Anne-Claire Bello
Université de Cergy-Pontoise
Anne-Claire Bello est professeur agrégée et Docteur ès Lettres de l’université de Cergy-Pontoise. Ses recherches portent sur le roman contemporain, Sylvie Germain, l’histoire, la mémoire et l’oubli. Derniers articles : « Les visages de l’histoire dans Magnus de Sylvie Germain », Romans européens depuis 1960, Honoré Champion, avril 2016 ; « Les rumeurs de l’histoire face à l’oubli ou l’exploration germanienne de l’hypomnésie », « Les Cahiers de Framespa » de l’université de Toulouse, juin 2016.
La première moitié du XXe siècle, marquée par les deux guerres mondiales, voit en France un retour du mythe. La figure d’Antigone est alors associée à la résistance. L’originalité de l’œuvre de Charlotte Delbo, dans les années 1980, est d’articuler le mythe d’Antigone à la Shoah et à l’extermination de certaines populations civiles par les dictatures. Au-delà de la posture politique, elle réaffirme ainsi la dimension éthique des lois immémoriales présentes dans le mythe antique. Face au déni et à l’occultation politique qui génèrent des « spectres essentiels », son écriture s’inscrit dans la piété du « deuil essentiel » qui se veut mémoire responsable des « morts mal morts ».
The first half of the 20th century, marked by the two world wars, sees in France the return of the myth. The originality of Charlotte Delbo’s work, in the ‘80s, lies in her mixing of Antigone’s myth, (whose character is) intrinsically linked to political resistance, with the Shoah and the extermination of citizens by dictatorship. Beyond the politics, she maintains the ethical dimension of immemorial laws in ancient myths/mythology. Facing the refusal and the political overshadowing that create “essential spectres”, her writing is in the piety of “essential sorrow”, which is a remembrance of the “morts mal morts”.
Et Antigone qui affrontait le supplice pour ensevelir son frère aurait dû nous sembler bien ridicule à nous qui enfoncions dans la boue glacée du marais pendant que nos mortes de la veille, nos camarades d’hier, jetées toutes nues au crématoire, s’en allaient en nuages de suie puante que le vent rabattait sur nous. Cette odeur… Nos camarades… Antigone en ramassant de la poussière avec ses mains pour recouvrir le corps de son frère avait une grandeur qu’elle n’a sans doute jamais eue ailleurs.1
Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, Paris, Berg International, 2013, p. 46-47.
La première moitié du XXe siècle a vu en France un retour du mythe. Catherine Coquio constate ainsi « l’impressionnant retour critique au mythe d’Antigone dans la culture contemporaine – dans le sillage de la lecture lacanienne et des Gender Studies2 Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2015, p. 264. George Steiner, Les Antigones, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1986 [1984], p. 120. Jean Cocteau, Antigone (1922) ; Marguerite Yourcenar, « Antigone » dans Feux (1936) ; Jean-Paul Sartre, Morts sans sépultures (1941) ; Maurice Druon, Mégarée (1942) ; Jean Anouilh, Antigone (1944) et Bertold Brecht, Antigone (1948). Catherine Coquio, La littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit.., p. 263. Nous reproduisons les italiques de l’auteur. Quentin Meillassoux, « Deuil à venir, Dieu à venir », Critique, no 704-705, 2006, p. 105-115. René Char, « L’amble des morts mal morts/Sonnant à tous les vides… », La Nuit talismanique, Genève, Skira, 1972, p. 45. Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, Paris, Berg international, 2013 [1985], p. 14.
