste, n’a droit qu’à quelques pages. Le point de vue de l’homme de loi, toutefois, n’est nullement méprisé : « J’ai dû résister à Créon mais je n’ai pas de haine pour lui12

A, 319.

 », dit Antigone. Car l’œuvre de Bauchau, écrite en quête d’un mieux-vivre, traduit un point de vue apaisé, celui d’un homme qui a dû effectuer une révolution intérieure pour admettre, dans le cadre d’une psychanalyse à laquelle il a été initié par une femme, que le corps aussi doit être écouté, que l’intellect n’est pas tout, que la vraie sagesse est un constat de non-savoir et la vraie force, la reconnaissance de la fragilité. Ces éléments ont été pour l’écrivain l’objet d’une lente et tâtonnante conquête de plus de quarante ans, et la figure d’Antigone est apparue dans son grand âge comme leur cristallisation inattendue :

Vint celle qu’on n’attendait pas
L’enfant longue, la naissante, la lucide, l’éclairante
Antigone du futur qui fait face aux prédateurs.13

Henry Bauchau, « Sophocle sur la route », dans Poésie complète, Arles, Actes Sud, 2009, p. 296.

Par contraste avec sa lente maturation, le roman a rencontré un horizon d’attente et connu un succès fulgurant, qui a fait sortir de l’ombre l’écrivain, jusque là cantonné à un cercle plus confidentiel. Il a marqué une date dans la réception d’Antigone, et comme toutes les grandes œuvres, il a lui-même été soumis ensuite à certaines lectures réductrices, en particulier dans certaines interprétations féministes en manque de nuance14

Ce dont témoigne entre autres la correspondance de l’écrivain avec ses lecteurs, conservée au Fonds Henry Bauchau de l’UCL.

. Il faut préciser à cet égard que Bauchau a frappé les esprits en réhabilitant la figure d’Ismène, qui cesse d’être une gentille suiveuse pour apparaître comme une femme sensible, qui assume un choix difficile mais honorable et pleinement encouragé par sa sœur :

– Je dis oui à mon enfant, Antigone, c’est un bonheur mais à cause de lui je ne suis plus libre. Créon a le pouvoir de te tuer et moi je vais devoir me taire, comme font les femmes depuis toujours, les femmes qui ont des enfants.15

A, 324.

Le combat actif et pathétique d’Antigone se trouve donc doublé d’une autre forme de résistance à l’adversité, passive mais non moins valable, celle de la simple protection de la vie qui mérite qu’on y sacrifie sa liberté.

La même relativisation de la posture d’Antigone se retrouve, mais de manière acerbe, dans le récit de Caroline Lamarche La conférence de Polynice, sous-titré Une enquête d’outre-tombe, dont une première version a été rédigée en 2012 et la version définitive se trouve dans cette livraison de MuseMedusa16

Ce texte a été lu dans une première version dans le cadre de « Penser le futur », à la Maison Folie à Mons en 2012. La version ici commentée est celle que Caroline Lamarche a offerte au présent volume de MuseMedusa (voir la section « Créations »).

. Henry Bauchau parlait au nom d’une femme ; Caroline Lamarche prend la parole au nom d’un homme. Changement de perspective radical : la matière de Sophocle y est reprise du point de vue du proscrit défunt, qui, sans changer aucunement les faits, leur donne une autre signification en dévoilant le secret qui a motivé la rebelle : « Antigone qui trompa tout le monde en déguisant sous l’apparence du sublime ce qui n’était que désir de mort. De sa propre mort, après ma disparition. » Car ce que Polynice révèle, c’est un amour incestueux qui a fait perdre raison à sa sœur, et projeter de la gloire là où il n’y avait qu’abjection : « par amour pour Polynice, moi, son frère voyou, livré comme il le méritait aux vautours et aux chiens. De perdant abject elle voulut faire un perdant magnifique […] Elle mit de belles paroles, des paroles de devoir et de piété, sur ce qui, de tout temps, nous a rapprochés et unis : sa violence dans ma violence ».

