Karine Gendron
Université de Montréal
Karine Gendron est stagiaire postdoctorale (FRQSC) en littératures à l’Université de Montréal. Son projet, supervisé par Catherine Mavrikakis, interroge les figures d’enfants-narrateurs morts dans la littérature contemporaine. Sa thèse porte sur les figurations du récit et l’éthique narrative chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul. Depuis 2015, elle est assistante à la direction de la revue Communication. Elle a aussi été lectrice invitée à l’Université de Bologne (2018-2019).
Les représentations de Némésis réinvestissent plus souvent sa figure vengeresse que la justice qui la motive. La déesse châtie le coupable de démesure afin d’assurer une équité globale dans la distribution des forces et des avantages sociaux, personnifiant ce que les théoriciens de la justice appelleraient la « justice comme équité » (John Rawls). Cette conception paraît s’imposer dans la littérature contemporaine, qui se représente elle-même en justicière intemporelle de la parole. Cette idée s’illustre particulièrement à travers le déploiement de l’imaginaire de la justice dans Le Parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte, roman mettant en scène de jeunes narrateurs morts, représentants d’une littérature idéale favorisant la justice en contexte d’ambiguïté, et dans lequel la figure de Némésis est associée à celle de la littérature, toutes deux tentant d’incarner la justicière idéale d’aujourd’hui.
Depictions of Nemesis more often emphasize her vindictive nature rather than the profound sense of justice that drives her. The goddess chastises the guilty of excess in order to ensure overall equity in the social distribution of social power and benefits, embodying what justice scholars would call “justice as fairness” (John Rawls). This concept seems to be particularly relevant in contemporary literature, which views itself as a timeless defender of speech. In exploring the ideas surrounding justice itself in Le Parfum de la tubéreuse, Élise Turcotte illustrates this concept, in a novel staging young dead narrators who act as agents of an ideal literature promoting justice while ambiguity reigns, and in which Nemesis’s figure is associated to the one of literature, each of them trying to embody today’s perfect avenger.
Dans son Dictionnaire mythologique universel, Eduard Adolf Jacobi écrit qu’à l’origine Némésis
était la personnification du sentiment moral de la justice et de l’équité, de la conscience et de la répugnance innée pour le mal […]. Plus tard, et ceci apparaît surtout dans Hérodote et dans Pindare, on regarda Némésis comme une divinité fatale, présidant au sort des humains, et s’occupant principalement d’égaliser les conditions, en poursuivant les mortels aveuglés par de grandes richesses ou par l’excès du bonheur. Une fois comprise ainsi, Némésis devint nécessairement la déesse de la vengeance et du châtiment1Eduard Adolf Jacobi, Dictionnaire mythologique universel : ou, Biographie mythique des dieux et des personnages fabuleux de la Grèce, de l’Italie, de l’Égypte… etc., trad. Thomas Bernard, Paris, Firmin-Didot, 1878, p. 334. .
Némésis est donc souvent perçue comme la déesse grecque qui châtie la démesure sa figure vengeresse marquant davantage les esprits que la justice qui la motive. À cet égard, dans un article sur les représentations de Némésis chez les penseurs et artistes de la Renaissance au XVIIIe siècle (Dürer, Schelling, Herder, Goethe), Davide Stimilli soutient que la vengeance de la déesse assurait alors une redistribution des forces et des avantages sociaux en fonction d’un équilibre global constamment réactualisé2Davide Stimilli, « Daimon and Nemesis », RES: Anthropology and Aesthetics, no 44, automne 2003, p. 99.. Aujourd’hui, cette conception se comprendrait bien avec la théorie de la « justice comme équité3John Rawls, La justice comme équité. Une reformulation de Théorie de la justice, trad. Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2008 [2001]. » élaborée par le philosophe étatsunien John Rawls. Dans La justice comme équité, Rawls pense une organisation de la gouvernance qui permettrait à tous les citoyens de participer librement au processus de justification qui fonderait la justice sociale en contexte de pluralité. Le philosophe explique que l’« idée la plus fondamentale de cette conception est celle de la société considérée comme un système équitable de coopération sociale à travers le temps, d’une génération à la suivante4Ibid., p. 22-23. ». Cette idéation de la justice ressemble à celle de Némésis, pour qui les sanctions se trouvent au-delà d’une simple application machinale de la loi puisqu’elles proviennent d’une recherche perpétuelle d’équilibre entre l’actualité et la potentialité de la justice collective.
