La réactivation de la figure antique dans le cycle des « Amazones Libres » de Marion Zimmer Bradley et sa réception créatrice

Angélique Salaün
Université de Rouen-Normandie

Auteure
Résumé
Abstract

Angélique Salaün est doctorante en troisième année à l’Université de Rouen-Normandie dirigée par A. Ferry et S. Provini, sur le sujet « Femmes guerrières / Femmes en guerre dans la fantasy épique francophone et anglo-saxonne », sélectionné par l’ED 558 HMPL, financé par un contrat doctoral. Elle a collaboré avec Yohann Chanoir au Dictionnaire de la Fantasy (Vendémiaires, 2018) par l’entrée « Femmes guerrières ».

Dans son cycle tentaculaire La Romance de Ténébreuse, Marion Zimmer Bradley crée une véritable communauté de femmes refusant de se soumettre aux règles de la société ténébrane extrêmement patriarcale. Le nom de cette communauté pose question : alors que les Ténébrans ont tout oublié de leurs origines terriennes ils utilisent le terme « Amazones ». Mais dans le deuxième tome de la trilogie que nous évoquons, le mot « Renonçantes » vient remplacer celui d’Amazones. Ainsi les autochtones et les Terriens utilisent deux vocables différents pour désigner ces femmes qui doivent lutter contre les hommes qui nient leur liberté mais aussi contre les stéréotypes véhiculés par l’appellation « Amazone ».  

Alors qu’en fantasy l’Amazone est très souvent une figure solitaire, unique en son genre, Marion Zimmer Bradley développe ici volontairement l’aspect communautaire de l’imaginaire amazonien, communauté qui s’incarne également parmi les lecteurs de Ténébreuse puisque de jeunes autrices vont s’emparer des Amazones Libres pour écrire elles aussi sur les femmes et leur lutte pour la liberté.

In her diverse and expansive series, The Darkover Series, Marion Zimmer Bradley creates a community of women refusing to submit to the rules of the patriarchal society, Darkover. The name of this community raises the question: while Darkovans have entirely forgotten their origins as Terrans, they use the word “Amazons.” However, in the second novel of the trilogy, the word “Renunciates” replaces “Amazons.” In fact, the Darkovans and the Terrans use two different terms to refer to those women who, while fighting against the men who deny their freedom, they undermine a historically—and mythically—“Amazonian” persona.

In fantasy, the Amazon typically embodies a lonely figure; she is one of a kind, and yet in Marion Zimmer Bradley’s adaptation of the myth, the author deliberately develops the community aspect relating to the Amazon. This community also reflects the readers of the Darkover series, young women writers using the Free Amazons to represent female emancipation. 


Les Amazones antiques constituent une source essentielle d’inspiration pour qui veut créer un personnage de femme guerrière dans le genre de la fantasy, à l’instar des Walkyries ou de Jeanne d’Arc. Ces figures de guerrières mythologiques et historiques font partie de l’imaginaire collectif et ont de nombreuses descendantes dans ce qu’on appelle aussi en France les « littératures de l’imaginaire1Cette locution s’impose peu à peu dans les pratiques universitaires et culturelles françaises comme étant la traduction la plus fidèle à l’esprit de la fantasy anglo-saxonne. Voir Anne Besson, « La grande réorganisation. Panorama des littératures de l’imaginaire depuis 1995 », Bibliothèque(s), no 69, juillet 2013, p. 9 : « Pour un anglophone, le terme de fantasy recouvre un champ beaucoup plus large que celui que nous aurions tendance à lui réserver : fantasy se traduit à peu près par “littératures de l’imaginaire”, pour désigner les produits de l’imagination dégagés de tout objectif mimétique. » »  : que l’on songe à la très américaine Wonder Woman, créée en 1941 pour la revue All Star Comics, fille d’Arès élevée chez les Amazones avant de découvrir les mortels, ou encore aux réécritures des grandes épopées grecques et romaines comme Troy2David Gemmell, Troy, Londres, Bantam Press, 2005-2007, 3 tomes ; Troie, trad. Rosalie Guillaume, Paris, Bragelonne, 2008-2009, 3 tomes., la trilogie de David Gemmell publiée à partir de 2005, qui donne la part belle à Andromaque, initiée au maniement des armes sur l’île de Théra, peuplée de femmes. Mais Diana, l’Amazone de William Moulton Marston, ne devient Wonder Woman que lorsqu’elle quitte l’île des Amazones ; quant aux Amazones de Gemmell, elles ne sont qu’une poignée d’épouses3Le terme « Amazone » n’apparaît pas chez Gemmell mais on peut retrouver les guerrières dans ces personnages de femmes et de filles de soldats restées au palais ; l’une d’elles se nomme Penthésilée. Rapidement entraînées par Andromaque, elles soutiennent les derniers combattants avec leurs arcs. réunies par Andromaque pour former un dernier rempart face aux Grecs. Si l’Amazone, dans les univers imaginaires, est souvent une figure solitaire, unique en son genre, singulière, Marion Zimmer Bradley l’aborde sous son aspect communautaire, cette figure étant toujours pour elle plurielle, collective.