Ce faisant, on revient au schéma tragique qui repose sur une binarité d’incompatibles, et c’est là ce que Polynice pointe comme fautif : « Voilà bien l’erreur de ma sœur Antigone : se hisser, par une rigidité en miroir, à la place de l’homme, du chef ». Il fustige le « Deux : chiffre terroriste » qui enclot la situation dans l’inextricable, et ne peut que provoquer des dégâts en cascade. C’est par la faute d’Antigone et de son alibi « sublime » que l’histoire est devenue une tragédie, « une mécanique bien huilée, ce dispositif à deux pôles, ce piège à deux mâchoires dans lequel des générations de spectateurs et de lecteurs se laissent prendre ». Car, inéluctablement, cet engrenage de catastrophes ne peut que méduser le public.

Pour mettre fin à cette fascination, Polynice propose de considérer plutôt « les pièces oubliées du puzzle », à savoir Hémon et Ismène. Pour le premier, qui par amour pour Antigone a choisi de mourir avec elle, il n’a qu’une sympathie déférente :

Hémon a de belles phrases aussi, quand il parle à son père, qu’il lutte avec Créon, respectueusement, pacifiquement, ingénieusement.
Pauvre Hémon. Mort quand même, pris au piège d’Antigone.
Dommage pour lui, dommage pour nous.
Hémon est sans avenir pour notre propos.
Voilà pour son éloge funèbre.

Pour la seconde, Ismène, il ne tarit pas de louanges, souligne la justesse des deux phrases que Sophocle met dans sa bouche dès son entrée en jeu et qui sont les seules à ne pas déboucher sur la mort : « La nature ne m’a pas faite pour lutter contre les hommes » et « Dès le principe il faudrait renoncer à chercher l’impossible ». Il en conclut la primauté absolue de cette attitude « sans éclat », « sans vertige », « invisible mais libre », qui lui vaut son infinie tendresse :

Ismène, ma sœur, viens.
Ou plutôt ne viens pas.
Ne te penche pas sur les restes de ton frère Polynice, sur la tombe de ta sœur Antigone, oublie le destin de ta famille et la malédiction des dieux, va ton chemin parmi les bêtes et les arbres.
laisse les morts enterrer leurs morts.

Polynice est toutefois conscient que ça n’intéressera pas la littérature :

Quelle histoire se nommera « Ismène » ?
Aucune.
Car vous préférez sang sur sang, cadavre sur cadavre et dépouilles laissées aux chiens.

Caroline Lamarche reste donc pleinement dans la mémoire de Sophocle, mais loin du ton grave qui marque l’œuvre de Bauchau, elle opte pour une distanciation humoristique et pose, ce faisant, la duplicité qui définit la sensibilité occidentale commune : chacun aime à se divertir de violence, tandis que sa vie ordinaire s’épanouit dans de petits conforts. « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères », disait déjà Pascal, repris par Giono dans l’après-guerre pour canaliser la fascination du sang versé vers le roman17

Jean Giono, Un roi sans divertissement, Paris, Gallimard, 1947.

. Comme lui, Henry Bauchau et Caroline Lamarche s’attachent à souligner qu’il n’y a pas d’autre place pour la grandeur tragique que celle de la littérature, mais un homme qui a traversé douloureusement deux guerres mondiales a nécessairement sur cette question un regard plus souffrant qu’un auteur né durant les Trente glorieuses, qui peut en jouer librement sur le mode de la dérision18

Caroline Lamarche, à cet égard, évoque aussi sa qualité de femme, position toujours fragile de nos jours, et se rapporte à la définition de l’ironie par Jankélévich, qui la désigne comme étant l’arme des faibles : « L’ironie adopte en apparence le discours dominant (la femme ne doit pas rivaliser avec l’homme ni s’attaquer à l’impossible, dit en substance Ismène), y voyant peut-être une sorte d’invariant contre lequel il est vain, ou tout simplement trop épuisant, de lutter. Mais l’ironie va ailleurs, et y va en douceur (du moins en apparence, le travail qui mène à cette “échappée” étant considérable et constant, il exige de sortir du “deux”, précisément, de la bi-polarité, du manichéisme), l’ironie échappe et s’échappe, elle nous conduit à “penser à côté”, à tracer un chemin “différent”, moins visible sans doute et moins glorieux que la victimisation privilégiée par notre époque (voir à ce sujet le livre de Jean-Michel Chaumont : La concurrence des victimes) mais tellement plus libre (et, sans doute, heureux, ce qui constitue la véritable subversion) » (Courriel de Caroline Lamarche à Myriam Watthee-Delmotte du 9 avril 2016).

.

