À nos sangs littéraires

Alice Michaud-Lapointe

Alice Michaud-Lapointe est candidate au doctorat au département d’études cinématographiques à l’Université de Montréal. Son projet de thèse porte sur les liens qui unissent la cinéphilie aux concepts de spectralité et de « haunted media » dans le cinéma contemporain. Elle a publié aux éditions Héliotrope en 2014 un recueil de nouvelles, Titre de transport, pour lequel elle a été finaliste au 14e Grand Prix littéraire Archambault et un premier roman, Villégiature, en septembre 2016. Elle fait partie du comité de rédaction du magazine d’arts et sciences Spirale et a signé plusieurs articles dans les dossiers et la rubrique « cinéma » du magazine. Elle a également publié des textes dans les revues Études Françaises, Liberté, Les libraires et la plateforme Mise au point (Cahiers de l’Association française des enseignants chercheurs en cinéma et audiovisuel). Son prochain livre paraîtra à l’automne 2018 chez Héliotrope.


« T’es pas la fille de ton père
T’es pas la fille de ta mère
T’es pas la fille de personne
T’es pas la fille de personne »

Cette chanson-là est devenue populaire en février dernier. Des paroles d’Hubert Lenoir, déclinées en plusieurs morceaux sur son album Darlène : Fille de personne I, Fille de personne II, Fille de personne III, Fille de personne XLVIII, qu’en sais-je. Le Québec aime beaucoup ça, Darlène. Le Québec s’entiche parfois de garçons qui portent du rouge à lèvres et des boucles d’oreille clinquantes, qui affichent un peu d’edgyness sympathique et annoncent, tels des messies musicaux, la bonne nouvelle : « Je suis venu te dire que tu peux changer. » Je n’ai pas d’avis là-dessus, je sais juste que cette double négation-là m’est restée en tête plusieurs semaines. T’es (pas) la fille de personne. Constat basique, élémentaire, le b.a.-ba de la connaissance de soi, peut-être ? La phrase tourne, tourne, tourne. T’es pas la fille de… Ça m’a fait revenir à autre chose.

Il y a quelques années, certaines de mes amies proches et moi voulions écrire un livre sur ce que ça signifiait d’être amies et à l’université. Une phrase nous avait toutes marquées durant notre BAC en littérature : « De qui je voudrai, je serai la fille. » Je ne sais plus d’où provient cette phrase, ni même si l’une de nous ne l’a pas inventée, mais nous l’avons reprise, chacune notre tour, dans des textes d’école, des communications, des envolées lyriques. Nous l’avons chuchotée comme une ritournelle porteuse de chances et d’espoirs, nous en sommes servies comme une lame fine, capable de couper court à certaines conversations. De qui nous voudrons, nous serons les filles, tout va très bien, merci.

Ce livre-là est encore à inventer, il n’existe pas, n’existera peut-être jamais, mais je crois à la création et à l’amitié, comme des forces qui durent et s’interpénètrent. Plus les années passent, et plus ces deux nécessités m’apparaissent aller foncièrement de pair, se nourrir l’une l’autre dans mon quotidien. Mes amies et moi nous échangeons des suggestions de lecture, des regards tendres et durs. Nos langues s’écoutent et s’accueillent. « J’ai envie de quitter l’aventure », « Mets-ça dans la boîte à suggestions », « Je laisse ça à Alice du futur », « #Pas rushante# », « Toute haïr », tant d’expressions que nous façonnons au jour le jour et qui portent notre marque quand tout devient beige et exécrable. Mes amies et moi écrivons des textes de création, des articles académiques, des listes d’épicerie, des statuts Facebook, des lettres ou des e-mails d’adieu, comme bien d’autres filles. Nous ne sommes pas spéciales, mais nous nous lisons, nous donnons des conseils avec attention. « Est-ce que mon courriel est trop passif-agressif ? » ; « Checke, il m’a textée ça, fèque j’ai répondu ça…» ; « Peux-tu relire ce passage et me dire si ça a du bon sens ? Je suis plus capable de rien voir, moi… »

Ne rien voir. J’y pensais hier et j’y pense aujourd’hui, à ces aveuglements momentanés. Si j’ai une fixation dans la vie et en création, une question irrésolue, c’est bien celle du regard, et de sa potentielle et furtive perte. J’ai constamment envie de tordre le concept, de comprendre si oui ou non, c’est possible de « se voir », ou si en fait on disparaît dès qu’on tente de délimiter nos contours, qu’on force la note, qu’on dit tout haut « Regardez, ça, c’est moi ! ». J’essaye de saisir s’il y a une quelconque vérité qui se vaut ou qui se dresse durablement, entre mon regard et celui des autres. J’ai arrêté mes cours de conduite justement à cause des angles morts. Ça me terrifiait de penser qu’il y avait, si près de moi mais au-delà de mon champ de vision, un monde qui demeurait inaccessible, qui défiait ma compréhension de l’espace et ma sécurité. Un monde qui me confirmait que je n’avais ni un troisième œil ni des « yeux tout le tour de la tête », que mon fantasme de « voir totalement », au fond, était un combat perdu d’avance, une lubie de fille trop curieuse, trop contrôlante.

