Charlotte Delbo et les tombeaux d’Antigone

Anne-Claire Bello
Université de Cergy-Pontoise

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Anne-Claire Bello est professeur agrégée et Docteur ès Lettres de l’université de Cergy-Pontoise. Ses recherches portent sur le roman contemporain, Sylvie Germain, l’histoire, la mémoire et l’oubli. Derniers articles : « Les visages de l’histoire dans Magnus de Sylvie Germain », Romans européens depuis 1960, Honoré Champion, avril 2016 ; « Les rumeurs de l’histoire face à l’oubli ou l’exploration germanienne de l’hypomnésie », « Les Cahiers de Framespa » de l’université de Toulouse, juin 2016.

La première moitié du XXe siècle, marquée par les deux guerres mondiales, voit en France un retour du mythe. La figure d’Antigone est alors associée à la résistance. L’originalité de l’œuvre de Charlotte Delbo, dans les années 1980, est d’articuler le mythe d’Antigone à la Shoah et à l’extermination de certaines populations civiles par les dictatures. Au-delà de la posture politique, elle réaffirme ainsi la dimension éthique des lois immémoriales présentes dans le mythe antique. Face au déni et à l’occultation politique qui génèrent des « spectres essentiels », son écriture s’inscrit dans la piété du « deuil essentiel » qui se veut mémoire responsable des « morts mal morts ».

The first half of the 20th century, marked by the two world wars, sees in France the return of the myth. The originality of Charlotte Delbo’s work, in the ‘80s, lies in her mixing of Antigone’s myth, (whose character is) intrinsically linked to political resistance, with the Shoah and the extermination of citizens by dictatorship. Beyond the politics, she maintains the ethical dimension of immemorial laws in ancient myths/mythology. Facing the refusal and the political overshadowing that create “essential spectres”, her writing is in the piety of “essential sorrow”, which is a remembrance of the “morts mal morts”.


Et Antigone qui affrontait le supplice pour ensevelir son frère aurait dû nous sembler bien ridicule à nous qui enfoncions dans la boue glacée du marais pendant que nos mortes de la veille, nos camarades d’hier, jetées toutes nues au crématoire, s’en allaient en nuages de suie puante que le vent rabattait sur nous. Cette odeur… Nos camarades… Antigone en ramassant de la poussière avec ses mains pour recouvrir le corps de son frère avait une grandeur qu’elle n’a sans doute jamais eue ailleurs.1

Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, Paris, Berg International, 2013, p. 46-47.

La première moitié du XXe siècle a vu en France un retour du mythe. Catherine Coquio constate ainsi « l’impressionnant retour critique au mythe d’Antigone dans la culture contemporaine – dans le sillage de la lecture lacanienne et des Gender Studies2

Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2015, p. 264.

 ». Georges Steiner parle, quant à lui, de « véritables épidémies d’Antigone3

George Steiner, Les Antigones, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986 [1984], p. 120. Jean Cocteau, Antigone (1922) ; Marguerite Yourcenar, « Antigone » dans Feux (1936) ; Jean-Paul Sartre, Morts sans sépultures (1941) ; Maurice Druon, Mégarée (1942) ; Jean Anouilh, Antigone (1944) et Bertold Brecht, Antigone (1948).

 ». Dans un contexte historique marqué par l’horreur anthropologique des corps de soldats dénués de toute tombe, l’inconscient collectif retient tout d’abord du mythe le motif du corps de Polynice laissé sans sépulture. L’intérêt se déplace, avec la Seconde Guerre mondiale, sur la figure d’Antigone perçue comme le modèle de la résistante qui préfère plutôt mourir que d’obéir à la tyrannie ou à la compromission. Le destin du personnage rejoint l’impression de fatalité éprouvée par les Français devant la défaite de 1940 et l’occupation allemande. Cette figure d’une Antigone résistante face au nazisme s’inscrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le mythe résistancialiste véhiculé par le général de Gaulle. Il faut attendre les œuvres de Charlotte Delbo pour que la figure d’Antigone soit associée à l’extermination et au génocide dont certaines populations civiles ont été victimes pendant la Seconde Guerre mondiale et durant les dictatures qui ont suivi. Charlotte Delbo, secrétaire de Louis Jouvet en 1939-1941, connaissait parfaitement les réécritures théâtrales modernes des mythes antiques. Si Catherine Coquio estime que la « vision elliptique et violente, d’une jeune fille enterrant son frère avec ses mains, surplombe [son] œuvre4

Catherine Coquio, La littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit.., p. 263. Nous reproduisons les italiques de l’auteur.

 », nous limiterons ici notre analyse à l’opus La Mémoire et les jours. Nous observerons tout d’abord comment les morts, à l’image du corps de Polynice, sont souvent escamotés et occultés par les pouvoirs tyranniques au cœur même du politique avant de voir comment les Antigone de Charlotte Delbo s’inscrivent dans la dimension éthique du « deuil essentiel5

Quentin Meillassoux, « Deuil à venir, Dieu à venir », Critique, no 704-705, 2006, p. 105-115.

 » des « morts mal morts6

René Char, « L’amble des morts mal morts/Sonnant à tous les vides… », La Nuit talismanique, Genève, Skira, 1972, p. 45.

 », qui est « sacrement de tendresse7

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, Paris, Berg international, 2013 [1985], p. 14.

 ».