Le contraste s’accentue encore avec Axel Cornil, qui propose en 2015, à vingt-quatre ans, sa version d’Antigone dans une pièce de théâtre intitulée Si je crève, ce sera d’amour19

Axel Cornil, Si je crève, ce sera d’amour, Carnières, Lansman, 2015. Désormais S. Axel Cornil et le metteur en scène de la création de la pièce sous le titre Crever d’amour, Frédéric Dussenne, ont tous deux accordé une entrevue pour cette livraison de MuseMedusa (voir la section « Entretiens »).

. Dans un décor citadin contemporain au moment d’une sortie de guerre civile, Antigone apparaît, dès la première scène, chargée du cadavre de son frère, en proie à un violent sentiment de dégoût pour tous ceux (Hémon y compris) qui préfèrent festoyer en se réjouissant de la paix plutôt que d’assurer le dernier hommage à ceux qui sont morts au combat. La deuxième scène montre Créon parlant haut à la foule, le cadavre d’Etéocle dans les bras. Axel Cornil revient ainsi, lui aussi, à l’essence du tragique, qui fait s’affronter symétriquement deux points de vue qui ont chacun à la fois tort et raison : d’un côté, Antigone s’attache à honorer les morts mais sans pouvoir se détacher du devoir de mémoire, ce qui la rend inapte à sortir de son deuil et à vivre (« Demain, demain les souvenirs seront perdus et les mémoires mortes. Nous devons nous rappeler de tout, chaque détail, chaque crevasse, garder gravée dans notre cerveau l’image de nos morts20

S, 10.

 ») ; d’un autre côté, Créon, qui ne cesse de dire qu’il est un démocrate dont le «  seul souci est le bien de tous21

S, 38.

 », entend orienter la ville qu’il gouverne exclusivement vers un futur positif en s’empressant de reléguer le passé aux oubliettes, et pratique le déni pour faire table rase au bénéfice de la construction de l’avenir.

L’obstination de l’un comme de l’autre dans ce qu’il estime être son bon droit conduit à une surenchère des provocations : Créon néglige les morts car il a « de grands projets pour cette ville, mais pas celui d’en faire un mausolée22

S, 21.

 » ; Antigone s’en indigne et ensevelit son frère ; Créon qui se sent nargué par une insolente le déterre, le démembre et le jette aux chiens, en buvant des bières avec les témoins ; Antigone, accompagnée des gamins de la ville, commence à enterrer tous les autres corps de combattants restés sans sépulture ; en représailles, Créon met le feu à tous les charniers ; Antigone s’y rend pour prier et entonner les chants mortuaires, mais elle se fait lapider par une foule en état d’ivresse qui veut un feu de joie et non une scène funèbre ; poussée à bout, elle s’automutile avec du verre brisé, décrète qu’elle n’a « plus de pitié pour personne23

S, 36.

 », puis s’immole par le feu après avoir vociféré : « Je vous maudis […]. Je suis un ange vengeur et je porte en moi votre ruine.24

S, 39.

 » Et c’est Hémon qui encaisse tous les coups : il plaide la jouissance du présent auprès de sa fiancée et la clémence auprès de son père avec le même insuccès et finit par les renvoyer dos à dos25

Voir l’entretien d’Axel Cornil (section « Entretiens »).

 : « Elle a peut-être tort mais toi aussi26

S, 30.

 », déclare-t-il à son père, qui lui profère des menaces, et à Antigone, qui lui crache au visage : « Je t’en prie, ne ressemble pas à mon père27

S, 36.

 ». Il finit lui-même par perdre pied dans ce bain permanent de brutalité : il frappe Ismène qui vient « rendre un dernier hommage 28

S, 40.

» à la dépouille funèbre de sa sœur en la traitant de « petite pétasse nécrophile », « petite sainte de merde29

S, 40-41.

 ». Ismène, pour sa part, estime que « [l]’Histoire est écrite par la main des vainqueurs dans le sang des vaincus. Aucune injustice là-dedans »30

S, 17.

 : son cynisme n’est que la résultante du carpe diem qui lui tient lieu de mode de survie. Et c’est elle qui tire la leçon finale en rétorquant à Hémon qui a cédé sur elle à sa faim sexuelle d’abord, et ensuite à la violence : « Au final, tu ne vaux pas mieux que moi…31

S, 41.

 ».