De manière générale, Marion Zimmer Bradley recycle la matière historique ou mythologique en privilégiant les collectifs féminins dans une perspective féministe. Avec The Mists of Avalon4Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, New York, Scott Meredith Literary Agency, 1982 ; Les Dames du lac, trad. Brigitte Chabrol, Paris, Pygmalion, 1986-1987, 2 tomes. publié en 1982, traduit en français par Les Dames du lac, l’autrice américaine réinvente ainsi la légende arthurienne selon le point de vue des femmes : Viviane, Ygerne, Guenièvre et Morgane deviennent les personnages principaux dans un mouvement que l’Américaine Alicia Ostriker a nommé, la même année, le revisionist mythmaking : « revisionism in its simplest form consists of hit-and-run attacks on familiar images and the social and literary conventions supporting them5Alicia Ostriker, « The Thieves of language : Women Poets and Revisionist Mythmaking », Signs, The University of Chicago Press, vol. 8, no 1, 1982, p. 73. ». Marion Zimmer Bradley a retravaillé ensuite dans le même sens la matière homérique : avec The Firebrand6Marion Zimmer Bradley, The Firebrand, New York, Simon & Schuster, 1987 ; La Trahison des dieux, trad. Hubert Tezenas, Paris, Pygmalion, 1989. (La Trahison des dieux), publié en 1987, elle retrace la guerre de Troie en faisant de Cassandre, fille de Priam ayant séjourné chez les Amazones avant de devenir prêtresse d’Apollon, le personnage principal, narratrice autodiégétique, active et lucide. Dans ce roman qui dénonce, dès le prologue, cette « absurdité mensongère7Nous traduisons : « that lying nonsense », Marion Zimmer Bradley, The Firebrand, Londres, Penguin Books, 1987, p. 3. » de l’épopée chantée par un aède, la communauté des Amazones au sein de laquelle Cassandre s’initie à la guerre fait contrepoint aux sociétés patriarcales que sont Troie et le camp grec. Mais c’est une autre œuvre de Marion Zimmer Bradley, composée de plusieurs cycles dont l’un est consacré aux Amazones que nous évoquerons ici. The Darkover Series, ou La Romance de Ténébreuse en français, est un ensemble de romans et de recueils de nouvelles publiés entre 1958 et 1996 qui ont pour cadre une planète donnant son nom au cycle : Ténébreuse. Combinant les codes de la science-fiction et ceux de la fantasy, La Romance de Ténébreuse appartient au sous-genre que les critiques nomment « science fantasy8Terme utilisé à la fois dans la terminologie française et anglosaxonne, la science fantasy est incarnée principalement par les œuvres de Marion Zimmer Bradley, Ann McCaffrey ou Robert Silverberg qui narrent les aventures d’humains découvrant une nouvelle planète où se développe une société féodale dans laquelle se mêlent magie et technologie.  », cette contamination générique permettant à la romancière de transporter des « Amazones » sur une autre planète que la Terre et de réactiver cette figure antique sur deux points différents : tout d’abord du point de vue de l’intrigue et notamment par leur appellation double –Amazones et Renonçantes – mais aussi de manière extradiégétique par la communauté de lectrices et d’autrices formée autour de La Romance de Ténébreuse.

Le cycle des « Amazones Libres »

La Romance de Ténébreuse est une œuvre tentaculaire : pas moins de vingt-et-un romans écrits par Marion Zimmer Bradley – avec quelques collaborations – et plusieurs recueils de nouvelles sur lesquels nous reviendrons. Ces romans sont relativement indépendants les uns des autres et, selon l’autrice elle-même, ils peuvent être lus dans n’importe quel ordre, même si elle conseille l’ordre de parution, estimant que son écriture se serait améliorée avec le temps. Mais une autre organisation a pris le pas sur l’ordre de parution, correspondant davantage à la chronologie de Ténébreuse, à l’histoire interne de la planète. Ainsi le lecteur peut trouver, notamment dans les éditions françaises Pocket, plusieurs sous-ensembles9Pour une meilleure cohérence nous noterons les titres de ces sous-ensembles entre guillemets. dans lesquels les romans ont été triés selon la chronologie de la diégèse et non selon leur date de publication. Entrer dans La Romance de Ténébreuse n’est pas chose aisée : faut-il suivre l’ordre de parution au risque de se perdre dans les différentes strates temporelles ou bien se fier à l’organisation par sous-ensembles, créée rétrospectivement, pour accéder de manière plus cohérente à cet univers fictif ? Les titres de ces sous-ensembles proviennent d’un texte de Marion Zimmer Bradley elle-même, « A Reader’s Guide to Darkover », publié avec Les Héritiers d’Hammerfell en 1989. Pourtant l’autrice n’a jamais partagé la volonté de ses lecteurs de trier ses romans par intrigue, comme elle le déclare dès 1979 : « I have fiercely resisted any attempt to impose absolute consistency, straightforward chronology, or anything but the most superficial order on the chronicles of Darkover10Walter Breen, The Darkover Concordance, Houston, Pennyfarthing Press, 1979, p. vi.. » Malgré sa résistance, l’ordre chronologique semble aujourd’hui définitivement retenu, que ce soit par les éditions Penguin Random House, qui rééditent les romans rassemblés par sous-ensembles depuis 2002, ou les éditions Pocket en France, dont les « Intégrales » respectent également cet ordre narratif depuis 2012. Il est à noter cependant que les sous-ensembles ne sont pas toujours identiques, certains romans pouvant être déplacés et certains titres modifiés. Par souci de clarté, nous avons choisi de retenir l’ordre narratif respecté par les éditions Pocket dans le tableau ci-dessous qui met en vis-à-vis l’ordre de parution des romans et une autre organisation chronologique, celle de l’univers fictionnel.