Les morts invisibles de la mémoire occultée

Dans le mythe d’Antigone, la mort est tout d’abord envisagée, sous un angle patriotique, comme le sort qui est réservé aux traîtres à la nation afin de maintenir l’unité et la cohésion de la cité. Tel est l’argument avancé par Créon8

Sophocle, Antigone, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion/Théâtre », 1999. Polynice est « l’ennemi public », « le banni qui n’est revenu que pour livrer aux flammes sa patrie et ses dieux, s’abreuver du sang fraternel et réduire les siens en esclave » (p. 50 [185-200]).

pour légitimer l’édit qu’il a promulgué à l’encontre de Polynice, traître à la ville de Thèbes par son alliance avec la cité ennemie d’Argos. Dès lors, il refuse que Polynice soit honoré9

Ibid. Créon refuse qu’il soit « enseveli avec les honneurs qui accompagnent sous la terre les plus glorieux morts ». Si Créon ne proclame pas à l’encontre de Polynice déjà mort la sentence capitale de lapidation habituellement réservée aux traîtres à la patrie, il condamne en revanche tout contrevenant « à être lapidé par le peuple », p. 42 [17-30].

et qu’un mausolée lui soit érigé10

Ibid., p. 50 [185-200] : « défense publique est faite aux citoyens de l’honorer d’un tombeau ».

. Si l’on peut comprendre les raisons patriotiques avancées par Créon, la tragédie souligne en revanche l’hybris de ce dernier lorsqu’il interdit toute inhumation et tout rite de deuil11

Ibid., p. 42 [17-30] : « […] il défend par édit qu’on l’enterre et qu’on le pleure ».

. L’argumentaire patriotique se heurte alors à la sphère éthique et religieuse des « lois divines », « lois non écrites […] mais intangibles12

Ibid., p. 61 [450-486].

 ». Dénier aux morts la sépulture qui leur est due, c’est renoncer à son humanité, renier son hominité13

Dans L’Imprescriptible (Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1996), Vladimir Jankélévitch distingue l’« humanité » des êtres humains et l’« hominité » qui renvoie à l’essence même de l’homme en tant qu’homme.

. Le motif ne pouvait que trouver une résonance dans l’œuvre de Charlotte Delbo, confrontée, lors de sa déportation à Auschwitz, au déni de sépulture pratiqué par le nazisme dans sa stratégie de déshumanisation. L’argumentaire patriotique antique n’a plus aucun sens dans le contexte de la Shoah et La Mémoire et les jours se recentre sur l’abomination éthique du déni de sépulture pour nombre de morts. Dans « Les folles de mai », l’énumération des substantifs mime ainsi le processus de dégradation des sépultures réservées à ceux qui sont exécutés par la junte militaire argentine :

Dans quels ossuaires
dans quelles catacombes
dans quels charniers les jetez-vous14

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 91.



Dans quels ossuaires
Dans quels cimetières
Dans quels trous les avez-vous jetés15

Ibid., p. 93

Dans les camps d’extermination, le charnier fait office de sépulture : corps « qu’on remue à la pelle dans le tas des cadavres de la nuit16

Ibid., p. 14.

 » ; « cadavres […] empilés avant d’être chargés sur le camion qui les verse au crématoire17

Ibid., p. 21.

 ». La boue18

Ibid., p. 30 : « cadavres qui s’entassent dans la boue ».

ou les ordures19

Ibid., p. 22 : « Le bébé, dans ses chiffons, est resté sur les ordures, confondu avec ».

sont parfois la seule sépulture dérisoire réservée aux déportés. Pour évoquer les morts sans sépulture des dictatures, l’imaginaire de Charlotte Delbo s’inspire du motif du corps décomposé de Polynice laissé à l’air libre et livré aux animaux20

Sophocle, Antigone, op. cit. : « pâture de choix pour les oiseaux carnassiers » (p. 42) ; « proie des oiseaux et des chiens, objet d’opprobre » (p. 50) ; « son frère était privé de sépulture, elle n’a pas voulu abandonner son corps aux chiens et aux oiseaux carnassiers » (p. 71).

. De même, dans les régimes totalitaires, les condamnés à mort sont parfois pendus aux arbres et laissés à l’air libre à la merci des rapaces « pour faire peur aux autres21

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 62.

 ». Un personnage de La Mémoire et les jours rapporte ainsi qu’à Tulle, en France, pendant l’occupation nazie, « tous les hommes ont été pendus aux arbres et aux lampadaires de la rue principale22

Ibid., p. 114.

 ». Dans « Kalavrita des mille Antigone », ce sont des moines orthodoxes qui sont « pendus ou précipités du haut des rochers23

Ibid., p. 110.

 ». Dans les camps d’extermination, les morts sont, quant à eux, « livrés aux rats24

Ibid., p. 14.

 » avant d’être ramassés par la corvée de cadavres et envoyés au four crématoire. Charlotte Delbo reprend par ailleurs le mythème de la décomposition macabre du corps de Polynice et de l’odeur pestilentielle du cadavre25

Le Garde : « Comme il commençait à se décomposer, nous allons nous asseoir sur une butte voisine, en plein vent, hors d’atteinte de l’odeur. » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 59)

. Toutefois, dans son œuvre, ce sont les déportés qui sont soumis aux odeurs morbides de ceux qui furent parfois leurs proches ou leurs amis, telle cette jeune fille qui espérait retrouver sa mère dans le camp avant d’être impressionnée par « les cadavres, l’odeur, la pourriture26

Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, op. cit., p. 26.

 ». Dans Spectres, mes compagnons, Charlotte Delbo évoque cette « suie puante que le vent rabattait sur nous. Cette odeur… Nos camarades…27

Ibid., p.47.

