Corps calque

Olivia Tapiero

Olivia Tapiero est auteure et traductrice. Son dernier livre, Phototaxie, est paru aux éditions Mémoire d’encrier en 2017.


j’aimerai quiconque entendra que je crie
sur la terre vide resteront ces mains sur la paroi de granit face au fracas de l’océan
[…] je suis quelqu’un je suis celui qui appelait qui criait dans cette lumière blanche

— Marguerite Duras, Les mains négatives

I look at a shape, then look out unto the world for contents to fill it, but the thing I bring back does not fit – it more than not-fits, it destroys the shape altogether.

— Renee Gladman, Event Factory

Palabra por palabra yo escribo la noche.

— Alejandra Pizarnik, Extracción de la piedra de locura

Sans cesse je reviens sur la scène du crime, retracer les contours d’une même béance. J’encercle mon cœur posthume, attentive à la trajectoire d’une balle perdue. Je crie dans le jardin et il n’y a plus de jardin.

*

J’ai longé la ligne de suture, elle ne menait nulle part. J’ai gratté les ruines jusqu’à trouver une nuit pour me taire. De là, j’entrevois un décalage, les brisées prophétiques de ce qui se dérobe. Tout tracé creuse une surface, la forme est incidente. Cas de figure : je me crève les yeux de plein gré, pour tâtonner par taillades, extirper l’ombre de sa chair.

*

De la lettre je déroule le manque. Il n’y a pas d’adresse, pas d’offrande, seulement cet élan oblique et mon corps illisible, disloqué, qui s’y acharne. Ne me cherche pas à l’origine, ni dans les crues impitoyables de l’archive. Aux morts à venir, je cède une marque sur le mur, un deuil avorté. Du portrait, il ne restera qu’une obstination.

*

Nommer dessine des rives sans promesses : j’échoue sur une distance gardée comme un secret, trébuche encore à l’orée des visages. Les carences en cortège se projettent par échos, écaillent les pans d’un palais amputé de sa langue. La maison brûle d’aveux difformes.

*

Je tourne le dos et la pierre s’ouvre à mon regard. Les charognes millénaires ont muté, enfouies sous l’horizon, à présent elles me noircissent les doigts. Je calque les frontières des commissures, des demeures, des continents, autant de vivisections, de dédoublements aveugles à leur insuffisance.

*

Condamnée au patronyme et aux chants des combats, je me borne à esquisser des seuils inachevés, à faire du sous-sol une forêt de cendre et de corail, de la part manquante un cri sans voix, de mon désir une chambre noire.

*

Je n’espèrerai pas même un attribut à ronger. Dans la pièce il y a ma bouche, et dans ma bouche une bouillie d’incantations. Je garde les lèvres serrées pour border mes prières. Nous aurons beau partir en voyage, faire récit, aimer jusqu’à la fatigue, nous finirons toujours dans cette même dissolution, à convulser derrière une clôture, les yeux chavirés vers les spectres qu’il nous faudra devenir.

*

J’émerge entre l’exergue et l’épitaphe. J’engueule les préfaces, les prédicats, et tout ce qui tentera de me raconter. À force de croire au ciel, les oiseaux migrateurs se fracassent sur les vitres. Je ne saurai pas non plus quitter ce lieu. J’aurai passé ma vie entière à me taper la tête contre le langage. À balbutier sous cette pluie de cadavres, à attendre de naître de mes failles et de prendre parole comme d’autres laissent tomber les armes.


Pour citer cette page

Olivia Tapiero, « Corps calque »,  MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).


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