Ordre de parution11Nous donnons les dates de premières publications avec les titres traduits en français. Ordre narratif

1958 : Projet Jason

1962 : The Sword of Aldones (non traduit)

1964 : Soleil sanglant

1965 : L’Étoile du danger

1970 : La Captive aux cheveux de feu

1971 : Les Casseurs de mondes

1972 : La planète aux vents de folie

1974 : L’Épée enchantée

1975 : L’Héritage d’Hastur

1976 : La Chaîne brisée

1977 : La Tour interdite

1978 : Reine des orages

1980 : Le Loup des Kilghard

1981 : L’Exil de Sharra

1982 : La Belle Fauconnière

1983 : La Maison des Amazones

1984 : La Cité mirage

1989 : Les Héritiers d’Hammerfell

1993 : Redécouverte

1996 : La Chanson de l’exil

1997 : La Matrice fantôme

1998 : Le Soleil du traître

  1. « L’Atterrissage »
    • 1972 : La Planète aux vents de folie
  2. « Les Âges du chaos »
    • 1978 : Reine des orages
    • 1982 : La Belle Fauconnière
  3. « Les Cent royaumes »
    • 1980 : Le Loup des Kilghard
    • 1989 : Les Héritiers d’Hammerfell
  4. « Le Temps des Comyn »
    • 1993 : Redécouverte
  5. « Les Amazones Libres »
    • 1976 : La Chaîne brisée
    • 1983 : La Maison des Amazones
    • 1984 : La Cité mirage
  6. « L’Âge de Damon Ridenow »
    • 1974 : L’Épée enchantée
    • 1977 : La Tour interdite
    • 1965 : L’Étoile du danger
    • 1970 : La Captive aux cheveux de feu
  7. « L’Âge de Regis Hastur »
    • 1964 : Soleil sanglant
    • 1975 : L’Héritage d’Hastur
    • 1958 : Projet Jason
    • 1981 : L’Exil de Sharra
    • 1971 : Les Casseurs de mondes
    • 1996 : La Chanson de l’exil
    • 1997 : La Matrice fantôme
    • 1998 : Le Soleil du traître

Le sous-ensemble qui nous intéresse, « Les Amazones Libres », se déroule peu de temps après la redécouverte de Ténébreuse par les Terriens, qui ont peuplé cette planète puis oublié leurs origines extraplanétaires. Le développement narratif sur les Amazones et leur communauté – leur guilde – est alors parallèle à l’établissement de contacts entre les Ténébrans et les Terriens.

Les trois romans de notre corpus, La Chaîne brisée (1976), La Maison des Amazones (1983) et La Cité mirage (1984), réunis dans « Les Amazones Libres », forment un véritable ensemble, tournant autour des mêmes personnages : Jaëlle, jeune femme qui a grandi dans les Villes Sèches où les femmes sont enchaînées, avant de devenir Amazone ; Magda, Terrienne née sur Ténébreuse et agente de renseignements pour l’empire terrien. Elles vont se rencontrer lorsque Magda rejoint les Amazones pour pouvoir se déplacer librement dans ce monde patriarcal et retrouver un ami kidnappé.

La Chaîne brisée est le premier roman de la saga qui présente la guilde des Amazones, mais des personnages de ce groupe apparaissent dans plusieurs romans antérieurs, notamment le premier paru, Projet Jason (1958), qui situe l’action bien après la période du cycle des « Amazones Libres » du point de vue du monde fictionnel. La fondation de cette guilde n’y est pas racontée, mais se laisse deviner dans Le Loup des Kilghard (1980). Jacques Goimard, qui préface le recueil de nouvelles intitulé Les Amazones Libres pour l’édition française, explique la narration tardive de la fondation de la communauté des Amazones de la manière suivante :

Patricia Mathews, un des auteurs cités dans le présent volume, inventa la Sororité de l’Épée. Marion lui emprunta l’idée (avec son autorisation, bien entendu) et, dans Le Loup des Kilghard (1980), elle lui opposa une autre confrérie féminine, celle des prêtresses d’Avarra, en laissant prévoir que ces deux groupes allaient finir par converger, vers la fin de la période des Cent Royaumes, pour former la Guilde des Amazones12Jacques Goimard, Préface, Les Amazones Libres, Paris, Pocket, 1995, p. 13..

On perçoit à travers ce commentaire l’importance des apports des lectrices et autrices « secondes », au sens genettien du terme13Nous nous référons ici à l’expression « littérature au second degré » utilisée par Gérard Genette dans Palimpsestes. La littérature au second degré (Paris, Seuil, 1982) pour désigner des productions hypertextuelles., de Ténébreuse : à côté de l’hypertextualité auctoriale, il faudra en effet considérer une hypertextualité « hétérogène » et collective qui a affecté les réinvestissements de la figure qui nous intéresse. Mais avant de nous interroger sur l’interaction entre réception et création, nous voudrions revenir sur les éléments qui font des Renonçantes de nouvelles Amazones, en examinant d’abord comment elles ont été introduites et réactivées dans l’univers de Ténébreuse.