Les morts invisibles de la mémoire occultée
Dans le mythe d’Antigone, la mort est tout d’abord envisagée, sous un angle patriotique, comme le sort qui est réservé aux traîtres à la nation afin de maintenir l’unité et la cohésion de la cité. Tel est l’argument avancé par Créon8 Sophocle, Antigone, Paris, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion/Théâtre », 1999. Polynice est « l’ennemi public », « le banni qui n’est revenu que pour livrer aux flammes sa patrie et ses dieux, s’abreuver du sang fraternel et réduire les siens en esclave » (p. 50 [185-200]). Ibid. Créon refuse qu’il soit « enseveli avec les honneurs qui accompagnent sous la terre les plus glorieux morts ». Si Créon ne proclame pas à l’encontre de Polynice déjà mort la sentence capitale de lapidation habituellement réservée aux traîtres à la patrie, il condamne en revanche tout contrevenant « à être lapidé par le peuple », p. 42 [17-30]. Ibid., p. 50 [185-200] : « défense publique est faite aux citoyens de l’honorer d’un tombeau ». Ibid., p. 42 [17-30] : « […] il défend par édit qu’on l’enterre et qu’on le pleure ». Ibid., p. 61 [450-486]. Dans L’Imprescriptible (Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1996), Vladimir Jankélévitch distingue l’« humanité » des êtres humains et l’« hominité » qui renvoie à l’essence même de l’homme en tant qu’homme.
Dans quels ossuaires
dans quelles catacombes
dans quels charniers les jetez-vous14Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 91.
Dans quels ossuaires
Dans quels cimetières
Dans quels trous les avez-vous jetés15Ibid., p. 93
Dans les camps d’extermination, le charnier fait office de sépulture : corps « qu’on remue à la pelle dans le tas des cadavres de la nuit16 Ibid., p. 14. Ibid., p. 21. Ibid., p. 30 : « cadavres qui s’entassent dans la boue ». Ibid., p. 22 : « Le bébé, dans ses chiffons, est resté sur les ordures, confondu avec ». Sophocle, Antigone, op. cit. : « pâture de choix pour les oiseaux carnassiers » (p. 42) ; « proie des oiseaux et des chiens, objet d’opprobre » (p. 50) ; « son frère était privé de sépulture, elle n’a pas voulu abandonner son corps aux chiens et aux oiseaux carnassiers » (p. 71). Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 62. Ibid., p. 114. Ibid., p. 110. Ibid., p. 14. Le Garde : « Comme il commençait à se décomposer, nous allons nous asseoir sur une butte voisine, en plein vent, hors d’atteinte de l’odeur. » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 59) Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, op. cit., p. 26. Ibid., p.47. Sophocle, Antigone, op. cit.., « un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois », p. 86 (999-1007). Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 108. Giorgio Agamben, « La pensée, c’est le courage du désespoir », Télérama, 7 mars 2012, no 3243, p. 12-16. Nous renvoyons aux analyses de Giorgio Agamben sur le « biopolitique » dans Moyens sans fin, Paris, Payot & Rivages, 1995 et dans Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Giorgio Agamben distingue « la vie politiquement qualifiée (bios) » et « la vie naturelle commune à tous les animaux (zoé) ».
Chez Sophocle, Polynice n’est pas seulement un traître à la patrie, il est aussi considéré comme un opposant politique, un « rebelle31 Le coryphée : « Polynice le rebelle » (Sophocle, Antigone, op. cit.., p.46) ; Créon : « […] j’ai déjà remarqué que des mécontents murmurent contre mes ordres, branlent la tête sous cape, ne plient pas l’encolure au joug d’une obéissance loyale » (ibid., p. 54). Le coryphée : « Est-ce bien toi qu’on amène rebelle aux ordres du prince ? » (ibid., p. 57 [380-382]) ; Créon : « […] puisque seule dans la cité je l’ai trouvée rebelle » (ibid., p. 70 [635-700]). Selon les rites antiques grecs, le corps du mort était placé sur un lit de parade, visible de tous, dans le vestibule de la maison (prothesis). Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2000. Voir notamment le chapitre « Niveau pratique : la mémoire manipulée », p. 97-111.
Le motif de la mort infâme tenue secrète plane sur La Mémoire et les jours de Charlotte Delbo qui dénonce l’occultation des corps par les tyrannies qui ont assombri le XXe siècle. A contrario de la figure de Polynice, traître avéré à sa patrie, les corps morts disparus sont chez Charlotte Delbo ceux de supposés opposants politiques, tels les maris et les fils des « Folles de mai » argentines qui crient :
Où est mon mari
[…] rendez-nous ses membres brisés
rendez-nous ses mains écrasées
rendez-nous les
que nous sachions
« Où est mon fils » ?
