[Sans titre]

Martine Audet

Née à Montréal, Martine Audet a publié, depuis 1996, une douzaine de livres de poèmes principalement aux éditions du Noroît et à l’Hexagone. Elle participe à différents évènements littéraires et artistiques, et ses poèmes paraissent dans des revues ou ouvrages collectifs du Québec et d’ailleurs. Son plus récent livre a pour titre Ma tête est forte de celle qui danse.


Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ?  Tout en repensant à cette rencontre, D. ouvre un tiroir. Il lui semble maintenant qu’elle a grandi dans une certaine transparence et que, peu après son départ de la maison familiale, les choses avaient nécessité d’autres mots, des tensions plus palpables.

D. observe le visage de Gauvreau sur l’affiche collée au mur. Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? se demande-t-elle. Au fond, l’amour n’avait pas su le garder. L’amour avait préféré jeter son corps du haut d’un toit. Ou était-ce pour mieux l’entendre hurler parmi les désastres ?

Le journal que D. tient dans ses mains n’en est pas vraiment un. C’est plutôt une suite de dates relevant des mystères. Par exemple, ces mots sous le 2 décembre 2017 : Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? Cela avait sans doute calmé quelque chose, mais quoi ?

D. se souvient de certains rêves comme celui du buisson de larmes ou celui des oiseaux colorés sortant de la bouche ou encore le rêve de la chambre des cendres. Dans ce dernier, un enfant, sur le seuil, lui demandait son nom. Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? avait-elle alors pensé. Étrange de n’avoir su répondre.

Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? se répète-t-elle. Impossible pour le moment d’échapper à cette absence. Il vaut mieux la dessiner sur le bois de la porte, ajouter des parfums et la lueur d’une flamme. Il vaut mieux le profil d’un cœur favorable avec ses cognées de silence. Plus tard, D. sait qu’elle détachera les heures et le courage à nouveau.

La vitre du cadre est brisée. Je pourrais sauter, rejoindre les œuvres vives, m’accrocher aux œuvres mortes, tirer la ligne, la jeter en pleine mer. Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? Devant ce faux portrait de Stein agitant la main sur le pont d’un navire, D. demeure pourtant immobile. Il lui semble que jamais ce rêve n’est monté au cœur.

Qu’est-ce qui me dérange ? Ses yeux ou mon regard ? D. secoue vivement la tête, mais sa bouche ne dit rien d’autre. De la mort, elle ne sait que ce qui se cache. Alors elle reprend les cartes d’horizons, soustrait les nuages, s’inquiète des consignes. Peut-être n’y aura-t-il bientôt plus que la trace d’une ligne de flottaison quelque part entre le désir de voir et le désir de ne pas voir.


Pour citer cette page

Martine Audet, « [Sans titre] »,  MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).


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