Une justice sociale dynamique et collaborative se manifeste aussi de manière privilégiée dans la littérature québécoise contemporaine. Parmi les œuvres qui l’interrogent, plusieurs mobilisent la figure intrigante de l’enfant mort, qui se trouve dans les limbes, seul lieu où peut se déployer une réflexion sur les injustices du monde prématurément quitté5Voici quelques exemples de ces romans : Ying Chen, L’Ingratitude, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 1995 ; Ying Chen, Le Champ dans la mer, Montréal, Boréal, 2002 ; Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil, 1982 ; Neil Smith, Boo, trad. Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Québec, Alto, 2015 ; Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué, Montréal, Héliotrope, 2017.. Comment justifier qu’un enfant, figure même de l’innocence, reçoive la sanction de mort par Némésis qui la réserve normalement au coupable d’hybris ? Je soutiendrai que la mort ne constitue plus un châtiment pour l’enfant dans ces scénarios puisqu’elle lui permet d’occuper un rôle dans la collectivité, rôle qui lui était refusé de son vivant. Je montrerai comment l’enfant, être en formation sociale, exemplifie lorsqu’il meurt les failles d’une vision de la justice qui impose un équilibre en prévision de l’avenir plutôt que de l’instaurer au présent. J’illustrerai cette proposition par une lecture du Parfum de la tubéreuse6Élise Turcotte, Le Parfum de la tubéreuse, Québec, Alto, 2015. d’Élise Turcotte, roman dans lequel la littérature se représente elle-même sous les traits de Némésis en s’érigeant en justicière idéale pour ces enfants à qui l’ordre inflexible du monde n’est plus imposé.
Ce roman raconte l’histoire d’Irène, la narratrice décédée, qui doit enseigner la littérature à de jeunes étudiants fantômes et qui souhaite leur apprendre à exprimer le souvenir de leur propre mort en l’associant à l’injustice qui en est la cause : tuerie, maladie, suicide, accident, etc. Le récit alterne entre le présent de la mort et le passé de la vie. Le présent donne lieu à des mises en scène symboliques qui se déroulent dans le « bunker » : purgatoire qui reproduit les structures autoritaires connues par Irène de son vivant, le « bunker » désigne sa classe de cégep où les étudiants morts se révolteront peu à peu contre les lois non justifiées qui imitent celles de la vie. Le récit du passé d’Irène rapporte son épuisement professionnel dans un cégep montréalais qui la méprise autant pour ses méthodes d’enseignement que pour son engagement militant pendant le printemps érable, crise étudiante et sociale vécue au Québec en 2012, ici relatée à travers une narration référentielle qui mobilise des éléments factuels. Dans son ensemble, le roman fait dialoguer la justice sociale, l’éducation, la révolte inaudible des jeunes et la littérature. La figure des étudiants morts qui s’y déploie expose une vision de l’éducation qui ne se fonderait plus sur des critères d’utilité fixes et prévisibles, puisque ces personnages représentent plutôt ce qui est inconcevable et imprévisible pour toute société : la mort des enfants en qui elle croit investir. L’enfant mort rappelle l’importance à accorder à une justice qui tient compte à la fois des désirs et des besoins actuels de l’ensemble, plutôt que de tout investir dans un avenir qui n’est jamais plus qu’hypothétique.