Renonçantes versus Amazones : la double actualisation de la figure

C’est avec le roman La Chaîne brisée que la Guilde des Amazones apparaît comme une sororité constituée, reposant sur un ensemble de valeurs. Ce roman s’ouvre en effet avec le texte du serment des Amazones Libres. Avant d’entrer dans la narration à proprement parler, le lecteur découvre donc les termes de l’engagement et des vœux que doivent prononcer celles qui veulent devenir des Amazones. Ce texte a l’allure d’une véritable déclaration d’indépendance : « […] À partir de ce jour, je jure que je ne me donnerai à un homme qu’au moment et à l’époque de mon choix, de mon plein gré et selon mon désir. […] À partir de ce jour, je renonce à toute allégeance à une famille, un clan, une maison, un tuteur ou un suzerain14Marion Zimmer Bradley, La Chaîne brisée, Paris, Pocket, 1979, p. 7.. » On l’a souligné, deux termes semblent entrer en concurrence pour désigner ces femmes indépendantes : Amazone et Renonçante.

Dès les premières pages de La Chaîne brisée, le terme d’Amazone est utilisé. Le lecteur découvre Kindra et ses consœurs alors qu’elles installent leur campement dans une cité nommée Ville Sèche, ouvertement misogyne puisque, dans cette région de Ténébreuse, les femmes sont littéralement enchaînées. L’arrivée des Amazones Libres – on a pour ainsi dire un usage homérique de l’adjectif qualificatif – est immédiatement remarquée par les hommes aux alentours et commentée : « – Hé ! vous autres ! Venez jeter un coup d’œil par ici ! Ce sont des Amazones Libres qui viennent des Domaines15Ibid., p. 16. ! » Nous pourrions multiplier les occurrences dans lesquelles ces femmes sont désignées ou se désignent elles-mêmes comme Amazones. Lorsque Kindra, la cheffe de l’expédition, rabroue l’une de ses protégées, elle s’exclame : « Cela est indigne d’une Amazone Libre.16Ibid., p. 21. » Mais le choix de ce mot peut apparaître étrange : alors que les Ténébrans ont tout oublié de leurs origines terriennes, et, par conséquent, les références culturelles terriennes, comment peuvent-ils utiliser une référence antique comme celle-ci ? Il faudra attendre le deuxième tome de la trilogie, La Maison des Amazones, pour être éclairé sur ce point. Dès le début du roman, Magda, Terrienne devenue Amazone, réfléchit à son nouveau statut en ces termes : « Et c’est à cette identité ténébrane, à Margali, non Magda, que je dois maintenant être fidèle. Et non seulement à Margali, mais à Margali n’ha Ysabet, Renonçante des Comhi-Letzii, que les Terriens appellent Amazones Libres17Marion Zimmer Bradley, La Maison des Amazones, Paris, Pocket, 1993, p. 10. » Ce seraient donc les Terriens qui auraient attribué le surnom d’Amazones à ces femmes indépendantes. L’explication, qui renvoie à des référents culturels extérieurs à ceux de la planète, sera développée plus avant dans le roman par le même personnage :

Ce nom de Guilde des Amazones Libres, communément utilisé par les Terriens et dans l’Empire, commença-t-elle, n’est qu’un malentendu romanesque, fondé sur une légende terrienne traitant d’une tribu de femmes indépendantes. Le véritable nom de la Guilde, traduit du ténébran, serait plutôt Ordre des Renonçantes18Ibid., p. 299..

Mais cette explication a posteriori crée une incohérence puisque, dans le premier tome, Ténébrans comme Terriens utilisent de la même façon le terme d’Amazones, alors même que ces deux peuples ne se côtoient pas encore. Le « malentendu romanesque » prend un sens métapoétique, puisque Marion Zimmer Bradley revient sur sa propre terminologie, phénomène connu sous le nom de retroactive continuity ou retcon, évoqué notamment par Richard Saint-Gelais, qui lui préfère le terme « contrefictionnel19Richard Saint-Gelais, « Versions », Fictions Transfuges, Paris, Seuil, 2011, p. 162-171. » dans Fictions Transfuges pour désigner des « réécritures » qui peuvent restaurer la cohérence diégétique d’une œuvre, comme c’est le cas ici. Cette rectification faite, les deux termes continuent d’être utilisés selon la focalisation choisie : les Terriens privilégient la dénomination « Amazone », tandis que les femmes de la Guilde utilisent plutôt le terme « Renonçante ». Magda, avec cette identité double qui la caractérise, utilise les deux, comme dans cet exemple pris dans La Cité mirage : « Elle observait encore scrupuleusement toutes les obligations du Serment des Renonçantes ; elle était une Amazone Libre, non seulement en paroles mais en esprit20Marion Zimmer Bradley, La Cité mirage, Paris, Pocket, 1994, p. 63.. » Cette rectification suscite une autre interrogation : pourquoi ces femmes se nomment-elles « Renonçantes » ? À quoi renoncent-elles pour faire partie de cette communauté ? Il faut revenir au serment des Amazones Libres et aux termes utilisés : par ce serment les femmes déclarent « renoncer au droit de [s]e marier, hormis en union libre21Marion Zimmer Bradley, La Chaîne brisée, op. cit., p. 7. ». Elles renoncent également « à toute allégeance à une famille, un clan, une maison, un tuteur ou un suzerain22Ibid., p. 7. ». De fait elles renoncent aux « droits » des Ténébranes, renoncement qui peut leur, et nous, apparaître, à bien des égards, comme une libération. « Les Renonçantes sont toutes des femmes qui ont renoncé aux droits que leur confère leur naissance et brisé les chaînes que l’éducation leur a forgées dans leur enfance23Marion Zimmer Bradley, La Maison des Amazones, op. cit., p. 81. », pour reprendre l’explication formulée par Jaëlle dans La Maison des Amazones.