Je dirais à qui veut bien l’entendre que mes amies sauvent le monde. Qu’au détour des mots qu’elles mettent à l’épreuve, qu’elles usurpent, qu’elles colorent ou qu’elles refusent de mâcher, dans leurs textes ou dans nos conversations les plus banales, la vie devient moins opaque. Je sais pourtant qu’elles ne sont pas nécessairement à l’affût de ce qu’elles inventent, qu’elles ne sont pas tous les jours conscientes de la bataille qu’elles mènent pour comprendre de qui ou de quoi elles sont les filles.

Faudrait-il mesurer l’amour et son impact, nommer fièrement nos constellations, nos affinités électives, se définir à coup de tattoos, d’exergues, de citations apprises par cœur, ou plutôt balayer la poussière, lâcher prise, se libérer et répéter « de personne personne, je suis… j’étais… et resterai la fille de personne » ? Faudrait-il vraiment décider qui, de nos mères ou de nos professeures, nous a donné la plus lourde armure, si nous offririons une couronne de reine à Céline Dion ou à Rihanna, si nous sommes dans la team d’Anne Hébert ou dans celle de Gabrielle Roy, si nous sommes des aspirantes Antigone ou des Dibutade en devenir ? Faudrait-il toujours élire ses écrivaines, ses cinéastes, ses chanteuses préférées avec le même instinct, la même certitude naïve avec laquelle on choisit ses premières amies dans une cour de récréation ou un cours d’université ?

La création prend ses racines dans l’amour, l’admiration, la stupeur, dans ces forces qui tirent vers l’avant de façon indéfectible, qui conjurent la plupart des sorts. Je ne vois plus, aujourd’hui, comment écrire sans penser de près ou de loin à mes amies, aux femmes que j’aime, à ce qui nous retient ensemble sur une grande et même toile. Et puis il y a l’ambition, l’envie de se surpasser, l’appel de la productivité. On attend des femmes qu’elles créent, qu’elles engendrent, a story as old as time. Je pense pourtant si souvent à ce que je suis incapable de faire. Pas capable de siffler. Pas capable de me visualiser dans cinq ans. Pas capable d’écrire le vrai nom des hommes qui m’ont blessée dans mes textes. Pas capable d’écrire au plus vif de la souffrance, en fait. Certaines de mes amies épinglent leur souffrance à son état le plus brut et l’étudient minutieusement comme un papillon mort sur un mur, elles fouillent leurs plaies avec une exactitude microscopique, les chagrins d’amour, les deuils, les rages insupportables se transforment en grandioses logorrhées et je m’étonne toujours, lorsque je me retrouve à leur place, d’être aussi démunie dans la parole, de ne pas savoir où me trouver dans la perte la plus pure. L’écriture ne me sauve de rien, elle n’est ni une bouée ni une métaphore, pas non plus une délivrance ou une façon de réapprendre à respirer, il n’y a pas d’accouchement, pas de plénitude, pas de fleurs ou de ciel bleu, c’est un échafaudage toujours à la veille de s’effondrer lorsque m’éclate au visage ma propre incapacité à me lire. C’est un chantier déroutant, un travail foncièrement inachevable et je sais qu’au plus mal, lorsque tout s’arrête, il ne me reste que les salles de cinéma, les livres des autres et les voix de ceux que j’aime pour continuer.

Je ne connais pas le dégoût, l’écœurement d’écrire, ni même le découragement, mais les doutes, l’absence de désir de continuer, puis l’impossibilité. […] C’est juste un signe. Le signe que quelque chose n’est pas trouvé, qu’il faut entreprendre quelque chose d’autre.

Fille.

Fille de.

Fille de personne.

(Pas) la fille de personne.

La phrase tourne, tourne, continue de tourner, je n’ai pas la réponse.

Mes amies sont grandes, elles écrivent des poèmes, des pièces de théâtre, des histoires d’amour, de mort et de résilience, des correspondances, des fanzines, des rapports protocolaires, des niaiseries, et moi j’écris aussi, parfois, non loin d’elles. On n’apprend pas à parler de ces choses-là pour soi, à dire « J’écris » ou « Je crée » au présent, c’est pompeux, déclamatoire, ça fait poseuse snobinarde. On nous le reprochera vite. On apprend à dire auteure ou autrice plutôt qu’écrivaine pour ne pas faire de vagues, ne pas se faire ramasser trop tôt. On apprend à sourire quand ils disent bravo pour ton petit livre, ta petite plaquette, ta petite lecture, ta petite nouvelle, ton petit prix. On apprend à choisir ses batailles très vite et peut-être qu’à cause de ça, nommer ses inspirations, ses modèles, choisir sa lignée, c’est plus facile, ça vient tout seul, ça permet de prendre sa place fièrement, comme si on allait au bal toujours accompagnée. Un bal où on serait grimées, où amies et fantômes arriveraient bras dessus bras dessous, où les portes seraient toujours grandes ouvertes pour les filles de.

* La citation provient de L’écriture comme un couteau d’Annie Ernaux (p. 110)


Pour citer cette page

Alice Michaud-Lapointe, « À nos sangs littéraires »,  MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).