Petite éthique de la pratique d’écrire

Jean-Simon DesRochers

Depuis 2001, Jean-Simon DesRochers développe une pratique d’écriture qui aborde le roman, la poésie et l’essai. En 2015, il publiait Processus agora, un essai jetant les bases d’une approche bioculturelle des théories de la création littéraire. Il est professeur en recherche-création au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal depuis 2014.


Proposition 1

La littérature est le fruit de la pratique de l’écriture.

Démonstration

L’unité singulière des élans formant une pratique correspond à l’acte, au faire de l’écriture qui englobe le geste comme la pensée (le désir, l’ombre, la projection du geste, être le sujet qui trace une ombre en lui comme sur la surface, la page, l’écran). Écrire déborde de l’espace et du temps de sa manifestation visible, s’approchant davantage d’une condition d’existence que d’une activité de production (poïesis). L’espace et le temps de l’acte d’écriture dépassent celui de son actant, l’habitent, correspondent à son sens du geste, tant dans l’anticipation et que sa réminiscence.

Observation

La pratique de l’écriture est une manière d’être au monde dans la durée du monde et la littérature correspond aux fruits de cette manière.

Proposition 2

En tant que pratique, l’écriture n’a aucune finalité globale.

Démonstration

Chaque texte étant l’incarnation d’une tentative de finalité dans le flux d’une manière d’être au monde, l’œuvre (le texte) se compose d’une somme d’approximation dont le praticien ne sera, à terme, que l’un de ses mauvais juges. Mauvais parce que seront jugés non pas l’espace-temps subjectif de la pratique, mais ses résultats, ses traces.

Explication

Confondre l’œuvre et la pratique correspond à confondre la fin avec le moyen. En tant que moyen, la pratique nie toute finalité : elle se perpétue, toujours insatisfaite, à parfaire. L’œuvre, quant à elle, témoigne d’un arrêt, d’un jalon de la pratique exposé aux interprétations subjectives.

Observation

La pratique de l’écriture, même si elle regarde vers l’arrière pour valider son existence, condamne le praticien à avancer, mais jamais ailleurs qu’en lui-même.

Proposition 3

Publier un texte (donner un texte) crée une certitude, une forme arrêtée, légalement archivée : savoir publier demande à se frotter à une logique de mort.

Démonstration

Si la littérature est le fruit d’une pratique de l’écriture (prop. 1), son statut de trace est marqué par la fixité. L’archivage des textes fait du livre un tombeau, une mise à mort du processus. Un texte publié correspond à une forme arrêtée.

Explication 1

Puisqu’il faut savoir admettre le caractère perpétuellement imparfait du texte, la fixité de la publication unique terrorise, témoigne d’une saisie unique du monde, peu importe sa forme. En contrepartie, la commission à répétition génère une succession d’images à retardement qu’un lecteur peut prêter à un praticien, même si de ces images, le texte ne porte aucune trace.

Explication 2

La logique de mort qui touche le texte frappe ainsi l’auteur qui, à son tour, meurt un peu à chaque œuvre. Mort symbolique d’une image qu’il ne saura plus projeter avec autant de liberté, tant chez l’autre qu’à la part de l’autre qu’il entretient en lui-même.

Observation

Publier signifie être dépossédé du résultat imparfait d’un processus issu d’une pratique de l’être au monde.

Proposition 4

Le praticien doit savoir se sauver de l’œuvre en processus de finalisation pour éviter de sombrer avec elle.

Explication

Chaque œuvre mène à une situation d’enfermement, d’impossibilité intrinsèque1Annie Dillard, En vivant, en écrivant.. Savoir s’extirper de la logique interne d’un projet pour revenir à la continuité du processus de création est fondamental si l’écriture demeure le motif premier.

Démonstration

Dès son premier jour, l’œuvre à venir prend l’eau, menace de sombrer. Pour la parachever vient un temps où il faut plonger, renoncer à corriger des imperfections en zones inaccessibles (l’œuvre s’effondrerait, le souffle nous manquerait). Avec le temps, plus il faut descendre, plus le praticien s’épuise à la tâche, devient esclave du projet, risque de s’y perdre ou de laisser l’ensemble s’enfoncer dans l’oubli. Savoir abandonner devient nécessaire à l’existence de l’œuvre (ce que l’on donne, on l’abandonne).