[…] Rendez-nous son visage écrasé sous vos bottes
rendez-nous ses yeux que vous avez fait gicler
hors des orbites
rendez-nous sa tête éclatée35Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 89-90.
.
De même, dans « Kalavrita des mille Antigone », les soldats, comme le firent les Einsatzgruppen à l’Est de l’Europe dans le cadre de la « Shoah par balles36 La « Shoah par balles » désigne le génocide des Juifs à l’Est de l’Europe. Les Juifs étaient tués par balles, jetés dans des fosses et enfouis dans le plus grand secret. Catherine Coquio, dans La littérature en suspens, parle de « littérature des ravins » et de « Babi Yar », notamment dans le chapitre « Babi Yar, le paradigme et ses œuvres », p. 155-172. Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 99. Ibid., p. 103. Ibid., p. 27. Ibid., p. 58.
Dès lors, Charlotte Delbo décale, dans son œuvre, le motif de la résistance politique vers celui de la résistance civique et éthique. Dans « Les folles de mai », les hommes arrêtés ne sont pas présentés comme des opposants politiques à la junte militaire mais comme des hommes de la société civile appartenant à toutes les catégories sociales41 L’avocat, le boulanger, le journaliste, le chauffeur de taxi, le médecin, le fiancé (ibid., p. 93). Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 131. Giorgio Agamben, « L’image immémoriale », dans Image et mémoire, Éditions Hoëbeke, coll. « Art & esthétique », 1998, p. 79.
Dans l’imaginaire collectif, les morts infâmes dont aucun acte symbolique ne fait mémoire génèrent des spectres qui reviennent hanter les vivants, tel le spectre du père d’Hamlet qui clame l’ignominie de sa mort. Dans la tradition populaire, le spectre est en effet envisagé comme un être dont l’âme n’a pas pu trouver le repos en raison d’une mort infâme dont les conditions sont restées secrètes. Dans la continuité de la « hantologie »44 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. Derrida estime que la « hantologie » s’inscrit dans une œuvre de justice, de dette et de « respect pour ces autres qui ne sont plus » (p.15). Pour lui, « un spectre est toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et venues parce qu’il commence par revenir », p. 32 (l’auteur souligne). Quentin Meillassoux, loc. cit., p. 105-115. Ibid., p. 105. Ibid. Ibid. Ibid. Sophocle, Antigone, op. cit., p. 89 [1050-1090].
Qu’il revoie le regard insoutenable de ses victimes,
qu’il revoie cet enfant aux yeux d’éternité
une main accrochée au sein de sa mère
devant l’église de Badajoz
cet enfant seul vivant sur la place couverte de cadavres.
Qu’il revoie Guernica aux chairs en lambeaux
et les hommes de Burgos
transis dans leurs cachots !
Qu’il revoie et qu’il ait peur.51Charlotte Delbo, « Tombeau du dictateur », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 49.
criez femmes de Buenos-Aires
criez jusqu’à ce que les spectres de vos suppliciés se lèvent
comme autant de regards
qui dévisagent et nous accusent52Charlotte Delbo, « Les folles de mai », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 94.
Pour Quentin Meillassoux, face à ces « spectres essentiels53 Quentin Meissalloux, loc. cit., p. 105-115. L’expression « spectres essentiels » sera désormais citée sans guillemets et sans références. Ibid., p. 106. Ibid. Ibid. Hélène Piralian, « Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre », dans Métaphore paternelle et fonction du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, 1989, p. 133-145. Les pages indiquées tiennent compte de cette édition (le texte a été repris dans Piralian Hélène, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, Paris, L’Harmattan, 1994).
La piété des Antigone de Delbo ou le « sacrement de tendresse58Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, p. 14.