 ». Les sépultures grotesques, la dégradation et la décomposition des corps font que les morts ne sont plus objets ni de respect ni de considération mais, au contraire, de dégoût et de répulsion. Les paroles de l’une des mille Antigone de Kalavrita entre alors en résonance avec l’avertissement de Tirésias28

Sophocle, Antigone, op. cit.., « un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois », p. 86 (999-1007).

à Créon lorsqu’elle indique que « c’était comme s’ils mouraient une deuxième fois, d’être là,/morts,/sans avoir droit aux devoirs qu’on rend à tous les morts29

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 108.

 ». Le déni de sépulture participe des stratégies de déshumanisation pratiquées par les régimes totalitaires qui, quand ils ne le réifient pas, réduisent l’homme à une pure « vie nue » (zoé) dans une optique « biopolitique30

Giorgio Agamben, « La pensée, c’est le courage du désespoir », Télérama, 7 mars 2012, no 3243, p. 12-16. Nous renvoyons aux analyses de Giorgio Agamben sur le « biopolitique » dans Moyens sans fin, Paris, Payot & Rivages, 1995 et dans Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Giorgio Agamben distingue « la vie politiquement qualifiée (bios) » et « la vie naturelle commune à tous les animaux (zoé) ».

 ».

Chez Sophocle, Polynice n’est pas seulement un traître à la patrie, il est aussi considéré comme un opposant politique, un « rebelle31

Le coryphée : « Polynice le rebelle » (Sophocle, Antigone, op. cit.., p.46) ; Créon : « […] j’ai déjà remarqué que des mécontents murmurent contre mes ordres, branlent la tête sous cape, ne plient pas l’encolure au joug d’une obéissance loyale » (ibid., p. 54).

 » susceptible de nuire au pouvoir en place. Alors qu’il aurait pu accepter une collaboration politique en se soumettant à l’autorité de son frère, il fait le choix de la résistance, tout comme Antigone, elle aussi considérée comme « rebelle32

Le coryphée : « Est-ce bien toi qu’on amène rebelle aux ordres du prince ? » (ibid., p. 57 [380-382]) ; Créon : « […] puisque seule dans la cité je l’ai trouvée rebelle » (ibid., p. 70 [635-700]).

 ». Cet aspect du mythe trouve une résonance dans la situation politique de la France après la défaite de 1940. Les personnages de Polynice et d’Antigone se superposent à la figure du général de Gaulle qui, face à la collaboration de Pétain, décide d’entrer en résistance contre le pouvoir mis en place par les Allemands. Dans cette optique, Charlotte Delbo, militante communiste, ne peut que se reconnaître dans le personnage d’Antigone qui rejoint son frère dans la résistance pour lutter contre toute forme de tyrannie. En 1941, alors qu’elle est en tournée en Amérique du Sud avec Louis Jouvet et la troupe de l’Athénée, elle décide de rentrer en France pour retrouver son mari, Georges Dudach, afin de participer, avec lui, à la résistance clandestine. Ils font partie du « groupe Politzer » chargé de la publication des Lettres françaises et sont arrêtés en mars 1942, lors des arrestations qui visent les intellectuels du Parti communiste français. Opposants politiques, Georges Dudach est fusillé le 23 mai 1942 au fort du Mont-Valérien et Charlotte Delbo, fichée « Nuit et Brouillard », est envoyée à Auschwitz-Birkenau. Dans l’œuvre de Charlotte Delbo, la disparition de son mari Georges Dudach et sa propre déportation renvoient à l’ostracisme dont Polynice et Antigone sont victimes lorsque leur corps est exilé33

Selon les rites antiques grecs, le corps du mort était placé sur un lit de parade, visible de tous, dans le vestibule de la maison (prothesis).

de la cité. Les opposants qui constituent une menace politique sont « déportés » hors de la nation lorsqu’ils sont vivants et leurs corps sont escamotés lorsqu’ils sont morts. Pour mieux imposer leur idéologie, les régimes totalitaires tendent à faire disparaître tout corps – mort ou vif – qui représente une menace symbolique pour leur autorité. Ils pratiquent ce que Paul Ricœur appelle, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli34

Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2000. Voir notamment le chapitre « Niveau pratique : la mémoire manipulée », p. 97-111.

, une instrumentalisation de la mémoire qui procède à la destruction de toute présence ou de toute parole subversive.

Le motif de la mort infâme tenue secrète plane sur La Mémoire et les jours de Charlotte Delbo qui dénonce l’occultation des corps par les tyrannies qui ont assombri le XXe siècle. A contrario de la figure de Polynice, traître avéré à sa patrie, les corps morts disparus sont chez Charlotte Delbo ceux de supposés opposants politiques, tels les maris et les fils des « Folles de mai » argentines qui crient :

Où est mon mari
[…] rendez-nous ses membres brisés
rendez-nous ses mains écrasées
rendez-nous les
que nous sachions 

« Où est mon fils » ?
[…] Rendez-nous son visage écrasé sous vos bottes
rendez-nous ses yeux que vous avez fait gicler
hors des orbites
rendez-nous sa tête éclatée35

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 89-90.

.

De même, dans « Kalavrita des mille Antigone », les soldats, comme le firent les Einsatzgruppen à l’Est de l’Europe dans le cadre de la « Shoah par balles36

La « Shoah par balles » désigne le génocide des Juifs à l’Est de l’Europe. Les Juifs étaient tués par balles, jetés dans des fosses et enfouis dans le plus grand secret. Catherine Coquio, dans La littérature en suspens, parle de « littérature des ravins » et de « Babi Yar », notamment dans le chapitre « Babi Yar, le paradigme et ses œuvres », p. 155-172.

