Graphein

Cristina Rap et Trihn Lo

Cristina Rap
Trihn Lo

Scénographe, peintre et vidéo-artiste, Cristina Rap est diplômée de l’Académie des Beaux-Arts. Elle a réalisé des courts-métrages expérimentaux et des vidéos d’animation en 2D et 3D et participé à des festivals internationaux. Elle a tout récemment publié dans la revue de cinéma Cinétrens.

Poète et compositrice, Trihn Lo mène actuellement des recherches comparatistes et intermédiales sur le corps symptomal de l’hystérique et les grandes figures de la mystique féminine. Elle a publié des textes poétiques dans des revues francophones et internationales et participé à un ouvrage collectif paru aux éditions Classiques Garnier.


Sur un fond noir, une ligne blanche débute, donnant naissance à une silhouette teintée d’ombre.

Tout est là peut-être, du moins in nuce, dans cette primeur d’une ligne graphique, d’un tracé curviligne, où une main, encore invisible, s’éprouve : main capable de s’arrêter « en rendant […] son tranchant décisif à l’instant ». C’est là – comme le dit Blanchot – la maîtrise ou, encore, la charis des Grecs, cette grâce d’ôter la main à temps que Pline l’Ancien attribuait au peintre Apelle de Cos.

D’un bon usage du kairós (instant propice, mais aussi coupure, séparation) en accord avec la charis – deux des concepts clé de l’esthétique hellénistique à travers lesquels rouvrir le mythe mélancolique de l’ombre projetée – Graphein propose une variation peut-être impertinente : actualisation de possibles, de virtualités, où le pothos, le regret amoureux qui dans le récit antique guide la main de la jeune corinthienne (main subjuguée ne donnant forme qu’à un eidôlon éphémère), n’a pas plus de place. D’une toute autre importance c’est la skia, l’ombre circonscrite, dans le sens suggéré par Maurizio Trevi d’acte fondateur de soi : « metafora dell’operazione che dobbiamo compiere con la nostra ombra : da oscurità e mancanza dobbiamo farla diventare profilo, linea di contorno, ciò attraverso cui io mi distinguo e mi differenzio ».

D’un point de vue formel, la vidéo est réalisée entièrement avec des images de synthèse en 2D et 3D, à l’aide donc du seul ordinateur permettant de simuler, hors des contraintes physiques de l’animation traditionnelle, les techniques du dessin, du clair-obscur et du modelé jusqu’au chromatisme aux tendances picturales du pastel, incorporant la couleur au trait.

Et si les images ont ici perdu leur chair de papier, bien autrement présente dans d’autres de nos vidéos, au profit de la trame numérique des pixels, la technique n’est pas moins entièrement assumée et pliée au service d’une forme plastique, travaillée par le jeu des transparences et des superpositions.

Le recours au nu, l’essentialité de l’espace, où se meut la figure en se confrontant avec sa propre ombre, ainsi que certaines répétitions, certaines micro-variations, ne font que souligner l’atemporalité du mythe et le jeu d’une poétique de la mémoire et de la « re-visitation ».

Dans cette sorte d’exercice graphique essentiellement en noir et blanc, la couleur est exclusivement réservée à l’œuvre, l’autoportrait tracé au pastel, qu’en un seul geste unissant dessin et peinture suggère, dans la tradition de l’incarnat, la chair vivante.

C’est enfin dans la disparition, éclipse du soi entre effacement et surgissement, que cette nouvelle Dibutade peut se donner naissance. Au final, seule l’œuvre reste, dont la vivacité des couleurs a pris plus de réalité que l’auteure.


Pour citer cette page

Cristina Rap et Trihn Lo, « Graphein »,  MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).