La justice pour l’enfant dans Le Parfum de la tubéreuse
Chez Élise Turcotte, la figure de l’enfant revient fréquemment et teinte chaque fois une réflexion sur les types de discours dominants dans l’espace social, sur les modes expressifs méconnus et sur les manières de rééquilibrer le tout sans imposer une conception normative. Par exemple, l’un de ses romans les plus commentés, Le Bruit des choses vivantes7Élise Turcotte, Le Bruit des choses vivantes, Montréal, Leméac, 1991. , présente une mère nouvellement monoparentale, Albanie, qui raconte une année de vie passée avec Maria, sa fille de quatre ans. Apeurée à l’idée de perdre le souvenir du temps chéri avec Maria, Albanie cherche à conserver une marque de leur expérience commune sans imposer sa propre interprétation à la mémoire de sa fille. Elle choisit de consigner leur histoire dans un « cahier de rêves » qui compile autant ses propres contributions que celles de sa fille : des dessins, des collages, des photographies, des mots appris, etc. La mère adopte ainsi une narration intranquille, qui s’adapte et se réinvente pour ne pas s’imposer à ceux qui y sont exposés. Cet idéal d’intranquillité narrative revient sans cesse chez Turcotte8Cette réflexion a été documentée et approfondie dans le cadre de ma thèse doctorale : Karine Gendron, Figuration d’un récit ambigu. Éthique de la responsabilité chez Annie Ernaux, Élise Turcotte et Ken Bugul, thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2020. .
Mais Le Parfum de la tubéreuse attaque plus frontalement que les œuvres précédentes la question du mépris de certaines voix dans les débats sociaux sur la justice et sur la gouvernance, notamment celles des jeunes et des artistes. Plusieurs éléments du mouvement social que fut réellement le printemps érable servent de décor à l’histoire, et mettent au jour un double déraillement : de l’usage politique des mots, et de la croyance en leur limpidité, surtout lorsque ceux-ci sont manipulés par les instances au pouvoir :
Le printemps était rouge, comme un automne. Le petit emblème épinglé sur nos vêtements avait été chargé, par des politiciens et des journalistes, d’un signifié presque diabolique. Il y a eu des coups bas du pouvoir, un détournement du sens des mots, une perversion du langage qui n’a fait qu’augmenter la colère des manifestants9Élise Turcotte, Le Parfum de la tubéreuse, op. cit., p. 76-77..
Ce détournement du langage, mis en scène dans le roman, était aussi contesté par les leaders étudiants du mouvement, notamment par Gabriel Nadeau-Dubois, qui explique en des termes similaires :
Grâce aux libéraux, on aura au moins appris une chose pendant cette grève : les mots ont assez d’importance pour que certains prennent un soin méticuleux à en pervertir le sens. « Les étudiants doivent faire leur juste part. » Cette phrase, Line Beauchamp et ses collègues l’ont répétée mécaniquement tout au long de la grève10Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, Montréal, Lux Éditeur, 2013, p. 45..
Dans son essai Tenir tête, Nadeau-Dubois critique la conception de la justice impliquée par le mantra libéral de la « juste part », qui fait miroiter l’éducation comme un investissement individuel de l’étudiant pour son statut privilégié à venir. Il rappelle que les établissements d’enseignement supérieur ont été créés pour améliorer les chances des personnes moins bien nanties d’accéder aux mêmes postes que tous, mesures d’équité sociale dont les ministres libéraux ont pu profiter pendant leur formation, et qu’ils refusent aux générations suivantes.
Dans Le Parfum de la tubéreuse, la représentation des étudiants morts forme un contre-argument à la logique entrepreneuriale adoptée par les libéraux pendant la crise puisqu’elle montre l’imprévisibilité de l’avenir, et la possibilité pour les jeunes de ne plus recevoir leur « juste part ». Dans le bunker, ces étudiants qui n’ont plus rien à perdre adoptent une posture de justiciers en se révoltant peu à peu contre Théa, collègue d’Irène, qui les surveille et qui emblématise une vision utilitaire et bureaucratique de l’enseignement. Irène se rend compte peu à peu de leur capacité de révolte en observant Lydie, porte-parole de cette dissidence, qui contrevient aux règles énoncées sans résistance de la part des autorités :
un de mes accompagnateurs s’est mis à me rudoyer. Il m’a poussée vers l’avant de la classe avec un bâton. Il tenait mon livre de Can Xue à la main, il me l’a tendu, presque jeté au visage, et m’a ordonné de lire. […]
Les élèves ont noté la phrase, tête baissée, tous, sauf une jeune fille qui s’est précipitée sur l’homme au bâton et l’a fait tomber par terre. Elle était enragée.