 », font descendre dans une ravine de potentiels résistants « de seize à soixante-dix ans37

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 99.

 », pour mieux les mitrailler cent par cent et ainsi faire disparaître leur corps : « Poussière et pierre sont sans mémoire38

Ibid., p. 103.

 ». Mais le motif se déplace ensuite puisque ce sont des innocents dont on cherche à escamoter les cadavres pour des raisons idéologiques souvent inavouables. La Mémoire et les jours évoque ainsi les victimes juives innocentes de la Shoah disparues dans les chambres à gaz et les fours crématoires : « ces files qui attendaient devant la petite porte et qu’on ne voyait pas ressortir…39

Ibid., p. 27.

 ». De manière plus subversive, elle évoque comment le régime nazi a fait disparaître les corps broyés et amputés de ses propres soldats tout d’abord envoyés dans un hôpital dans des paniers à linge avant de disparaître, « emportés vers une chambre à gaz40

Ibid., p. 58.

 ». L’idéologie nazie du surhomme ne pouvait s’encombrer de tels « déchets » d’humanité…

Dès lors, Charlotte Delbo décale, dans son œuvre, le motif de la résistance politique vers celui de la résistance civique et éthique. Dans « Les folles de mai », les hommes arrêtés ne sont pas présentés comme des opposants politiques à la junte militaire mais comme des hommes de la société civile appartenant à toutes les catégories sociales41

L’avocat, le boulanger, le journaliste, le chauffeur de taxi, le médecin, le fiancé (ibid., p. 93).

. De même, les femmes qui se réunissent sur la place de Mai ne sont pas tant des opposantes politiques que des épouses et des mères qui cherchent à retrouver « leurs hommes ». Elles ne s’opposent pas au régime politique mais à l’hybris d’un pouvoir exécutif qui empiète sur la sphère privée par des enlèvements nocturnes et par la non-restitution des corps morts. Dans « Kalavrita des mille Antigone », les femmes ne s’opposent pas aux soldats. Leur seule résistance est leur refus de laisser leurs hommes sans sépulture dans la ravine où ils ont été mitraillés. Cette résistance indirecte relève la « tactique » qui « s’insinue, fragmentairement42

Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 131.

 » face aux « stratégies » du pouvoir tyrannique. Dans La Mémoire et les jours, seule fait exception la figure de la femme tzigane qui s’oppose à l’autorité nazie en conservant avec elle son bébé mort entortillé de chiffons. Tout comme Antigone défie l’interdiction de Créon, elle défie le déni de sépulture nazi en offrant à son enfant le tombeau de ses bras. Tout comme Antigone se lève face à Créon dans une scène agôn verbale, elle se dresse face à la policière nazie qui veut lui arracher son bébé dans une lutte physique qui entraînera sa mort. Si le protocole de deuil qui donne à la mort un statut véridique n’est pas respecté, le défunt erre sous une forme spectrale, comme un « être embarrassant et menaçant qui reste dans le monde des vivants et retourne sur les lieux fréquentés par le défunt43

Giorgio Agamben, « L’image immémoriale », dans Image et mémoire, Éditions Hoëbeke, coll. « Art & esthétique », 1998, p. 79.

 ».

Dans l’imaginaire collectif, les morts infâmes dont aucun acte symbolique ne fait mémoire génèrent des spectres qui reviennent hanter les vivants, tel le spectre du père d’Hamlet qui clame l’ignominie de sa mort. Dans la tradition populaire, le spectre est en effet envisagé comme un être dont l’âme n’a pas pu trouver le repos en raison d’une mort infâme dont les conditions sont restées secrètes. Dans la continuité de la « hantologie »44

Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. Derrida estime que la « hantologie » s’inscrit dans une œuvre de justice, de dette et de « respect pour ces autres qui ne sont plus » (p.15). Pour lui, « un spectre est toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et venues parce qu’il commence par revenir », p. 32 (l’auteur souligne).

de Derrida, le philosophe Quentin Meillassoux parle de « spectres essentiels45

Quentin Meillassoux, loc. cit., p. 105-115.

 » qu’il définit comme des « morts qui refuseront toujours de regagner leur rive, qui se désenveloppent obstinément de leur linceul pour réclamer aux vivants, contre toute évidence, que leur place est toujours parmi eux46

Ibid., p. 105.

 ». Le « spectre essentiel » est « un mort qui clame l’horreur de sa mort non pas seulement à ses proches, à ses intimes, mais à tous ceux qui croisent la route de son histoire47

Ibid.

 » parce que sa mort fut telle que « nous ne pouvons en faire le deuil48

Ibid.

 », que « le passage du temps n’a pas suffisamment prise pour qu’un lien apaisé entre lui et les vivants puisse être envisagé49

Ibid.

 ». Les « spectres essentiels » se superposent alors avec « les Érinyes, exécutrices de la vindicte infernale50

Sophocle, Antigone, op. cit., p. 89 [1050-1090].

 » qui, chez Sophocle, impliqueront, selon Tirésias, Créon dans les malheurs qu’il a lui-même provoqués. Dans La Mémoire et les jours, Charlotte Delbo met en scène ces revenances spectrales accusatrices. Tout comme les Érinyes antiques, les spectres mis en scène dans « Tombeau du dictateur » et dans « Les folles de mai » sont des êtres qui viennent faire œuvre de justice en pourchassant et en punissant les criminels. Par les formules injonctives, la voix poétique appelle d’ailleurs de ses vœux cette revenance spectrale justicière des victimes.