Ainsi les Terriens, en découvrant cet ordre de femmes ténébran, leur ont attribué ce surnom d’« Amazones » venu d’une « légende terrienne », leur attribuant par la même occasion les stéréotypes liés à cette figure antique. Les Renonçantes seraient des garçons manqués à l’allure masculine, des guerrières agressives, haïssant les hommes et préférant les relations lesbiennes. Le lecteur découvre ces clichés à la fois par les Terriens et les Ténébrans. Dans la première partie de La Chaîne brisée, c’est Dame Rohana qui nous livre ses idées reçues sur les Amazones, alors qu’elle a engagé une troupe d’Amazones pour aller secourir une parente et sa fille enchaînées dans la Ville Sèche par le seigneur local. L’aristocrate a tenu à être du voyage et c’est par ses yeux que nous découvrons le fonctionnement de la sororité. Dans la deuxième partie, c’est Magda qui découvre l’Ordre des Renonçantes alors qu’elle se voit contrainte de prêter serment car elle s’était déguisée en Amazone pour voyager.

L’un des premiers points abordés est celui de la tenue vestimentaire des Amazones : elles sont connues pour s’habiller comme des hommes. Ce qui est perçu comme une provocation est régulièrement relevé par les personnages qui les croisent, par exemple Dame Rohana :

– Mais n’êtes-vous pas toutes habillées en hommes, Kindra ?

– Vous trahissez votre ignorance de nos coutumes, Dame Rohana, répondit Kindra. […] Je n’ai pas le temps pour le moment de vous expliquer toutes les coutumes et toutes les lois de notre Guilde24Marion Zimmer Bradley, La Chaîne brisée, op. cit., p. 19. […].

Le lecteur devra attendre une conversation entre Jaëlle et Magda pour en découvrir davantage sur les habitudes vestimentaires des Amazones.

– Je m’attendais presque à ce qu’on me dise que les Amazones n’étaient pas autorisées à porter des vêtements de femmes ! […]

– Oh ! Non ! Tu crois qu’on porte obligatoirement un pantalon, comme les hommes, espèce de sotte ? Nous n’en mettons que lorsqu’il faut monter à cheval ou travailler comme des hommes, mais dans la Maison de la Guilde ou quand on travaille à l’intérieur, on porte ce qui nous semble confortable. Nous ne sommes pas tenues de porter quoi que ce soit en particulier. Nous refusons simplement d’accepter la règle sociale qui interdit aux femmes le port d’un vêtement confortable pour des raisons de modestie ou d’usage25Ibid., p. 261-262..

L’explication de Jaëlle entre en résonnance avec les affirmations sur les pratiques vestimentaires des Amazones d’Adrienne Mayor dans Les Amazones, quand les femmes étaient les égales des hommes. S’appuyant à la fois sur les recherches archéologiques concernant les tribus nomades de Scythie et l’art grec, elle souligne la vertu égalisatrice du pantalon, déjà problématique pour les Grecs :

Ce qui était peut-être le plus dérangeant, c’est que, chez les Barbares, les hommes et les femmes portaient souvent exactement les mêmes vêtements : bonnet, tunique, ceinture, bottes et pantalon. […] il est clair que les hommes et les femmes nomades s’habillaient de la même manière. De nombreuses caractéristiques de cette tenue unisexe inquiétaient les Grecs. D’abord, elle signifiait que les deux sexes se comportaient de la même manière et pratiquaient les mêmes activités physiques. Comme les chevaux, les pantalons sont des égalisateurs ; ils permettent aux femmes de se déplacer librement et d’être aussi actives que les hommes sur le plan physique26Adrienne Mayor, Amazones, quand les femmes étaient les égales des hommes, trad. Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2017, p. 236. […].