L’homme s’est relevé sans qu’aucune agressivité ne s’échappe de lui.
— Bien joué, lui a-t-il dit11Élise Turcotte, Le Parfum de la tubéreuse, op. cit., p. 26-27..
Ce scénario du bunker renverse celui rencontré dans la vie par Irène, congédiée pour avoir refusé d’enseigner. Elle raconte ceci :
le pouvoir législatif grandissait en même temps que le mépris, certains professeurs, sommés d’enseigner par des policiers armés, prenaient le pouls de l’absurde, devant parfois un seul étudiant, ceci illustrant la nécessité de cela, de façon trop réelle pour qu’aucun ministre de ce gouvernement encore en place n’en prenne acte12Ibid., p. 87-88..
Ce souvenir d’Irène se réfère aussi au contexte extratextuel du printemps érable, pendant lequel
de nombreuses directions universitaires ont appelé la police à la rescousse afin de forcer les professeurs à donner les cours. On a assisté à des scènes surréalistes de policiers armés sommant des professeurs d’enseigner, ou de gardes de sécurité hurlant à des chargés de cours d’entrer en classe13Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, op. cit., p. 59..
Or le bunker reproduit les lois de la vie, sans offrir les repères normatifs qui permettraient de les interpréter. La justice qui y règne est donc moins autoritaire, car elle remet les lois en perspective avec un contexte où le futur n’a pas d’importance, donc où les lois sont renvoyées au second plan parce qu’elles n’assurent plus la pérennité des idéaux.
L’enseignement d’une littérature dissidente en milieu coercitif
Dans ce nouvel ordre du monde, Irène entrevoit peu à peu des manières de résister au pouvoir coercitif de l’institution dans laquelle elle est forcée d’enseigner, transformant sa prison en tremplin vers l’exercice de la dissidence. Par exemple, une loi du bunker indique que « les mauvais souvenirs sont défendus par un syndicat fantôme. Même en métamorphose, les malheurs, le deuil, la souffrance demeurent vifs, dissidents14Élise Turcotte, Le Parfum de la tubéreuse, op. cit., p. 94. ». L’enseignante contourne cette interdiction en abordant des thèmes douloureux ou tristes par le biais d’un mode littéraire plus symboliste qui fait ressentir ou deviner les mauvais souvenirs sans les énoncer directement. Irène amène d’ailleurs ses étudiants à s’exprimer par une forme poétique qui ne fait pas usage d’une narration transitive, centrée sur l’événementiel, mais qui la suggère de façon détournée, en s’accrochant à une ambiance, un motif fort, une impression, un désir, une perte. Pour s’opposer à la violence du langage transitif et manipulateur utilisé par les politiciens, Irène ne dicte pas non plus une manière totalitaire de concevoir le récit littéraire, comme lorsqu’elle leur propose de n’étudier que des fragments d’histoires : « Demain, nous lirons le début de quelques récits15Ibid., p. 82.. » Son enseignement est plutôt fondé sur le partage de l’expérience d’écriture et de lecture, puisqu’elle demande à ses étudiants de lire leur création devant les autres. Si elle orchestre le déroulement des cours, elle est de moins en moins responsable de la matière enseignée, et ses étudiants apprennent eux-mêmes à lire et à écrire avec un mode littéraire plus suggestif et intransitif que celui des politiciens et des médias. D’ailleurs, Irène ne présente jamais le récit de son souvenir comme un modèle à suivre. Si le lecteur reconstruit peu à peu l’histoire de la narratrice, ses étudiants quittent le bunker avant de l’entendre.