Cette réécriture, on le voit, montre la place des morts instrumentalisée au bénéfice des valeurs prônées par des protagonistes dont aucun n’a le privilège de l’héroïsme. Antigone est un catalyseur d’action tragique, mais pas une figure admirable. Le titre ne mentionne d’ailleurs pas son nom, mais une phrase, « Si je crève, ce sera d’amour », qui ne figure pas dans les dialogues et qui pourrait être prononcée avec des connotations différentes aussi bien par Antigone que par Ismène.

Recontextualiser Antigone

Les trois textes cités jusqu’ici sont des œuvres littéraires qui posent de front la question de ce que signifie le mythe d’Antigone aujourd’hui en se situant ouvertement dans le sillage de Sophocle pour engager une réflexion sur le sens du tragique. D’autres reprises du mythe se donnent un objectif plus modeste, qui est de réfléchir aux usages de la figure d’Antigone en tant que filtre interprétatif du présent.

Tel est le cas de la pièce L’Autre Antigone de Cara, alias Carmelina Carracillo, publié en 1996 aux éditions du Cerisier (Cuesmes) et créée à Charleroi l’année où sort le roman de Bauchau. Antigone et ses frères y deviennent prétexte à une évocation des problèmes psycho-sociaux des jeunes désœuvrés de la région sinistrée du Borinage, qui ont à choisir entre une vie misérable mimant la bourgeoisie ou la zone. Créon est devenu un politicien qui justifie les injustices et les exclusions au nom des lois du marché, et encourage les assistants sociaux à pratiquer un interventionnisme pervers. Le tragique a disparu et ce qui s’impose, c’est l’incompatibilité des points de vue des différents protagonistes (Antigone, Créon, Ismène, Hémon, Eurydice), « autres vérités qui surgissent et s’affrontent sans s’annuler32

Nancy Delhalle, « L’autre Antigone », Archives et musées de la littérature (page consultée le 7 avril 2016).

 » dans une société devenue cacophonique, dans laquelle il n’y a tout simplement pas de place pour les morts.

Une autre question sociétale, cette fois à l’interférence du politique et du religieux, est traitée dans l’Antigone voilée de François Ost, parue aux éditions Larcier en 2004 et republiée chez De Boeck en 2010 : le port du foulard islamique dans les établissements scolaires, question polémique face à laquelle l’auteur, par ailleurs philosophe du droit, propose de « poser un geste littéraire en saisissant le sujet par son côté individuel et singulier. J’ai voulu faire entendre [l]a petite voix [d’Antigone] lorsqu’une République assiégée édicte une loi sur un signe religieux qui peut exprimer une quête spirituelle autant qu’une pudeur ou une révolte33

François Ost dans un entretien avec Eric de Bellefroid, « Aïcha, l’Antigone voilée », La Libre Belgique, no 24, septembre 2004 (page consultée le 7 avril 2016).

 ». Antigone y est donc placée à l’avant-plan de par le titre, comme une incitation à lire l’intrigue à travers le filtre du récit mythique.

Les personnages sont des jeunes lycéens maghrébins dans un établissement belge, tous orphelins. Antigone s’appelle Aïcha et sa sœur, Yasmina, leurs frères Hassan et Nordin. Dans un contexte qui reste inexpliqué, les deux garçons s’affrontent et s’entretuent en faisant exploser une grenade. Un acte terroriste est suspecté et le directeur d’école désigne Nordin comme le coupable, en interdisant qu’on assiste à son enterrement. Aïcha se rebelle, organise une cérémonie funéraire autour d’une photo à l’intérieur de l’école. Pour rester solidaire de son frère et partager son statut de paria, elle décide de porter désormais le foulard, alors que le règlement scolaire prévoit le renvoi immédiat de toute personne qui porte des signes reli¬gieux. Renvoyée, Aïcha entame une grève de la faim, à la suite de quoi le directeur accepte de faire modifier le règlement d’ordre intérieur de son établissement. Le chœur antique est assumé par les médias qui retranscrivent l’histoire de cet affrontement en convoquant divers témoignages et commentaires.