À ces vêtements à valeur aussi symbolique que pragmatique s’ajoute la coupe de cheveux des Amazones : lorsqu’une femme prête serment aux Renonçantes, elle doit se couper les cheveux pour signifier sa décision. Ce sacrifice capillaire est régulièrement mentionné dans les romans de Marion Zimmer Bradley et pourrait laisser supposer que toutes les Amazones ont les cheveux très courts. Mais, comme pour les vêtements, l’attente du lecteur est déjouée et il découvre que, une fois le serment prêté, les Amazones sont libres de porter leurs cheveux à leur guise. Cette coupe de cheveux obligatoire pour devenir une Renonçante n’est pas sans rappeler l’idée du sein coupé toujours attribuée aux Amazones antiques, alors même qu’« elle a été réfutée dès l’Antiquité27Ibid., p. 41. » comme l’affirme Adrienne Mayor. Si Marion Zimmer Bradley réactive les stéréotypes liés aux Amazones, c’est pour mieux les corriger et apporter de la nuance à la représentation de cette communauté féminine. Après Dame Rohana, c’est Montray, le supérieur de Magda, qui exprime la principale idée reçue sur les Amazones (antiques comme ténébranes) : « Les Amazones Libres ! Est-ce que ce ne sont pas des femmes soldats28Marion Zimmer Bradley, La Chaîne brisée, op. cit., p. 148. ? » Les Grecs présentent effectivement les Amazones comme de « féroces guerrières vivant dans des régions exotiques, aussi courageuses et compétentes pour se battre que les plus puissants des héros grecs29Adrienne Mayor, op. cit., p. 31. ». Mais dès la première partie du roman, ce stéréotype est renversé : toutes les Amazones ne sont pas des guerrières, comme l’observe l’une d’elles alors qu’elle s’apprête à assister une parturiente :

– Ma foi, Madame, nous gagnons notre vie en exerçant n’importe quel travail honnête, dit Rima. Croyiez-vous vraiment que nous étions toutes guerrières et chasseresses ? La Maison de la Guilde de la ville d’Arilinn où j’ai reçu mon éducation est spécialisée dans la formation des sages-femmes. […] Nous [Les Amazones] sommes les meilleures sages-femmes du pays30Ibid., p. 87..

C’est en des termes similaires que Dame Rohana répond à Montray :

– On voit bien que vous ignorez tout d’elles, fit-elle. […] Oui, nombre d’entre elles sont des mercenaires. D’autres traquent le gibier, sont chasseresses, sont dresseuses de chevaux, forgeronnes. D’autres encore sont sages-femmes, laitières, confiseuses, boulangères, chanteuses de ballades ou vendeuses de fromage ! Elles exercent n’importe quel métier honnête31Ibid., p. 148..

Les Renonçantes ne sont pas que des guerrières ; elles forment une véritable communauté aux talents variés, tout comme les Amazones antiques formaient une véritable nation et faisaient société, comme le rappelle Alain Bertrand dans sa notice « Amazones Modernes » du Dictionnaire des mythes féminins32Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes féminins, Paris, Éditions du Rocher, 2002. :

Diodore s’étend longuement sur l’organisation sociale des Amazones, en particulier sur celles qu’il considère comme antérieures, les Amazones libyennes dont la reine était Myrina. […] Pour les femmes, la coutume imposait seulement « de s’adonner aux travaux de la guerre » et de « servir comme soldats pendant un temps déterminé de leur vie, tout en conservant leur virginité » (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 52-55). Et c’est seulement après leur service militaire qu’elles pouvaient approcher des hommes et vivre en famille. Toutefois, « elles continuaient à exercer les magistratures et à administrer toutes les affaires publiques »33Alain Bertrand, « Amazones Modernes », Dictionnaire des mythes féminins, op. cit., p. 103-104..

Les Amazones forment ainsi une nation autonome, tandis que les Renonçantes forment une communauté au statut paradoxal à l’intérieur de la société ténébrane. Les Renonçantes ont fui leurs familles et le joug des hommes, mais elles ne sont ni exilées ni exclues de la société. Elles vivent ensemble dans une grande « Maison » en ville, et si les Ténébrans récusent leur choix de vie, ils commercent avec elles, achetant leurs productions ou leurs services. Cette ouverture fait tomber le dernier stéréotype que nous évoquerons : la haine générale qu’éprouveraient les Amazones envers les hommes. Si la plupart d’entre elles ont un passé douloureux en lien avec les hommes (mariage forcé, viol, maltraitance, etc.), si, effectivement, les Renonçantes apprennent à se méfier des hommes, elles ne renoncent pas pour autant à les fréquenter, à les aimer et à avoir des enfants avec eux si elles le souhaitent. C’est encore Magda qui exprime à haute voix cette idée reçue, et Jaëlle lui répond :

– Je m’attendais presque à découvrir que les Amazones n’avaient pas le droit de s’intéresser en aucune façon aux hommes – après la façon si sévère dont Camilla m’avait prévenue de ne pas leur jeter un seul regard ! […]

– Oh ! ça, c’est uniquement quand il y a un travail à faire […] il m’est arrivé de travailler avec des hommes et ceux-ci n’ont pas fait plus attention à moi qu’à un autre travailleur. […] Mais je sais également comment me comporter quand je désire être traitée par eux comme une femme34Marion Zimmer Bradley, La Chaîne brisée, op. cit., p. 269-270..

Lesbiennes, bisexuelles ou hétérosexuelles, elles sont toutes libres de vivre leur sexualité comme elles l’entendent. Cette interrogation sur la sexualité des Amazones est relativement récente. Adrienne Mayor l’affirme, « on pensait dans l’Antiquité que les Amazones étaient complètement hétérosexuelles35Adrienne Mayor, op. cit., p. 166 », « l’image des Amazones comme des lesbiennes haïssant les hommes est une invention du XXe siècle36Ibid., p. 47. ».