»
Selon Giorgio Agamben, dans les strates les plus archaïques du droit, les rites funèbres servaient à transformer le mort, souvent inquiétant, « en puissant ancêtre allié, avec qui l’on entretenait des rapports cultuels bien définis59 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, Paris, Payot & Rivages, 1999 [1998], p. 101. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476. Ibid. Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Genève, Labor et Fides, 2005. Sophocle, Antigone, op. cit., p. 88 [1058-1094] : « ce mort que tu retiens, lui, en peine à la surface de la terre, loin des dieux d’en bas, privés des honneurs funèbres et des purifications. Tu n’as pas de droit sur eux ; ils ne sont plus du ressort des divinités d’en haut ; donc, tu leur fais violence ». Créon : « le mieux […] est de respecter, jusqu’à la fin de ses jours, les lois fondamentales » (ibid., p. 90 [1100-1120]). Ibid., p. 61. Ibid. Ibid., p. 44.
Le « deuil essentiel » est tout d’abord lié, sur un plan corporel, à un acte, à un geste qui instaure ou restaure l’humanité en sauvant le mort du néant et du non-sens. Comme le rappelle Hélène Piralian dans Génocide et transmission68 Hélène Piralian, loc. cit., p. 133-145.
Le geste funéraire pratiqué par les mains des Antigone de Charlotte Delbo consiste tout d’abord à faire la toilette du mort et à l’envelopper dans un linceul, comme c’est le rite dans la civilisation grecque antique69 Le corps doit être lavé et parfumé, vêtu de blanc et enveloppé dans un linceul. Chez Sophocle, Antigone évoque cette piété familiale à l’égard de ses parents décédés : « Quand vous êtes morts, je vous ai lavés de mes mains, je vous ai parés, j’ai versé sur votre tombe des libations » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 81). Charlotte Delbo, « Kalavrita des mille Antigone », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 109. Ibid. Ibid., p. 106. Ibid., p. 109. Ibid. Ibid., p. 20.
Le geste de sépulture s’incarne également dans une posture de veille des morts qui rend compte de l’hommage qui doit leur être rendu avant la séparation définitive de la mise en terre. Dans le mythe d’Antigone, la jeune fille passe ainsi la nuit76 Le garde précise ainsi à Créon : « […] l’ouvrier n’a pas laissé de traces. Quand le premier gardien de jour nous a fait constater la chose, ç’a été pour nous une surprise plutôt désagréable. Le cadavre était devenu invisible » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 52). Charlotte Delbo, « Kalavrita des mille Antigone », dans La Mémoire et les jours, op. cit., p. 106. Ibid., p. 107. Ibid. Ibid., p. 13. Ibid., p. 20. Le terme « pause » est à prendre au sens plastique et au sens narratologique donné par Gérard Genette qui, parmi les différentes vitesses narratives, l’envisage comme un ralentissement de la narration qui permet à un auteur de s’attarder sur un fait particulier, cf. Gérard Genette, Figure III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 133-138.
Le « deuil essentiel » réside, enfin, dans le geste d’inhumation (humo, j’enterre) qui, au-delà de la nécessité hygiénique, apparaît comme une nécessité symbolique de l’humanité (homo, homme). Parallèlement à la préoccupation des vivants à l’égard des morts par la mise à l’abri du corps, elle marque la présence du mort à un endroit précis83 C’est la raison pour laquelle Antigone apparaît au garde comme « un oiseau affolé, quand il arrive au nid et n’y trouve plus ses petits » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 59). Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476.
Ils ont enseveli leurs morts
sans savoir quoi leur dire.
[…] Ils ont enseveli leurs morts
La rage au cœur.85Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 70.
Dans « Les folles de mai », l’aspiration à l’inhumation des morts revient comme une litanie dans la bouche des femmes, folles de ne pouvoir enterrer leurs hommes.
Où est mon mari
[…] rendez-nous les
que nous puissions les enterrer.
Où est mon fils crient mille autres
[…] rendez-les nous
que nous puissions les enterrer.86Ibid., p. 89-90.
Et dans « Kalavrita des mille Antigone », les femmes décident, à l’image de l’héroïne antique qui creuse la terre à mains nues pour recouvrir le cadavre de Polynice de terre sèche et de poussière87 Antigone répand « de la terre sèche sur le cadavre, conformément aux rites » (Sophocle, Antigone, op. cit., p. 52). Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 109. Ibid. Ibid., p. 111. Ibid. Hélène Piralian, loc. cit., p. 73. Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, coll. « Arléa Poche », 1998, p. 16. Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 14. Ibid. Hélène Piralian, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, op. cit.
