L’improbable archipel des mots

Pierre-Yves Soucy
Poète et critique

Né au Québec, poète et critique, docteur en sociologie politique, il a été professeur à l’Université du Québec à Montréal ; puis attaché de recherche à la Bibliothèque Royale à Bruxelles comme responsable de la Section poésie et littérature internationale (a.m.l.). Il a occupé la chaire Roland-Barthes à l’Université de Mexico (Unam). Il est directeur de deux maisons d’édition et d’une revue de création et d’essai, L’Étrangère. Derniers livres publiés : D’une obscurité, l’éclairci, Le Cormier, 2013 ; Neiges. On ne voit que dehors, La Lettre volée, 2016.


Veux-tu donc parler seul, et sans qu’on te réponde ?
Sophocle, Antigone

Il n’est pas d’existence humaine qui soit si stable que l’on puisse ou s’en satisfaire ou s’en plaindre.
Sophocle, Antigone

1

            la voix s’avoue
se donne elle-même
de même qu’à tout venant
elle s’avoue à elle-même
elle tient le corps en laisse
sous les crocs de ses sources
elle se sépare elle se surveille
tout autant elle est surveillée
            par un pouvoir à la bouche pleine
            gouvernant et dictant les lois*

mais l’époque répète l’époque
qu’à toute époque son abîme
les brasiers de la surveillance
que depuis les maîtres des lieux
les bouches divisées les maîtres
les ronces multipliées par dix
de cent petites couronnes
l’ordre de capos de misère
leurs couronnes invisibles
au dessus en dessous
               qui divise qui sépare
                  à s’arracher l’ici





2

            bouche que troue le néant
troue la parole et rien ne tient
à la vue des meules de la cité
bouches leurs désirs agonisants      sous la

jactance qui jaillit
                  d’insolentes bouches

d’une parole qui sèche dans la parole
dès que parle le commencement
ce côté du sang             son intervalle
sa solidaire solitude défait ses attaches

qu’aux replis des coups ils ont porté
le retour de la chair à la terre

impossible de fermer les yeux
sur cette poussière et ses mots
lorsque le corps se disloque
que l’existence ne s’écrit
que d’une main ouverte et désœuvrée
détruite que d’avoir détruit
la mort au son de l’anti-chambre
                d’où le silence s’estompe
            elle se perd dans la profondeur
                                                d’une lance





3

            et l’anti-voix rétablit la voix
les mots plongés dans le temps
      de la terre s’invitent au revers du sang
le corps mendiait sa solitude
celle qui avorte sur des chemins
                                          pris de court

une distance dans les plis de la langue
une langue hors du temps
l’anti-chancre des mots    des lois
que du délire tout lui échappe
du souffle extrait du corps
brûlant lentement sur sa langue
      ne retrouvant pas son commencement

mais tu vises à l’impossible
alors que la chair dehors perd sa peau
la pensée se défait de ses mots
                        motifs de rites et d’éclats
d’une parole répétée
elle fendait les gestes
                  persistait à demeurer muette





4

            corps embrassant le corps
leurs désirs détournés de l’intérieur

il est tard                         la nuit a passé
ces chairs ouvertes perdues
ces corps au court passé
pour reconnaître leur défaite

et cette liberté se refermant sur elle
sa détresse s’est affamée
ce qu’elle ne sauvera pas
                        de ce temps de détresse

toujours de toujours de détresse
                        les temps de l’humain
cédant à tous ces enfermements

et ce temps rapprochant les cimes
comme cette pierre pour le contenir
la révolte l’incruste de son cri
puis passe sous silence
ce sol trop étroit de l’oubli
                  il inflige l’affront d’un refus





5

            isoler les mots des corps
les mots de leur silence
de leurs ombres sur le corps
du monde             le pied sur le tranchant
il penche vers le bord d’un vertige

lorsqu’il crie son pouvoir seul
                  nul n’est censé répondre
ni chanceler à cette obstination
aux fragments du temps fracassé

nul n’est censé tenir soupçon
à faire et à défaire les paroles
à tracer le seul cercle pour tenir
                        à l’angle visible de l’ici-bas

qui va son chemin au milieu des abîmes

nulle part ailleurs qu’ici très bas
là où l’on mâche la terre atteinte
par les ongles des dogmes
                              par les lois nouvelles





6

            se tenant au bord des mots
fermant à nouveau les yeux
il se perd dans sa poursuite
pour échouer sur un corps défendu
la certitude au bout des doigts
mains devenues impraticables
         elles filent entre des nappes de mots

moins de ruses que des ruines
à louvoyer avec la chair
elle paraît défaite et défait les liens
entre tous                            et la peur fait
qu’ils tiennent leur langue

l’impossible conciliation
l’oblation des nœuds aux gorges
des os troués trouant la raison diurne
l’autarcie des ordres terre-à-terre

sa fureur libère les segments du jour
que la brûlure des vents grave
leurs rafales leurs effets de poussière
les mots prononcés pour faire taire
larguent les ancrages
            du doute des apparences
                           du sens de l’évidence