La littérature telle qu’enseignée par Irène après sa mort répond à un idéal qui recourt à l’imagination et à la possibilité d’insubordination inscrites dans ses potentialités, voire dans sa tradition. Dans l’espace de la vie, ses étudiants résistent aux œuvres complexes du XVIIe siècle et à leur lecture politique actualisée ; cette résistance paraît, notamment, quand Irène leur fait lire Frankenstein :
Ils attendaient une histoire de monstre facile à lire et se retrouvaient dans des paysages glacés, aux confins d’un monde où la vengeance est compagne de l’exil social. Le père de la romancière était un précurseur de la pensée anarchiste, et sa mère avait écrit un manifeste féministe. Je tentais une lecture politique du roman. Eux me ramenaient sans cesse au manque d’action dans le livre. J’insistais. Le contexte me le dictait. Je parlais de subversion et de la valeur du doute, et du noir, dans une époque où le discours des humoristes nous aveuglait16Ibid., p. 74..
Selon la description du système d’éducation dans le roman, il est difficile de penser que la philosophie véhiculée par l’institution favorise l’ouverture des étudiants à l’apprentissage d’une littérature complexe et agissante, s’inscrivant concrètement dans les possibilités de révoltes de différentes époques. La répétition mécanique des classiques littéraires et leur interprétation univoque apparaissent comme les normes à suivre, ce qu’éclaire le résumé d’une altercation entre Irène et Théa :
Elle a contre-attaqué, m’a reproché mes choix littéraires douteux, appartenant à un sous-genre à son avis, et qui n’aideraient certainement pas les élèves à réussir leur épreuve finale. […] Deux des plus anciens professeurs, attachés au classicisme français, d’avance hostiles à l’agitation sociale imminente, manifestaient pendant ce temps leur appui à Théa en lui envoyant des signaux complices17Ibid., p. 67..
Dans ce contexte, pourquoi Irène choisit-elle d’enseigner la littérature comme si celle-ci avait le pouvoir de rétablir la distribution de la parole, alors qu’elle s’avérait impuissante dans la réalité des vivants ? Une réponse partielle passe par le type de récit idéalisé par l’enseignante, qui revêt une caractéristique importante que certains théoriciens du récit abordent aujourd’hui : la non-prévisibilité. Lorsqu’il n’est pas prévisible, le récit stimule une interrelation entre l’énonciateur et l’énonciataire, en attente active de découvrir l’avenir du récit. Irène avance que le charme de la poésie « est d’attendre quelque chose qui est déjà là, mais qu’on ne voit pas18Ibid., p. 31. », un peu comme un parfum qui fait sentir sa présence sans se montrer. Or, pour les étudiants du bunker, le but de l’action est à découvrir, le rapport au temps est à réapprendre et la logique causale est à revoir : l’imprévisibilité est, pour eux, un fait qu’ils expérimentent et dont ils ont parfaitement conscience. Ils figurent donc comme des narrateurs idéaux qui apprennent surtout que le récit engendre une interrelation infiniment prolongée chez celui qui accepte cet échange.
Ce prolongement du texte en son lecteur est d’abord représenté par la seule œuvre poétique qu’Irène a pu amener dans l’au-delà, Dialogue en paradis de l’autrice chinoise Can Xue. Elle conçoit vite cette contrainte comme une sorte de résistance aux lectures réductrices et totalitaires de l’œuvre littéraire :
C’est plus facile depuis qu’il ne me reste qu’un seul livre. Je me défais de mon angoisse de femme qui ne sait rien d’assez complet, je me délivre de la dictature de la totalité, je me fous de mon défaut de papillon infidèle qui vibre d’un fragment à un autre. Car je n’ai plus que moi, et mes images, et le livre de Can Xue19Ibid., p. 57..