Qu’il revoie le regard insoutenable de ses victimes,
qu’il revoie cet enfant aux yeux d’éternité
une main accrochée au sein de sa mère
devant l’église de Badajoz
cet enfant seul vivant sur la place couverte de cadavres.
Qu’il revoie Guernica aux chairs en lambeaux
et les hommes de Burgos
transis dans leurs cachots !
Qu’il revoie et qu’il ait peur.51

Charlotte Delbo, « Tombeau du dictateur », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 49.



criez femmes de Buenos-Aires
criez jusqu’à ce que les spectres de vos suppliciés se lèvent
comme autant de regards
qui dévisagent et nous accusent52

Charlotte Delbo, « Les folles de mai », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 94.

Pour Quentin Meillassoux, face à ces « spectres essentiels53

Quentin Meissalloux, loc. cit., p. 105-115. L’expression « spectres essentiels » sera désormais citée sans guillemets et sans références.

 », le « deuil essentiel54

Ibid., p. 106.

 » apparaît comme le seul remède car il « suppose la possibilité de nouer un lien vigilant [aux] défunts55

Ibid.

 » en insérant « activement leur souvenir dans la trame de notre existence56

Ibid.

 ». Pour paraphraser Hélène Piralian57

Hélène Piralian, « Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre », dans Métaphore paternelle et fonction du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, 1989, p. 133-145. Les pages indiquées tiennent compte de cette édition (le texte a été repris dans Piralian Hélène, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, Paris, L’Harmattan, 1994).

, il permet, à défaut de sauver les morts, de « sauver la mort » en redonnant aux victimes une forme de dignité, sans laquelle ils errent comme des spectres.

La piété des Antigone de Delbo ou le « sacrement de tendresse58

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, p. 14.

 »

Selon Giorgio Agamben, dans les strates les plus archaïques du droit, les rites funèbres servaient à transformer le mort, souvent inquiétant, « en puissant ancêtre allié, avec qui l’on entretenait des rapports cultuels bien définis59

Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, Paris, Payot & Rivages, 1999 [1998], p. 101.

 ». Paul Ricœur souligne également l’importance du geste de sépulture qui « n’est pas seulement un lieu à part de nos cités, ce lieu appelé cimetière où nous déposons la dépouille des vivants qui retournent à la poussière60

Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476.

 » mais aussi « un acte, celui d’ensevelir61

Ibid.

 ». Les civilisations ont depuis toujours insisté sur ce « devoir de sépulture62

Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Genève, Labor et Fides, 2005.

 » et la littérature antique, depuis la supplique de Priam pour qu’Achille lui rende le corps d’Hector au chant XXIV de l’Iliade, a exposé cette importance de la sépulture qui rend aux morts la dignité qui leur est due. Dans Antigone de Sophocle, Tirésias63

Sophocle, Antigone, op. cit., p. 88 [1058-1094] : « ce mort que tu retiens, lui, en peine à la surface de la terre, loin des dieux d’en bas, privés des honneurs funèbres et des purifications. Tu n’as pas de droit sur eux ; ils ne sont plus du ressort des divinités d’en haut ; donc, tu leur fais violence ».

met en garde Créon qui reconnaît finalement son erreur dans une scène d’anagnorisis64

Créon : « le mieux […] est de respecter, jusqu’à la fin de ses jours, les lois fondamentales » (ibid., p. 90 [1100-1120]).

. Le « deuil essentiel » relève de ce qu’Antigone appelle les « lois divines : lois non écrites […] mais intangibles65

Ibid., p. 61.

 » que « personne […] a vues naître66

Ibid.

 » mais qui sont en vigueur depuis l’origine. Le « deuil essentiel » est un acte de piété, et c’est à ce titre qu’Antigone se juge comme « pieusement criminelle67

Ibid., p. 44.

 » car son crime consiste à offrir un tombeau à son frère. 

Le « deuil essentiel » est tout d’abord lié, sur un plan corporel, à un acte, à un geste qui instaure ou restaure l’humanité en sauvant le mort du néant et du non-sens. Comme le rappelle Hélène Piralian dans Génocide et transmission68

Hélène Piralian, loc. cit., p. 133-145.

, pour inscrire symboliquement l’existence des disparus mal morts, il convient de leur donner un semblant de corps en le particularisant par la description, ainsi qu’une identité, voire un état civil. L’hominité de l’existant singulier émerge alors de l’il y a anonyme dans la position du corps rédimé par les gestes et les rites de sépulture, qui sont reconnaissance de l’humanité d’autrui. Les figures d’Antigone chez Charlotte Delbo restaurent ainsi l’hominité éthique par divers rituels : toilette du mort et ensevelissement dans le linceul, veillée des morts et inhumation.

Le geste funéraire pratiqué par les mains des Antigone de Charlotte Delbo consiste tout d’abord à faire la toilette du mort et à l’envelopper dans un linceul, comme c’est le rite dans la civilisation grecque antique69

Le corps doit être lavé et parfumé, vêtu de blanc et enveloppé dans un linceul. Chez Sophocle, Antigone évoque cette piété familiale à l’égard de ses parents décédés : « Quand vous êtes morts, je vous ai lavés de mes mains, je vous ai parés, j’ai versé sur votre tombe des libations » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 81).