On reconnaît certes la trame antique, mais le déplacement est important, puisque l’action d’Antigone dévie vers la nécessité de faire changer une loi qui n’a plus rien à voir avec la mort de son frère, ni avec la place des morts, et encore moins avec les lois divines, la question du divin se limitant ici à la question des marques identitaires religieuses comme débat politique. On a ainsi quitté le tragique, même si on reste dans l’affrontement duel. Et là se situe précisément l’ambition de l’auteur, éminent juriste et vice-recteur d’une université belge, qui précise dans un entretien pour la revue Droit et société :

Sophocle ne donne raison ni à Créon ni à Antigone. Je veux sortir de cette dichotomie où Hegel a enfermé les interprètes de l’Antigone. Antigone a aussi ses défauts. Ceux de Créon sont reconnus. Mais Antigone a aussi quelque chose d’unilatéral. Son amour est un amour stérile. La filia d’Antigone, c’est un amour pour les siens, à la limite un amour incestueux. Son discours n’accède pas vraiment à l’interlocution. […] Il y a quelque chose à la fois d’un peu suicidaire, de solitaire et d’incestueux dans le personnage d’Antigone. C’est sa zone d’ombre qui d’ailleurs fait d’elle une personne réelle et pas seulement un personnage emblématique […], qui fait d’ailleurs qu’on s’y attache.34

Claire de Galembert, « La tragédie du voile. Entretien avec François Ost »Droit et société, no 68, 2008, en ligne, p. 251-264 (page consultée le 7 avril 2016).

Ce qui est éliminé du paysage d’Antigone, c’est l’idée de l’absolu. « Il faut sans doute accepter l’idée qu’il y a plusieurs manières de construire l’universel35

Ibid.

 », dit encore François Ost, qui explique que Créon n’est pas à condamner non plus, puisqu’il agit sans mauvaise intention, mais seulement dans « une conception de l’universalité qui risque d’écraser les différences36

Ibid.

 ». L’auteur dit d’ailleurs espérer que l’interprétation de sa pièce ne soit jamais récupérée par aucun basculement militant. Selon lui, le principal attrait de la littérature est précisément d’apporter la nuance qui parfois peut faire défaut aux textes de loi faits pour trancher :

On produit des techniciens dogmatiques, qui reproduisent un donné et qui s’enferment dans la pensée unique, alors que notre époque demande aux juristes, comme les précédentes, beaucoup d’imagination. […] La littérature propose des scénarios qui peuvent affiner la perception que l’on a des situations humaines et permettre de trouver des alternatives à des situations qui paraissent bloquées.37

Ibid.

Et l’on comprend que sa conception de la littérature est à l’image de son Antigone : « Je pense qu’il y a une sorte d’indiscipline littéraire de la plus grande utilité pour les disciplines scientifiques38

Ibid.

 ».

Dans des textes comme celui de Cara ou de François Ost, on voit donc que le mythe reste identitaire en ce sens qu’il permet une relance de l’interrogation sur le présent. Il s’agit d’expérimenter les possibles de la mise en intrigue littéraire comme outil de questionnement du réel, le mythe référent étant le chaînon qui relie l’actualité à l’histoire de l’humanité dans sa quête perpétuelle de sens et, en particulier, de justice. On remarque que la gestion des funérailles de Polynice n’y est pas centrale ; elle n’est que le pré-texte à une posture d’opposition qui, elle, monopolise l’intérêt et fait l’objet d’une actualisation circonstancielle. Or dans cette actualisation, la place des morts n’est pas la première question.

Rejouer Antigone

Il y a un autre rapport au mythe encore, qui consiste pour l’écrivain non pas à l’évoquer mais à le rejouer dans un texte, c’est-à-dire à prendre en charge dans l’écriture même le rôle d’Antigone enterrant son frère resté en mal de funérailles, autrement dit à offrir un Tombeau littéraire. Le cas le plus flagrant est celui des textes dédiés à la mémoire des rebelles politiques portés disparus, ce dont la littérature d’Amérique latine offre de magnifiques exemples, dans lesquels Antigone sert de figure-phare. On pourrait évoquer aussi les textes offerts aux victimes de guerre dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Dans le contexte belge contemporain, on pointera deux exemples moins explicites, où il ne s’agit pas tant de palier un refus de sépulture qu’une lacune symbolique : le manque d’un lieu de commémoration afflige un écrivain, qui pose alors un geste rituel et active par là une consolidation identitaire de type fraternel. Le mythe n’est aucunement revendiqué par ces auteurs, ce sont donc des Antigone « en immergence » pour reprendre le terme de Pierre Brunel39

Pierre Brunel, Apollinaire entre deux mondes. Mythocritique II, Paris, P.U.F., 1997.