7

            sols jours soirs lumières flammes
rien n’est sans ombre
pour qui sur son passage
le non-enterré enterre tout

il divise le désir
sur son avancée                devenu aveugle
cet incendie de la solitude
               qui s’offre à la mémoire ouverte
le cri d’un cri enfermé
et bien que resté seul
                     il s’entend encore de loin

la mâchoire de la faim se vide
l’ordre semble serein
les hiérarchies se cramponnent

de loin de près    dehors dedans
les mots n’ont plus de choix
ils se referment sur eux-mêmes
et sous la coupe d’une affirmation
                  l’interrogation devient inutile

que déjà sous le choc des experts
ce qu’on a de raison ne tient plus
ne s’accorde que de moins en moins
au silence qui ébranle les maisons
               sous les licences des impostures





8

            ce qui s’applique s’attarde
sous un même projecteur
                  à un seul même monde
le seul infini terrestre fermé
l’autre basculant dans la peau
                        dans l’obscurité de la chair

puis l’autre de l’autre
d’une errance déserte
            ses mots ne suffisent plus
et même tirés de la lumière
les mobiles d’une limite
habillent nos cités de terres sèches
               provoquent les dédales

qui triomphe donc ici ? clairement
                                                c’est le désir

ce monde peut-il tenir une autre voix
que tous morts seuls sans pain
la bouche dans la bouche tremblante
pour prendre la forme d’un silence

le vertige vertical de la beauté
                        parvient toujours trop tard





9

            la terre est saturée de morts
les mots tout autant labourés
l’ici-bas l’ici-haut                   non l’ici-sol
de passage comme d’autres
au défaut des mots tirés de la bouche

ils sont plusieurs    d’inquiétude
de férocité
                        à se pencher sur le cadavre
les répons
ne sont pas du même ordre
leurs mots rampent sur les lèvres
s’étirent dans les débris de vents

l’indécision s’accorde à l’opaque
invite à l’effacement des détails
ceux d’une blessure qui n’a que des mots
que des mots qui rampent
sur une langue mendiante

elles éclatent en pièces détachées
et les éclats pendent au bout des yeux

bien qu’expulsée elle             elle revient
elle est
aller au bout de son audace
tandis que l’autre          mendiant
                              affronte son désastre





10

            elle pénètre le silence des mots
                                             elle le traverse
rien ne les sépare de ses gestes
rien des lieux ne leur échappe
pourtant tout paraît être dépossession

mêmes les mots se rétractent
dans les bouches des vivants
lorsqu’ils regardent leur mort
depuis leur retraite asséchée

les rumeurs remontent du souffle
viennent s’appuyer contre un ciel défait
l’espace se vide de son temps
tout revient à la surface
là où s’épuisent des soleils
leur calcination d’aubes glacées
des trouées se chargent de les transgresser
portent les fracas des désirs
torrents compacts ils accompagnent

que désir matière de la chair
qui tu touches aussitôt délire

s’accable d’oracles aux devantures
aux fragments des pouvoirs
saturant l’espace       scellant
                              la ronde des nuits





11

            depuis s’efface la durée
l’abandon des sites demeurés muets
les rhizomes des racines retirées
                                                      des sols
les dieux malingres se sont tus
se sont éteints sous leurs cendres
d’autres sont venus
plusieurs mêmes, se disant le même
et même le seul
jusqu’à répandre leurs fièvres
à tenir les lieux aux lieux délaissés
les uniques se défiant se dérobant

leur voix s’effondre dans les chairs
l’ordre vient du haut de nulle part
nulle part ne s’accorde aux désirs
dans le regard de l’autre
                  mort
libre de ses yeux      de ses paysages

mille fois ses énigmes perdues
retrouvées
                                    à franchir
recouvrent des siècles de transit
plus rien ne veille à leurs portes
lorsque de leurs bouches retrouvées
les désirs brûlent au dessus des flots

que sur cette descente de silence
je ne suis rien de plus qu’un néant
                                                désormais





12

            à l’affût sur les frais visages
les étreintes à venir auront hanté
leurs confins offerts aux visages des corps
elles disent ce que les désirs chantent
sur les nuques encore vivantes
                                 de leurs ciels adoptifs

au revers se durcit le souffle
vous entendez les chœurs des ordres
toutes leurs sagesses sont poreuses
elles rampent sous des interdits

au ras de la terre ils descendent
ils sombrent sous les orages des désirs
ici tout est en attente

la vie tend ses cordes pour se suspendre
ce qu’elle incarne ruine les mots
le corps court sur la nuit crue                il se
nourrit au fond d’un autre lointain

les hordes mercantiles aux aguets
tripotent leurs objets nus et battent l’air

d’ici nous nous tenons dans le remous
des jungles pour plus de servitude
sans qu’aucune génération jamais
                                          libère la suivante





* Tous les passages en italique de cette suite poétique sont tirés de l’Antigone de Sophocle, dans Tragédies, traduit par Paul Mazondes, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 77-153.


Pour citer cette page

Pierre-Yves Soucy, « L’improbable archipel des mots », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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