Observation

Savoir éviter de sombrer avec l’œuvre demande un ancrage extérieur plus fort que l’œuvre en elle-même. Dans la réalité de la pratique d’écrire, tôt ou tard, le réel l’emportera.

Proposition 5

Ne pouvant juger de son travail en tant qu’œuvre, le praticien focalise sur ses legs, ses effets.

Démonstration

Ne pouvant être juge et partie, le praticien fait principalement l’expérience de son œuvre dans ce qu’il parvient à en garder : une expérience davantage ancrée dans les considérations liées au faire et aux savoirs corollaires qui s’en dégagent.

Constat 1

L’œuvre (le texte) n’a de valeur réelle pour le praticien que dans la somme des apprentissages qu’il a su ou saura en tirer. Quels échecs, quelles rares réussites, à quel appétit le désir d’écrire se lie.

Constat 2

L’œuvre (le livre) n’a pas plus de valeur qu’une relique, qu’un tombeau jouant le rôle de témoin : ici gît tel processus entamé en l’année X et terminé en l’année Y.

Constat 3

L’œuvre vivante (l’image publique et ses discours afférents dans l’économie de l’attention) n’a aucune valeur directe pour une pratique tournée d’abord vers l’écriture (sauf dans les rares cas d’approches métapraxéologiques fécondes).

Proposition 6

Si l’écriture comme processus se présente sans possible finalité, la résumer à des considérations formelles réduirait la part d’altérité propre à l’imaginaire du langage. La forme, première manifestation de patterns menant à l’événement de sens, ne saurait être une fin en soi.

Explication

Si la forme permet d’extraire le sens dans le brouillage perpétuel du langage, elle agit également comme la caisse de résonance des bruits que le praticien admet dans le texte. Un texte véritablement informe (ou illisible) correspond à une proposition aporétique. Le reste demeure une affaire de communauté interprétative, d’imaginaire social, de pactes de lecture, de codes.

Axiomes

La forme ne parvient pas à être une finalité puisqu’elle n’a aucune limite. La forme correspond à la somme des potentiels arrêtés et admissibles dans le texte, qu’ils relèvent d’une science explicite ou intuitive. À partir de la forme se mesure une part importante du sentiment de justesse d’un texte.

Observation

Le praticien qui désire penser la forme comme modalité de naissance du sens pourra écrire au-delà des frontières du possible.

Proposition 7

Écrire la forme se pense à l’infini alors que le texte, par définition, impose la finitude. Écrire sans forme étant impossible, écrire se pense à l’infini.

Démonstration

Écrire n’impose pas le sens dans la mesure où le praticien découvre le sens par, dans et à travers le texte. Le sens réel du texte demeure le fruit d’une négociation, d’un dialogue avec le texte en processus d’écriture (apparition, évolutions, abandons). Si le texte porte en lui ses impossibilités (prop. 4), il porte également une importante somme de possibilités (qui ne sont pas nécessairement ce que cherchait le praticien puisque le possible repose sur le déjà connu, le déjà écrit). Une troisième voie gagne à être dégagée : celle où le texte crée, devient le lieu d’apparitions ouvertes de l’unicité où, entre l’infini des formes et les nécessités du texte, au-delà du dialogue, une dialectique s’impose. Et à terme, inutile de se leurrer : c’est le texte qui l’emporte. Le travail du praticien impose qu’il repousse le plus longtemps le passage fatidique de ce seuil afin de cultiver l’infinité des formes, des sens. Écrire se pense donc dans l’infini, mais se produit dans la contrainte. CQFD.

Observation

Écrire est un problème qui ne peut sciemment chercher de véritables solutions.

Écrire n’est pas une solution.


Pour citer cette page

Jean-Simon DesRochers, « Petite éthique de la pratique d’écrire »,  MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).