, c’est-à-dire qui affleurent dans la conscience interprétative du lecteur et non nécessairement dans celle du scripteur. La lucidité auctoriale est une question toujours délicate, et même hors sujet si l’on s’accorde sur le fait qu’un écrivain n’a pas, sauf à pratiquer la recette plus que l’art littéraire, à être conscient de tout ce qu’il met en œuvre dans ses textes, a fortiori les scénarios mythiques qui sont actifs par innutrition.

Tel est le cas de Joseph, le quatrième roman de Yun Sun Limet, paru à la Différence en 2012. Le texte se présente comme une autofiction où la narratrice retrace la vie d’un oncle qu’elle n’a pas connu, mais qui la hante parce qu’il est lié à un traumatisme d’enfance : le moment où elle a vu son père s’écrouler en pleurs à l’écoute d’une bande-son où il retrouvait la voix de son frère défunt : « Et soudain quelque chose s’effondre. L’enfance peut-être se termine et s’ouvre le temps de l’incertitude où l’on découvre la vie avec effroi40

Yun Sun Limet, Joseph, Paris, La Différence, 2012, p. 12. Désormais J.

 ». Ce n’est pas la découverte de la mort qui effraie la fillette : de nombreux autres morts ponctuent ce récit sans produire le même effet ; c’est celle de ce membre de sa famille dont elle ne sait rien, sauf qu’il est décédé par accident dans sa jeunesse. Patiemment, elle reconstitue au départ d’archives éparpillées (des photos, des lettres, des coupures de journal) la trame de l’existence de Joseph pour conclure qu’il n’y a « rien dans cette vie, dans le fond, qui vaille la peine d’être magnifié41

J, 131.

 ».

Qu’est-ce qui vaut, alors, la peine d’entreprendre cette cérémonie du souvenir ? La réponse est : le manque de lieu mémoriel. « Il n’y a pas eu de récit, personne ne m’a jamais raconté son histoire […]. Ce n’était pas une histoire, cela ne faisait pas récit, c’était juste un malheur pour tous ceux qui l’avaient connu42

J, 15.

 ». De même, « personne », dit-elle, « ne peut me raconter l’enterrement43

J, 172.

 ». La narratrice constitue dès lors une version narrative ; le livre devient un espace possible pour la commémoration qui jusque là ne s’est pas faite, faute de lieu symbolique. Il s’agit aussi de la nécessité de faire face aux bégaiements de l’histoire, puisque le texte s’écrit au moment où la famille d’adoption de la narratrice, une génération plus tard, doit affronter un nouvel accident qui fauche en pleine jeunesse un autre jeune homme, Jean-Louis. Douloureux destin d’une famille ordinaire : « On ne pouvait pas s’empêcher de penser à une sorte de malédiction, de répétition de génération en génération de la même tragédie, de fratries brisées, de frères ôtés soudainement.44

J, 186.

 »

En d’autres termes, l’écrivain effectue ce à quoi les défunts ont droit mais qui fait défaut : elle dresse pour eux une stèle du souvenir. Et peu à peu, par ce récit, différentes communautés symboliques émergent, auxquelles les morts et la narratrice appartiennent, ainsi que les endeuillés. D’une part, celle de la Belgique, grande famille imaginaire où l’on se réunit autour des photos parentales de la dynastie45

J, 125-128.

, mais qui est « une fratrie ratée46

J, 12.

 » depuis que la décolonisation et la fédéralisation ont déconstruit l’utopie d’une union des peuples. D’autre part, celle d’une petite histoire familiale, à laquelle il est d’autant plus important pour la narratrice d’appartenir qu’elle est une enfant adoptée :

Je sais que j’écris ce Joseph aussi parce que je suis cette fille unique un peu particulière. Ce frère qui manque, qui a été ôté à la fratrie, c’est aussi celui qui me manque. Je me suis souvent dit que j’aurais sans doute eu des affinités avec cet oncle. Il chantait. Il fascinait. Il avait ce petit plus que je pensais avoir, adolescente, et qui me poussait vers les arts, et l’écriture. Je ne suis la sœur de personne et une fille d’invention. […] Joseph, le frère de mon père, son seul ami, je ne l’invente pas. Je le cherche et en le cherchant je m’invente une famille.47

J, 96-97.