Finalement, les Terriens, en donnant ce nom aux Renonçantes, ont appliqué à une communauté de femmes la série de clichés hérités ou fabriqués au cours du dernier siècle sur les Amazones. Mais on assiste ici à une déconstruction de ces stéréotypes et à une réappropriation du terme pour désigner une véritable communauté de femmes devenues toutes des sœurs face aux hommes et à leurs lois. Une communauté fondée sur la liberté de choisir : ses vêtements, son métier, ses partenaires, hommes ou femmes, la conduite de sa vie. Une liberté, si effrayante pour les hommes – Grecs ou Ténébrans –, mais si essentielle qu’elle qualifie le nom de ces femmes : des Amazones Libres.

Les Amazones, une réactivation extradiégétique

Pour finir cette analyse des Amazones dans le cycle de Marion Zimmer Bradley, nous aimerions évoquer une autre communauté de femmes, celle que constituent les autrices qui se sont emparées de l’univers fictionnel de Ténébreuse pour écrire des nouvelles. Comme nous l’avons évoqué en introduction, plusieurs recueils de telles nouvelles existent dans l’édition française, et le premier édité se concentre sur les textes écrits sur les Amazones Libres. Dans sa postface au recueil Les Amazones Libres, Jacques Goimard revient sur l’origine de ces nouvelles :

Les romans s’ajoutèrent aux romans ; et le moment vint où de jeunes fans se présentèrent aux conventions en tenue ténébrane. Des réunions se tinrent en marge des activités officielles ; on fonda une Société des Amis de Ténébreuse (« the Friends of Darkover ») qui publia une lettre périodique (1975) puis un Fanzine, Starstone (1977), dont le contenu fut réédité en deux recueils : Tales of the Free Amazons et More Tales of the Free Amazons. […] Le phénomène prit une grande ampleur quand Don Wollheim, impressionné par le succès de Ténébreuse, demanda à Marion de réunir les meilleurs textes de Starstone dans des anthologies périodiques où son nom serait associé à celui des jeunes auteurs qui partageaient son univers37Jacques Goimard, postface aux Amazones Libres, op. cit., p. 312-313..

Richard Saint-Gelais évoque également dans Fictions transfuges ce cas rare de fanfiction autorisée :

Il faut se tourner vers les – rares – cas d’« univers partagés », ces ensembles transfictionnels qu’un auteur reconnu ouvre aux développements faniques ; la série Darkover, initiée par MZB mais à laquelle ont contribué plusieurs « friends of Darkover », est l’exemple le plus connu de ce fonctionnement38Richard Saint-Gelais, Fictions Transfuges, op. cit., p. 411..

Il est à noter que ces « jeunes auteurs » sont, pour le recueil Les Amazones Libres en tout cas, exclusivement des femmes. Dans son article « Les fanfictions, de l’œuvre originale à la création collective », la sociologue des médias Nathalie Nadaud Albertini revient sur l’origine des fanfictions, un « phénomène mondial et féminin » :

La fanfiction proprement dite, c’est-à-dire comme écriture narrative, collective et réflexive, débute dans les années 60 avec les fanzines de science-fiction […]. On y commente abondamment et sérieusement les intrigues précédemment publiées, en s’attachant à leur vraisemblance compte tenu des lois de la physique dans les mondes « réel » et fictionnel. […] l’engouement massif pour des séries TV, comme Star Trek et Des agents très spéciaux, […] a donné naissance à une nouvelle vague de fans où les femmes étaient bien plus présentes. Les fanfictions ont été, pour elles, une façon de s’imposer au sein de fandoms à gouvernance masculine39Nathalie Nadaud Albertini, « Les fanfictions, de l’œuvre originale à la création collective », La revue des médias, 19 juin 2017 [mis à jour le 1er mars 2019], <https://larevuedesmedias.ina.fr/les-fanfictions-de-loeuvre-originale-la-creation-collective> (page consultée le 17 avril 2019). .

Ce processus d’« écriture narrative et réflexive au sein d’une communauté de fans40Ibid. » est à l’œuvre dans ce recueil de quatorze nouvelles dont six sont de Marion Zimmer Bradley. Ces textes, relevant à la fois de la transfiction étudiée par Richard Saint-Gelais et de la fanfiction41Nathalie Nadaud Albertini distingue transfiction et fanfiction : « si quelques personnes isolées écrivent à partir d’une fiction, c’est de la transfiction. Si on a affaire à une écriture narrative et réflexive au sein d’une communauté de fans, un fandom, c’est de la fanfiction » (loc. cit.) , sont très variés et couvrent différentes époques, différents lieux et personnages : si Marion Zimmer Bradley développe des personnages déjà apparus dans ses romans, comme Dame Rohana, Camilla, Jaëlle, etc., d’autres nouvelles mettent en scène des personnages inédits. Les sujets sont divers mais, comme le dit Jacques Goimard, « l’enjeu, c’est toujours la libération d’une femme, réussie ou manquée42Jacques Goimard, préface aux Amazones Libres, op. cit., p. 13. ». Renonçante ou non, jeune fille ou femme mûre, il s’agit toujours d’histoires de communautés féminines écrites par une communauté de fans et de femmes.