Néanmoins, le tombeau n’est pas tant un espace extérieur tangible et matériel qu’un espace d’accueil intime creusé dans l’amour des vivants habités par l’image des morts. Comme le dit Paul Ricœur, le deuil de la sépulture « transforme en présence intérieure l’absence physique de l’objet perdu97 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 476. Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Lyon, Éditions Champ Vallon, 2013.
Lorsqu’Hélène Piralian, psychologue et philosophe d’origine arménienne, réfléchit dans « Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre » sur le déni du génocide arménien par les autorités turques, elle estime que, face au déni politique, la « garde99 Hélène Piralian, Génocide et transmission. Sauver la mort. Sortir du meurtre, op. cit., p. 20 : « Cette nécessité d’un mort gardé, comme Mort gardée en place de sa symbolisation impossible, mais cependant gardée en suspens, en sommeil, en attente de… réanimation. » Ibid. Ibid., p. 95. Ibid., p. 74 : « pour les survivants, s’opposer au déni […] ne peut se faire qu’en devenant des corps-sépulcres pour ces (ses) morts ». Ibid., p. 18. Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 13. Ibid., p. 14. Ibid., p. 36. Ibid. Ibid. Ibid., p. 58.
Dans l’œuvre de Charlotte Delbo, la figure d’Antigone se superpose à la figure auctoriale qui poursuit, par son écriture funéraire, le « deuil essentiel » en prenant souci des disparus tout en libérant la chair des vivants du poids de la dette. Comme le dit Catherine Coquio, « au retour du camp, le geste d’Antigone est celui du témoin dont le livre fait sépulture110 Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit., p. 264. Henry Bauchau, Antigone, Arles, Actes Sud, 1997. Selon Étéocle, la sculpture d’Antigone a un pouvoir de libération et de délivrance permettant de « régner non plus pour la mort mais pour la vie » (p. 92). Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 197. Selon le philosophe, il n’y a « rien d’étonnant à ce que ce geste de témoignage soit aussi celui du poète, de l’auctor par excellence » (p. 212). Interprétant la phrase de Hölderlin selon laquelle « ce qui reste, les poètes le fondent », il estime que « la parole poétique se pose en reste » et que « les poètes – les témoins – fondent la langue comme ce qui reste, ce qui survit en acte à la possibilité – ou l’impossibilité – de parler » (p. 213). Claude Mouchard, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, Paris, Édition Laurence Teper, 2007. Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 83 : « Ceux […], qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter ce qu’ils ont vu, ou sont revenus muets, mais ce sont eux les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale » ; Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 41 : « Les “vrais témoins”, les “témoins intégraux”, sont ceux qui n’ont pas témoigné et n’auraient pu le faire. » Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975, p. 8. Ibid., p. 118. Ibid. S’inspirant de ces réflexions, Paul Ricœur précise, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, qu’il faut « tenir l’opération historiographique pour l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture » (op. cit., p. 476). Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier, Paris, Éditions de Minuit, 1966. Charlotte Delbo, La Mémoire et les jours, op. cit., p. 13. Ibid., p. 83.
Comme le dit Catherine Coquio, la figure d’Antigone aide Charlotte Delbo dans son travail qui consiste à « construire la figure d’une humanité minimale121 Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit., p. 264. Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, op. cit., p. 11 : « […] j’ai été conduit à mettre en avant le mot “poéthique”, pour souligner que la poésie n’est pas simplement un art du langage (celui qui intéresse la poétique). Elle me semble porteuse d’une plus grande ambition, se voulant, au plan de l’existence, de l’ethos (de la façon coutumière d’être au monde), recherche d’une autre lumière et d’un autre langage pour donner sens à notre séjour, à notre habitation sur terre ». Ibid., p. 24. « Le nom de “poétariat” […] ne se contente pas d’insister sur l’idée de “faire créatif” qu’implique l’étymologie du mot de “poète” ; il remet à l’honneur, à sa façon, le vieux mot de “prolétariat” » (ibid., p. 24-25).
Pour citer cette page
Anne-Claire Bello, « Charlotte Delbo et les tombeaux d’Antigone », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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