Il n’y a pas de cri de rébellion dans ce geste funéraire, il n’y a aucun coupable ni aucun bourreau désigné ; seulement l’indignation et le besoin de lutter contre la cruauté de la mort qui frappe aveuglément, et de la vie qui ne regarde pas en arrière. Le Tombeau rédigé pour Joseph et, par rebond, pour Jean-Louis et pour tous les êtres fauchés injustement par la mort dans leur jeunesse, est donc aussi celui qui proclame la dignité des vies communes qui ne méritent pas d’être reléguées à l’oubli. La finale du texte consolide en ce sens une fratrie universelle : « Rien ne passe. L’irrémédiable est notre lot commun48

J, 187.

 ». La narratrice active ainsi ce que Denis Jeffrey appelle une « communauté de destin », qui permet à chacun de sentir son existence reliée à un récit collectif qui, s’agissant de mythe, s’élargit au plan de l’humanité. « Les mythes […] enracinés dans la mémoire humaine remplissent cette fonction de lui rappeler, sous un mode imagé, les limites des conditions d’existence qu’il partage avec tous les hommes49

Jeffrey Denis, Jouissance du sacré. Religion et postmodernité, Paris, Armand Colin, 1998, p. 26.

 ». C’est en ce sens que l’on peut voir une Antigone secrètement à l’œuvre dans le récit de Joseph.

La figure d’Antigone transparaît de la même manière, c’est-à-dire en filigrane, dans Un si lent départ de Michèle Vilet, livre rehaussé de photographies de Jacques Vilet, frère de l’auteur, publié aux éditions des Déjeuners sur l’herbe en 2014. Cet ouvrage n’est pas une fiction mais la chronique de la maladie d’Alzheimer de Peter, le compagnon de la romancière, ponctué de photos de visages prises lors de ses funérailles, plus précisément la dispersion de ses cendres au lieu-dit « les Passeurs de mémoire », espace mortuaire des bords de l’Escaut.

Le livre retrace l’accompagnement d’une fin de vie, rédigé sur le mode de l’adresse à un « tu », qui ici signifie autant la proximité affective de l’interlocuteur que son silence. Il se présente comme une suite de 46 textes brefs composés chacun de deux paragraphes, le second étant une chute : sentence brève ou question. Cette mise en forme d’une stricte régularité contraste de manière frappante avec la déperdition que subit le protagoniste. À première vue, la position de la narratrice fait ainsi songer à l’Antigone qui accompagne fidèlement son père aveugle dans l’exil, jusqu’à sa disparition à Colone. De même que ce cheminement fait passer Œdipe d’être souffrant et maudit à un homme réconcilié avec lui-même, et qui devient in fine un personnage sacré, Peter apparaît d’abord tourmenté par ses pertes de mémoire, inquiet d’être l’objet de complots ; il avoue se sentir « perdu dans cette bataille50

Michèle Vilet, Un si lent départ, Merlin, Les Déjeuners sur l’herbe, 2014, p. 32. Désormais L.

 » qu’est la maladie dégénérative, ne touche bientôt plus à sa vie qu’à tâtons, les yeux fermés, comme un « aveugle51

L, 34.

 » ; puis peu à peu il devient un homme « au repos », à « l’air paisible52

L, 41.

 » et qui « travaill[e] à restaurer la paix53

L, 44.

 ». Le récit retrace l’histoire d’un lâcher-prise : « Tu t’abandonnes. Tu crois que la sagesse est de ne pas résister.54

L, 46.

 » À la fin, « nulle souffrance ne marque plus [s]es traits55

L, 66.

 » et à la dernière page du livre, il a « la mine d’un devin56

L, 72.

 ».

Cependant, une lecture attentive du texte fait apparaître aussi en filigrane l’Antigone des hommages funèbres à Polynice. Car la question des justes funérailles est esquissée à plusieurs reprises dans le récit, à la faveur des flash-backs sur la vie de Peter qui évoquent le décès inopiné du père dans l’enfance et ses obsèques rapides gérées par les voisins, la Mère d’un ami « enterrée », c’est-à-dire restée enfouie dans les gravats d’un bombardement57

L, 49.

, et les « cérémonies convenables58

L, 50.