. Dans « Kalavrita des mille Antigone », chaque femme remonte ainsi à la ravine avec un broc d’eau et un linge pour la toilette des morts. Elles écartent « leur chemise poissée de sang pour laver leurs blessures70

Charlotte Delbo, « Kalavrita des mille Antigone », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 109.

 » parce qu’elles ne peuvent pas « les laisser partir ainsi, avec leurs plaies souillées de terre71

Ibid.

 ». Chaque femme, en découvrant son homme, commence par lui couvrir « le visage de son mouchoir72

Ibid., p. 106.

 » avant de revenir « chacune avec […]/un drap pour linceul73

Ibid., p. 109.

 » et de leur dire « adieu avant de les envelopper dans le drap74

Ibid.

 ». De manière plus symbolique, le « paquet de chiffons75

Ibid., p. 20.

 » dont la mère tzigane enveloppe son bébé mort est aussi un linceul dérisoire. Ces gestes témoignent de la solidarité dont font preuve les vivants pour respecter au mieux les disparus et préserver leur dignité.

Le geste de sépulture s’incarne également dans une posture de veille des morts qui rend compte de l’hommage qui doit leur être rendu avant la séparation définitive de la mise en terre. Dans le mythe d’Antigone, la jeune fille passe ainsi la nuit76

Le garde précise ainsi à Créon : « […] l’ouvrier n’a pas laissé de traces. Quand le premier gardien de jour nous a fait constater la chose, ç’a été pour nous une surprise plutôt désagréable. Le cadavre était devenu invisible » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 52).

à veiller le corps de son frère. Ce temps de veille matérialise le temps du souvenir qui est accordé au défunt avant son inhumation. Dans La Mémoire et les jours, cette veille se concrétise, sur un plan temporel, par une veillée funèbre et, sur un plan spatial, par une position de Piéta, Mater dolorosa, tenant sur ses genoux le corps de son fils descendu de la croix avant sa mise au tombeau. Dans « Kalavrita des mille Antigone », la veillée est explicitement mise en scène par la présence des « cierges allumés77

Charlotte Delbo, « Kalavrita des mille Antigone », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 106.

 », « des prières à peine murmurées78

Ibid., p. 107.

 » et par la posture de chaque femme « agenouillée près des siens79

Ibid.

 ». La veille funèbre de piéta est aussi pratiquée, plus implicitement, par la déportée des camps de la mort qui « a tenu sa sœur mourante dans ses bras, l’a serrée contre elle pour la retenir, l’empêcher de glisser hors de la vie80

Ibid., p. 13.

 » et par la Tzigane qui « relève la tête du bébé d’un geste doux, la cale à son aisselle, entre son bras et sa poitrine81

Ibid., p. 20.

 ». Ces « pauses82

Le terme « pause » est à prendre au sens plastique et au sens narratologique donné par Gérard Genette qui, parmi les différentes vitesses narratives, l’envisage comme un ralentissement de la narration qui permet à un auteur de s’attarder sur un fait particulier, cf. Gérard Genette, Figure III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 133-138.

 » sont autant de stations qui permettent de rédimer l’humanité des morts.

Le « deuil essentiel » réside, enfin, dans le geste d’inhumation (humo, j’enterre) qui, au-delà de la nécessité hygiénique, apparaît comme une nécessité symbolique de l’humanité (homo, homme). Parallèlement à la préoccupation des vivants à l’égard des morts par la mise à l’abri du corps, elle marque la présence du mort à un endroit précis83

C’est la raison pour laquelle Antigone apparaît au garde comme « un oiseau affolé, quand il arrive au nid et n’y trouve plus ses petits » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 59).

par delà sa disparition. La tombe, par sa visibilité, permet, en suscitant les souvenirs, la continuité des liens entre les vivants et les morts. Comme le dit Paul Ricœur, « la sépulture comme lieu matériel devient ainsi la marque durable du deuil, l’aide-mémoire du geste de sépulture84

Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476.

 ». A contrario, l’absence de tombe engendre une rupture et une discontinuité dans la relation entre les survivants et les défunts. Dans La Mémoire et les jours, le geste d’inhumation est souvent l’ultime acte de dignité des minorités bafouées dans leur condition de travail, de vie et de mort. Lorsque l’opus évoque les ouvriers de Varsovie révoltés contre leurs conditions de travail, le texte souligne ainsi la dignité des rescapés des affrontements.

Ils ont enseveli leurs morts
sans savoir quoi leur dire.
[…] Ils ont enseveli leurs morts
La rage au cœur.85

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 70.

Dans « Les folles de mai », l’aspiration à l’inhumation des morts revient comme une litanie dans la bouche des femmes, folles de ne pouvoir enterrer leurs hommes.

Où est mon mari
[…] rendez-nous les
que nous puissions les enterrer.

Où est mon fils crient mille autres
[…] rendez-les nous
que nous puissions les enterrer.86

Ibid., p. 89-90.

Et dans « Kalavrita des mille Antigone », les femmes décident, à l’image de l’héroïne antique qui creuse la terre à mains nues pour recouvrir le cadavre de Polynice de terre sèche et de poussière87

Antigone répand « de la terre sèche sur le cadavre, conformément aux rites » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 52).

, de mettre leurs morts « tous ensemble, bien serrés les uns contre les autres, […], pour qu’ils tiennent tous dans le carré resté libre au milieu du cimetière88

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 109.

 », de construire « un mur tout autour d’eux pour leur faire une sorte de mausolée89

Ibid.