Ajoutons que, dans ce cas précis, la réception créatrice a influencé en retour la production de l’autrice à l’origine de cet univers : Marion Zimmer Bradley a en effet pris en considération les écrits de ces jeunes autrices et, avec leur autorisation, certains sont entrés officiellement dans l’histoire de Ténébreuse. C’est le cas de l’histoire de la fondation de l’ordre des Renonçantes, évoquée au début de notre article et dont l’autrice était Patricia Matthews. Cet exemple n’est pas isolé, et Jacques Goimard souligne l’importance de cette création partiellement collaborative :

Dans le contexte créé par Starstone, elle reçut un texte faisant la jonction entre [deux de ses] romans ; et cette fois, elle l’adopta. The Other Side of the Mirror de Patricia Floss ne fut publié que tardivement dans le recueil du même nom (1987) mais Marion n’a jamais cessé de dire que cet ouvrage représente à ses yeux la vérité officielle sur une courte période de l’histoire de Ténébreuse43Jacques Goimard, postface aux Amazones Libres, op. cit., p. 313..

Cependant il faudrait nuancer cette belle histoire de fanfiction devenue canonique : Marion Zimmer Bradley a également connu des déboires judiciaires à cause de ces écrits faniques sur son univers. Richard Saint-Gelais relaie cette affaire44Richard Saint-Gelais, Fictions Transfuges, op. cit., p. 411., détaillée par Jim C. Hines45Jim C. Hines, « Marion Zimmer Bradley vs. Fanfiction », <http://www.jimchines.com/2010/05/mzb-vs-fanfiction/> (page consultée le 11 septembre 2018). sur son blog : une fan, Jean Lamb, publie en 1986 dans un magazine une nouvelle se déroulant dans l’univers de Ténébreuse. Après la lecture de cette nouvelle, Marion Zimmer Bradley souhaite utiliser une idée de Lamb et négocie avec elle. Mais, sans qu’aujourd’hui on puisse rétablir exactement les faits, la négociation implique des avocats et le projet de Marion Zimmer Bradley n’aboutit pas. Finalement, « en 1992, à la suite d’un différend avec l’auteure d’une fanfiction, [Marion Zimmer Bradley] a interdit que les “ficwriteuses” s’inspirent dorénavant de Ténébreuse46Nathalie Nadaud Albertini, loc. cit. » : les relations entre l’autrice originelle et les autrices « secondes » ne sont pas toujours simples. Mais il faut noter que les textes non écrits par Marion Zimmer Bradley ne sont pas qu’accessoires, ils peuvent être essentiels dans la construction de l’univers de Ténébreuse, ce qui confirme l’idée qu’autour de l’autrice s’est formée une communauté d’écrivaines. Cette participation active du lectorat au processus de création confirme l’intérêt majeur qu’il y a à étudier la lecture. L’historien des idées François Cusset rappelle que, malgré son « absen[ce] de la théorie littéraire française47François Cusset, « Lecture et lecteurs : l’impensé politique de la littérature française », Tangence, no 107, 2015, p. 112. », la lecture a été largement étudiée dans le monde anglophone car elle est fondamentalement liée aux questions sociales :

Les études identitaires et postidentiaires, plus ou moins ancrées dans les luttes sociales, et qui fleurissent depuis trois décennies aux États-Unis et au Royaume-Uni à l’intérieur et en marge des départements d’anglais et de littérature comparée — d’abord les études féministes, ensuite les ensuite postcoloniales, enfin les études culturelles […] — sont toujours d’abord et avant tout une affaire de lecture48Ibid., p. 113..

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Pour conclure, si Marion Zimmer Bradley exploite le terme d’« Amazone » ainsi que la série de stéréotypes qui y sont associés, c’est pour valoriser ses Renonçantes et ainsi faire évoluer la figure antique : il ne s’agit pas que d’une « tribu de femmes indépendantes », masculines et violentes, mais bien d’une communauté de femmes cherchant avant tout à être libres de toutes contraintes, ou mieux encore, à être libres de choisir quelles contraintes elles sont prêtes à accepter. Cette montée en puissance des femmes dépasse les frontières du livre pour prendre forme dans une relation autrice-lectrice qui n’est plus unilatérale. De véritables échanges sont possibles, les lecteurs enrichissant les univers créés par des auteurs. Ces échanges favorisent la formation d’une communauté très active : c’était déjà le cas avant l’ère d’Internet grâce aux fanzines, aux courriers et aux conventions, mais l’existence des réseaux sociaux, des blogs et autres moyens de partage d’univers (dessins ou fanarts, vidéos, forums de jeux de rôles, etc.) renforcent aujourd’hui cet aspect communautaire (que l’on songe aux Potterheads49Nom attribué aux fans de la saga Harry Potter., par exemple). La particularité de ce phénomène autour de Ténébreuse reste toutefois la figure centrale de cette communauté formée par Marion Zimmer Bradley et ses lectrices : l’Amazone, figure antique réactivée en symbole d’affirmation de soi comme femme libre par des autrices constituant une « arène […] où se constituent, à travers le débat, les normes et les valeurs de nos sociétés50Nathalie Nadaud Albertini, loc. cit. ». La communauté des Renonçantes a pris corps en s’incarnant dans la communauté des « friends of Darkover ».


Pour citer cette page

Angélique Salaün, « La réactivation de la figure antique dans le cycle des “Amazones Libres” de Marion Zimmer Bradley et sa réception créatrice », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le ).