D’ailleurs, chaque étudiant finira par échapper à l’impasse de son expérience déroutante du temps en racontant sa mort de manière symbolique et sensible, comme cette étudiante pourtant plus rationnelle :
Même Lien a placé une mise en abyme dans son texte. Je l’avais crue hostile jusqu’à ce jour, je croyais qu’elle se contentait d’obéir et que son récit ne serait qu’une pâle description de l’existence en ce lieu. Au contraire, […] son personnage principal s’avère être l’oreille d’une jeune fille morte d’une maladie rare. De cette oreille surréelle s’échappe la musique la plus douce et la plus triste qui soit20Ibid., p. 92..
Dans ce récit, le lecteur imagine plusieurs scénarios, mais il comprend que Lien est décédée par une maladie rare, qu’elle s’imagine en oreille parce qu’elle a plus écouté que pris position dans sa vie, et qu’elle privilégie la musique comme moyen d’expression.
Chez Élise Turcotte, la littérature ne s’apprend donc pas de façon déterminée, et sa conception change en fonction de l’individu qui se l’approprie. Irène amène ses étudiants à sentir l’influence illimitée de l’œuvre qui, d’objet fini, s’ouvre par la lecture à une vie infinie, invisible, difficilement explicable et pourtant bien présente. La première page du roman met en scène cet équilibre idéal entre l’attente et l’appropriation du récit :
Quand je lis avec assez de patience, les mots déposent un nouveau parfum sur ma peau. Peu de livres le font : transformer le boisé en chypré, le floral en hespéridé. Mais j’en ai connu. […]
[C]’est Can Xue, l’auteure de la nouvelle qui m’a envoûtée […]. [J]’ai lu le premier dialogue devant un groupe d’élèves encore embrigadés dans le réalisme. J’ai défendu mon plat du jour avec férocité, en vraie lionne devant sa prise. Je tentais de faire flotter autour de moi la sensualité noire et hallucinée de ce conte, qui persiste bien après la lecture21Ibid., p. 7..
Irène souhaite enseigner l’attente sensible et l’ouverture au sens à venir. Par opposition aux étudiants présentés en contexte de grève dans l’espace de la vie, ceux du bunker retrouvent le droit à un enseignement qui n’est pas orienté vers un but utilitaire précis et qui valorise le processus d’apprentissage et l’attente de ce que ces connaissances et expériences nourriront en eux dans un avenir imprévisible.
Dans cet ordre d’idées, le récit idéal d’Irène se rendrait plus perceptible que clairement lisible. Il n’est pas étonnant que Lydie, le personnage rebelle, soit considérée comme l’élève maîtrisant le mieux l’écriture poétique. Comme Irène, elle ne donne pas à entendre son poème aux autres. En refusant de l’énoncer, elles valorisent le processus du récit plus que son achèvement. Toutefois, afin de mourir en laissant son histoire vivre, chaque étudiant doit énoncer son souvenir. Lydie est la dernière du groupe à confier les raisons de sa mort : « Juste avant d’être tuée, dit-elle, cachée sous une chaise, j’ai fredonné cette chanson. C’est étrange, j’ai ensuite pensé que c’était ma voix qu’il avait assassinée22Ibid., p. 115.. » De sa mort, elle retient une chanson, mais plus encore, la voix qu’elle a perdue. La voix est ce qui communique singulièrement, alors que la chanson a une composition et un contenu qui sont transmissibles en l’absence de l’instance émettrice. En prenant conscience de la disparition de cette voix singulière et dynamique qui symbolisait sa vie, Lydie peut mourir tranquille et laisser son récit la libérer du bunker. Pour Irène, c’est le parfum qui constitue le véhicule idéal d’expression de soi. Il signifie quelque chose de la personne qui le porte même s’il est invisible et indescriptible. Au début du roman, en sentant son parfum, elle se souvient de sa mort ; à la fin, son odeur lui inspire le mode narratif à employer :
Le parfum de la tubéreuse se manifeste une troisième fois, alors que je suis seule dans ma chambre, emportée par le vertige des derniers jours comme devant une histoire à écrire. Cette fois, lentement, il déploie toutes ses heures. Je me sens si humaine.
C’est à mon tour maintenant23Ibid..