 » et les recouvrir de la terre prise « dans les champs et […] portée dans des paniers90

Ibid., p. 111.

 ». Et l’une d’elles de conclure : « nous avons rendu à nos morts tous les devoirs qu’on doit aux morts91

Ibid.

 ». La fonction du mausolée, souvent érigé à la gloire d’un chef militaire, est alors inversée puisqu’il rend ici hommage aux inaperçus de l’Histoire. Le mausolée des mille Antigone relève du mémorial qui permet « une inscription dans l’histoire92

Hélène Piralian, loc. cit., p. 73.

 » et restaure « les disparus dans leur dignité humaine93

Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, coll. « Arléa Poche », 1998, p. 16.

 ». Parfois, face au déni de sépulture, l’ensevelissement se fait plus symbolique, tel le geste pratiqué par la déportée qui porte sa sœur mourante « délicatement, maternellement94

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 14.

 », dans « une espèce d’ensevelissement, quelque chose d’un sacrement de tendresse95

Ibid.

 ». L’ensevelissement qui consiste, selon le premier sens attesté par les dictionnaires, à envelopper un cadavre dans un linceul pour le mettre dans une sépulture entre en opposition avec l’enfouissement des cadavres qui bafouait les morts en les recouvrant de terre pour mieux les cacher. Face à l’occultation idéologique des morts par enfouissement, l’inhumation figure le geste éthique de la responsabilité et de la solidarité avec les morts. Pour paraphraser le titre d’Hélène Piralian, il « sauve la mort96

Hélène Piralian, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, op. cit.

 » en envisageant le mort et en lui rendant hommage.

Néanmoins, le tombeau n’est pas tant un espace extérieur tangible et matériel qu’un espace d’accueil intime creusé dans l’amour des vivants habités par l’image des morts. Comme le dit Paul Ricœur, le deuil de la sépulture « transforme en présence intérieure l’absence physique de l’objet perdu97

Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476.

 ». Quand il n’y a pas eu de sépulture, la chair des survivants devient tombeau charnel et l’écriture littéraire se fait tombeau « poéthique98

Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Lyon, Éditions Champ Vallon, 2013.

 ».

Lorsqu’Hélène Piralian, psychologue et philosophe d’origine arménienne, réfléchit dans « Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre» sur le déni du génocide arménien par les autorités turques, elle estime que, face au déni politique, la « garde99

Hélène Piralian, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, op. cit., p. 20 : « Cette nécessité d’un mort gardé, comme Mort gardée en place de sa symbolisation impossible, mais cependant gardée en suspens, en sommeil, en attente de… réanimation. »

 » éthique par les survivants est la seule alternative car « garder la Mort, pour les survivants est […] la seule manière de rester fidèle aux morts, de s’en souvenir d’une manière vivante100

Ibid.

 ». Pour elle, « c’est ce déni de la disparition des morts qui […] nécessite, pour que ces morts restent en mémoire et qu’ils ne sombrent pas dans le néant, que les survivants offrent leur corps en guise de tombe101

Ibid., p. 95.

 ». Face à l’entreprise d’occultation et d’extermination symbolique de toute transmission, elle affirme que devenir un « corps-tombeau102

Ibid., p. 74 : « pour les survivants, s’opposer au déni […] ne peut se faire qu’en devenant des corps-sépulcres pour ces (ses) morts ».

 » pour les survivants est la seule solution pour préserver la mémoire des morts. Le tombeau charnel permet la transmission de la mémoire du défunt aux générations futures – « transmission dont le corps du mort incorporé resterait la seule trace possible, en ce que, sa disparition suspendue, il serait gardé à l’intérieur du corps du survivant, secret et protégé, plus qu’incorporé : encrypté103

Ibid., p. 18.

 ». La figure d’Antigone relève de cette posture éthique. En gardant la mémoire de Polynice, elle devient le corps-sépulcre de son frère avant de lui offrir un tombeau réel lorsqu’elle est emmurée dans la grotte qui lui sert d’éternelle prison. Plusieurs personnages dans La Mémoire et les jours deviennent également les tombeaux charnels des oubliés de l’Histoire. La rescapée des camps « porte son chagrin depuis qu’elle a porté sa sœur morte dans la nuit104

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 13.

 ». Elle porte « en elle sa sœur vivante par elle seule désormais105

Ibid., p. 14.

 ». Quant au jeune homme dont la mère est morte dans les camps, il est paradoxalement « content d’y être allé106

Ibid., p. 36.

 », content d’avoir partagé avec elle ce qu’elle « a vécu, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a souffert107

Ibid.

 » et d’être devenu le tombeau mémoriel de sa mère qui « n’a pas disparu dans un trou noir, [qui] n’a pas été happée par le néant, un endroit inimaginable qu’on peut fabriquer à partir des récits des déportés108

Ibid.

 ». De même, l’infirmière viennoise du nom de Mutti qui avait pris soin des soldats allemands amputés avant qu’ils ne soient gazés garde en elle leur souvenir encrypté. Les dernières paroles de son témoignage font figure de profession de foi : « Moi, je ne les oublierai jamais, mes petits, ces jeunes gars alignés dans les paniers à linge, sous la lumière bleutée de la veilleuse109

Ibid., p. 58.

 ». Devenir le tombeau charnel des disparus s’inscrit dans le processus éthique du « deuil essentiel » qui prend la mort des victimes en partage dans le cadre d’une mémoire responsable. Néanmoins, face au risque de schizophrénie, les tombeaux charnels se font, chez Charlotte Delbo, tombeaux littéraires. Il y a translation du mort gardé dans le souvenir vers le texte littéraire.