 » organisées pour les enfants morts par épidémie en temps de guerre. Sur cet horizon, quelle cérémonie funéraire peut s’avérer juste pour Peter, lorsque la mort se présentera ? La question se pose à la narratrice qui ne l’esquive pas. Les cinq dernières séquences retracent l’endormissement progressif du mourant et les funérailles en elles-mêmes ne sont pas évoquées, mais c’est le livre tout entier qui fait office de Tombeau. Il faut lire la postface de Jacques Vilet pour comprendre que les visages qui ponctuent le texte sont ceux des endeuillés présents lors de la cérémonie d’adieu, et que l’image de couverture n’est pas celle d’une balade forestière (comme on apprend que Peter les aimait), mais le cortège funéraire au lieu-dit des « Passeurs de mémoire ». La cérémonie funéraire a en fait commencé dès le premier mot du texte, et le récit propose les trois phases du rituel de deuil : célébrer les qualités du défunt en évoquant son existence, rejouer symboliquement sa mort et lui donner un lieu séparé afin de relancer les endeuillés dans la vie. En postface, on peut lire : « Notre vœu est que ce livre puisse aider les familles et les proches des personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer et être relayé par les associations qui les soutiennent.59

L, 79.

 »

La narratrice-Antigone qui effectue ce rite funéraire n’est, pas plus que dans Joseph de Yun Sun Limet, en situation de révolte contre un tyran politique, mais elle est en lutte contre la tyrannie de l’oubli, et plus spécifiquement contre le tabou admis, sinon institutionnalisé, qui pèse sur les maladies neurodégénératives, ainsi que contre l’indignité qui peut être associée à ceux qui en souffrent dans le non-dit. Son texte combat ainsi l’humiliation que subissent les malades dépossédés d’eux-mêmes en même temps que de la considération d’autrui. Un homme sans mémoire est-il encore un homme ? À ceux qui en doutent, il est plus qu’à d’autres nécessaire d’adresser en réponse des textes qui soulignent la beauté de la fragilité humaine assumée jusqu’au dernier soupir, ce que fait le Tombeau littéraire.

*

Pour ces différentes Antigone apparues sous des plumes d’écrivains belges francophones des vingt dernières années, que le mythe soit réécrit, recontextualisé ou rejoué, on observe que l’héroïne se meut désormais dans des territoires de l’ombre. Les initiatives de la rebelle n’ont certes jamais rencontré l’adhésion des protagonistes de son histoire, et pas toujours celle des voix collectives qui font office de chœur, mais de nos jours le narrateur lui-même met désormais sa distance : il pose au moins l’équivalence, sinon la supériorité, de l’attitude d’Ismène, celle qui privilégie le plaisir du vivant. C’est que l’ensevelissement des défunts, qui est la cause première de l’Antigone antique, ne va plus de soi dans la société occidentale du déni de la mort, comme le démontrent depuis plus de trente ans nombre de chercheurs en sociologie ou en histoire des idées60

Voir entre autres Philippe Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1983 ; Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970 ; Patrick Baudry, La Place des morts : enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999.

. Les auteurs qui s’approprient son mythe soit remettent en cause, soit minimisent volontiers l’épisode des funérailles ; ils observent surtout la faculté d’indignation d’Antigone, qui monopolise leur attention. Ce que représente fondamentalement son geste funéraire continue cependant à s’opérer, mais sans que sa figure, aujourd’hui marquée du sceau de la violence davantage que de la tendresse, ne soit revendiquée en modèle. Il se fait toutefois qu’elle en est un dans le cadre d’une culture millénaire, et qu’à ce titre elle transparaît en filigrane dans les productions culturelles de la mémoire, comme le sont les textes-Tombeaux offerts aux dépossédés.

La présente approche n’est qu’une esquisse, elle demanderait à être complétée afin de vérifier en quoi le travail littéraire de ces auteurs francophones de Belgique s’avère représentatif d’une tendance générale, ou ne reflète que quelques sensibilités singulières. Il faudrait aussi affiner l’analyse en tenant compte du critère de généricité : un roman, un récit, une pièce de théâtre, un recueil engagent d’emblée à des exploitations différentes de la même matière. Et qu’en est-il du cinéma et des textes hypermédiatiques ? Antigone y apparaît-elle, et, si oui, selon les mêmes modalités interprétatives ? L’enquête reste ouverte et engage à une interrogation sur ce qu’un mythe pluriséculaire peut traduire, dans ses avatars littéraires, de la place accordée aux morts dans l’imaginaire et l’agir contemporains.


Pour citer cette page

Myriam Waltthee-Delmotte, « Les Antigone de l’ombre (littérature contemporaine francophone de Belgique) », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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