Le roman se termine par une boucle réflexive, puisque l’histoire d’Irène vient d’être racontée. « C’est à mon tour » pourrait aussi bien se rapporter à l’exigence du récit à raconter qu’à l’acceptation, par Irène, de sa propre mort.
Le rapprochement entre la mort, la littérature et l’enseignement dans le roman rappelle la conception de l’enseignement et de la création formulée par l’écrivain et professeur Yvon Rivard dans son essai Aimer, enseigner. Rivard écrit ceci à propos de la mort symbolique de l’enseignant et du créateur, qui acceptent d’être sans cesse métamorphosés par leur approche dynamique de la matière :
leur travail est toujours de créer (ou de saisir) une forme, c’est-à-dire de percevoir le plus intensément possible la tension entre des réalités contraires (passé/avenir, être/dire) et d’établir entre elles, comme entre deux joueurs, un lien nécessaire et harmonieux de sorte que les chocs successifs que provoquent les passages de l’une à l’autre deviennent le mouvement même de la pensée qui, en voulant « se ressaisir et ne former qu’un seul moi », travaille constamment à sa propre métamorphose24Yvon Rivard, Aimer, enseigner, Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2012, p. 18..
La constante métamorphose de l’enseignant et du créateur découle surtout de leur conscience de ne pas maîtriser l’ensemble d’un domaine enseigné, et de leur persévérance dans l’exploration de ce qui s’y trouve. Chez Turcotte, cette orientation se déduit de la relecture persistante de Can Xue par Irène, et de son écoute de la réception multiple de ce texte par ses étudiants, qui participent à l’enrichir. C’est cette expérience des limites de la maîtrise d’un objet que transmet l’enseignante. Encore une fois, la pensée d’Yvon Rivard se rapproche de celle d’Irène lorsqu’il écrit :
Le rôle du professeur, c’est d’amener l’élève à son moi, à s’éprouver lui-même comme pensée, comme l’un des pôles de la création, c’est l’amener à découvrir le temps et à prendre conscience qu’il est, comme le monde, soumis au rythme de ce qui passe et de ce qui ne passe pas, à développer la capacité de voir dans sa propre vie et le monde ce qui en fait de la musique, une œuvre, un work in progress, dont lui et le monde sont à la fois la matière et l’esprit25Ibid., p. 88..
La méthode d’Irène pour éviter de reproduire les schémas inéquitables connus dans la vie aura donc été d’enseigner, grâce à la littérature, une disposition propice à l’exercice d’une justice adaptative, notamment par l’attente de l’apparition de son objet (le récit/le juste) et par l’ouverture à la métamorphose qu’il apporte à celui qui le formule (le créateur/le justicier) comme à celui qui le reçoit.
La littérature comme Némésis chez Élise Turcotte
J’ai suggéré jusqu’à présent que, de manière symbolique, la mort des jeunes dans les univers fictifs pouvait être perçue comme un châtiment de Némésis dirigé contre les adultes vivants qui restent. Ces adultes sont punis pour n’avoir pas suffisamment écouté quand les jeunes exprimaient l’imprévisibilité du futur et dénonçaient l’inconséquence d’une justice fondée sur l’horizon de critères fixes et rationalisée en fonction de l’avenir. À la lecture du Parfum de la tubéreuse, l’on se demande quel personnage aurait pu prendre le visage de Némésis. Évidemment, Irène ressemble à une justicière qui redistribue la paix à ses étudiants en laissant leur parole s’énoncer. Mais l’origine grecque de son prénom (eirênê) signifie « paix », non pas « justice », et c’est à une échelle plus personnelle qu’elle apaise ses étudiants, n’assurant en rien un équilibre d’ensemble. Quant à Théa, son nom signifie « déesse » en grec. Elle est bien celle qui se sent en contrôle des règles générales, comme si elle appartenait au monde des Dieux : hybris que punit Némésis. Théa reçoit d’ailleurs, dans la colère des étudiants, un châtiment collectif : à la fin du roman, ils lui saccagent son espace de surveillante, et lui enlèvent son rôle en ne laissant plus ses règles autoritaires les influencer. Puisque le mythe de Némésis s’attache plus au concept de justice distributive qu’à une figure de justicière, je relierais donc Némésis à la littérature plutôt qu’à un personnage. Telle qu’idéalisée par Irène, la littérature rééquilibre l’accès à la parole, car elle est souvent juste assez vague (métaphorique, allégorique, symbolique, fantastique) pour que l’interprétation de ses principes s’adapte aux époques et aux contextes. L’intertexte qui réactualise des œuvres du XVIIIe siècle (Poe, Shelley) par leur analyse politique et la relecture incessante qu’Irène fait de Can Xue, illustrent cette potentialité d’ajustement de la littérature.