Dans l’œuvre de Charlotte Delbo, la figure d’Antigone se superpose à la figure auctoriale qui poursuit, par son écriture funéraire, le « deuil essentiel » en prenant souci des disparus tout en libérant la chair des vivants du poids de la dette. Comme le dit Catherine Coquio, « au retour du camp, le geste d’Antigone est celui du témoin dont le livre fait sépulture110

Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit., p. 264.

 ». La figure d’une Antigone artiste n’est pas présente dans le mythe antique. Toutefois, certaines réécritures modernes telle l’Antigone111

Henry Bauchau, Antigone, Arles, Actes Sud, 1997. Selon Étéocle, la sculpture d’Antigone a un pouvoir de libération et de délivrance permettant de « régner non plus pour la mort mais pour la vie » (p. 92).

d’Henry Bauchau en font une artiste. Pour reprendre la distinction effectuée par Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz, en publiant La Mémoire et les jours en 1985, quarante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Charlotte Delbo ne place pas seulement son témoignage sous l’angle des testes qui ont assisté aux événements ou sous celui des superstes qui ont survécu à des expériences extrêmes, mais sous l’angle de l’auctor dont le « témoignage exige toujours que quelque chose – fait, être, parole – lui préexiste dont la réalité et la force doivent être confirmées ou certifiées112

Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 197. Selon le philosophe, il n’y a « rien d’étonnant à ce que ce geste de témoignage soit aussi celui du poète, de l’auctor par excellence » (p. 212). Interprétant la phrase de Hölderlin selon laquelle « ce qui reste, les poètes le fondent », il estime que « la parole poétique se pose en reste » et que « les poètes – les témoins – fondent la langue comme ce qui reste, ce qui survit en acte à la possibilité – ou l’impossibilité – de parler » (p. 213).

 ». L’œuvre-témoignage113

Claude Mouchard, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, Paris, Édition Laurence Teper, 2007.

de Charlotte Delbo prolonge les témoignages originels qui n’ont pas toujours trouvé dans la société de leur temps l’écho qui leur était dû. Son écriture funéraire témoigne pour ces déportés exterminés que Primo Levi puis Giorgio Agamben désignent sous le nom de « témoins intégraux114

Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 83 : « Ceux […], qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter ce qu’ils ont vu, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale » ; Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 41 : « Les “vrais témoins”, les “témoins intégraux”, sont ceux qui n’ont pas témoigné et n’auraient pu le faire. »

 ». L’œuvre funéraire de Charlotte Delbo se situe ainsi dans le sillage de Michel de Certeau qui conçoit l’écriture de l’histoire comme « hétérologie » dont l’autre est « l’objet qu’elle cherche, qu’elle honore, qu’elle enterre115

Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975, p. 8.

 ». Pour le philosophe jésuite, la « conversion scripturaire116

Ibid., p. 118.

 » vise en effet « à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires117

Ibid. S’inspirant de ces réflexions, Paul Ricœur précise, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, qu’il faut « tenir l’opération historiographique pour l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture » (op. cit., p. 476).

 ». Si Le Convoi du 24 janvier118

Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier, Paris, Éditions de Minuit, 1966.

, de par les fiches alphabétiques consacrées à ses compagnes de camp, apparaît comme un tombeau scripturaire pour ces 230 déportées politiques dont seulement 49 survécurent, il en est de même pour La Mémoire et les jours dont les divers fragments narratifs ou poétiques sont autant de tombeaux des inaperçus de l’Histoire : la femme tzigane et son bébé, la sœur de la femme qui « ne meurt pas de chagrin119

Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 13.

 », la vieille « assise à l’ombre du mur120

Ibid., p. 83.

 » qui n’a pas voulu choisir parmi ses trois fils celui qui ne serait pas fusillé, etc.

Comme le dit Catherine Coquio, la figure d’Antigone aide Charlotte Delbo dans son travail qui consiste à « construire la figure d’une humanité minimale121

Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit., p. 264.

 ». Le personnage mythologique et la femme écrivain se situent dans une posture « poéthique122

Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, op. cit., p. 11 : « […] j’ai été conduit à mettre en avant le mot “poéthique”, pour souligner que la poésie n’est pas simplement un art du langage (celui qui intéresse la poétique). Elle me semble porteuse d’une plus grande ambition, se voulant, au plan de l’existence, de l’ethos (de la façon coutumière d’être au monde), recherche d’une autre lumière et d’un autre langage pour donner sens à notre séjour, à notre habitation sur terre ».

 » qui, selon Jean-Claude Pinson, est « recherche d’une autre lumière et d’un autre langage pour donner sens à notre séjour, à notre habitation sur terre123

Ibid., p. 24.

 ». Elles tendent, l’une et l’autre, de manière prospective, vers l’éthos d’une vie mieux vécue, vers une forme de « poétariat » conçu comme « tactique de subversion de l’ordre dominant en même temps qu’un art de faire, un art de s’en tirer malgré tout124

« Le nom de “poétariat” […] ne se contente pas d’insister sur l’idée de “faire créatif” qu’implique l’étymologie du mot de “poète” ; il remet à l’honneur, à sa façon, le vieux mot de “prolétariat” » (ibid., p. 24-25).

 ». Nul doute que la militante communiste et écrivain Charlotte Delbo aurait adhéré à ce « poétariat ».


Pour citer cette page

Anne-Claire Bello, « Charlotte Delbo et les tombeaux d’Antigone », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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