Même si la littérature n’est pas le seul moyen d’arriver à une plus grande justice sociale, plusieurs œuvres participent à montrer que la justice globale est difficilement intelligible à l’échelle individuelle, et qu’elle doit sans cesse rééquilibrer les forces. Sur un plan métatextuel, c’est ce que suggère l’approche narrative et esthétique de Turcotte dans l’ensemble de son œuvre. En effet, l’autrice met en scène des narratrices qui hésitent entre plusieurs modes narratifs, comme si elles évitaient d’imposer de manière autoritaire certains points de vue. Plus le parcours littéraire de l’autrice avance, plus son écriture développe un côté symboliste, opacifiant la narration. L’écrivaine installe alors une expérience de lecture plus qu’un univers fictionnel clair, mais elle aborde en même temps très distinctement des injustices liées à l’enfance (la maltraitance, le viol, la folie, le suicide, la grève étudiante, etc.). Dans une conférence qui précède la parution du Parfum de la tubéreuse26Élise Turcotte et Kateri Lemmens, « Supplément au Parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte », Chambre claire : l’essai en question, 19 août 2015, <http://chambreclaire.org/
Des glissements de sens se sont lentement opérés. Par exemple, il y a longtemps que le bien culturel est devenu un produit […]. C’est ainsi, par la déperdition du sens précis des mots, par une sorte d’accoutumance à ces trafics insidieux du vocabulaire, que la confusion peut venir à régner27Ibid..
Cependant, en reprenant le projet du roman délaissé, l’écrivaine a constaté que ce qu’elle avait écrit avant la crise anticipait les événements de 2012. Ceux-ci lui donnaient une matière partagée collectivement pour rendre son univers symbolique et onirique plus lisible et plus interprétable.
Dans Le Parfum de la tubéreuse, le récit littéraire créé par chaque étudiant arrive aussi à discourir par un mode implicite, suggestif et symbolique, qui une fois énoncé de manière assez polysémique pour être réinterprété, peut laisser son instance énonciatrice mourir entre les mains de l’interprète. Le produit et le producteur du récit sont moins valorisés que le processus de création et de recréation que provoque l’impermanence de son interprétation. Sur les étudiants du bunker, le lecteur en sait d’ailleurs très peu puisque leur récit sera énoncé à travers la voix de la professeure, qui se garde de s’approprier leurs histoires en les laissant plutôt deviner aux lecteurs. Il me semble que c’est encore une fois un tour de force de l’écrivaine qui montre bien deux pôles majeurs de la justice sociale dans Le Parfum de la tubéreuse : celui de la prise en considération de la voix des étudiants et celui du rôle de la littérature dans l’organisation du monde. Elle ne s’autorise toutefois pas à communiquer directement le contenu de ces voix ni la réponse précise à sa question sur la place de la littérature. Ce qui est critiqué se trouve dans les séquences qui reviennent – de manière très référentielle – sur la vie d’Irène, mais les possibilités à imaginer pour la réalisation d’une plus grande justice sociale restent dans le domaine de l’énonciation littéraire, s’accrochant à des figures, des symboles et des suggestions plutôt qu’à un discours transitif qui reproduirait le langage autoritaire et manipulateur décrié.
Pour citer cette page
Karine Gendron, « La littérature comme justicière idéale dans Le Parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte », MuseMedusa, no 8, 2020, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).