Ingeborg Rabenstein-Michel
Université Claude Bernard — Lyon 1
Germaniste de formation, Ingeborg Rabenstein-Michel est maîtresse de conférences à l’Université Claude Bernard – Lyon 1. Directrice du Centre de Langues de l’UCBL, elle est aussi membre du Centre de recherche LCE (Langue et cultures européennes/EA 1853-Lyon 2) où elle dirige un axe consacré au genre (Féminin-masculin dans une dialectique du déplacement : évolutions, interactions et perspectives dans les champs artistiques). Ses enseignements comprennent les cours pour germanistes spécialistes, un séminaire consacré à l’International, ainsi que des modules genre dans le cadre du Centre Louise Labé (Université Lumière-Lyon 2) et dans la formation des futurs enseignant-e-s des premier et second cycles. Elle a collaboré au Dictionnaire des femmes créatrices, dans la section « Littérature/Allemagne – Autriche – Pays de langues germaniques ». Ses recherches portent sur les rapports entre littérature et mémoire, sur les écritures autobiographiques féminines, les transpositions fictionnelles du XIXe au XXe siècles) et, récemment sur la bande dessinée de langue allemande.
Médée est triplement barbare en tant que non-grecque, donc non-civilisée, en tant que magicienne et traitresse de son peuple, et en tant que vengeresse meurtrière et infanticide. C’est cette dernière représentation de Médée en mère monstrueuse défiant les normes sociétales et humaines qui nous intéressera ici : en transgressant le rôle fixé et prescrit par un patriarcat soucieux de préserver des prérogatives plus ou moins légitimes, elle porte atteinte aux autorités qui la gouvernent, mari, famille, société, État. L’analyse d’un choix d’œuvres montre comment la littérature de langue allemande a su, de manière continue, non seulement représenter mais aussi prendre à contre-pied des discours législatifs, médicaux et moraux normatifs entièrement centrés sur la nécessité de punir pour donner l’exemple. Au moment où Kant avance une thèse audacieuse pour inviter à changer le regard, ne serait-ce que juridique, qu’on pose sur la « mauvaise mère », le plus souvent victime plus que criminelle, des auteurs majeurs (Bürger, Schiller, Goethe) souvent juristes de formation et témoins et/ou jurés dans des procès d’infanticide créent des archétypes et scenarii que reprennent en les adaptant les écrivains des siècles suivants (Brecht, Struck, Turrini, Vanderbeke). Du crime à la pathologie, de l’aliénation à l’inadaptation, du pénal au social, le « cas Médée » suscite, jusqu’à nos jours, une interrogation vive sur le comportement « hors-normes » de ces nouvelles barbares dorénavant plus étrangères à elles-mêmes qu’à la civilisation qui avait jadis servi de prétexte pour exclure Médée.
Medea, a savage three times over: as non-Greek therefore non-civilised, as a magician and traitor to her people, as a murderous and infanticidal avenger. It is this latter representation of Medea as a monstrous mother defying all societal and human standards that interests us here. By transgressing the role fixed and prescribed by a patriarchy concerned about preserving more or less legitimate prerogatives, she violates the authorities that govern her: husband, family, society, State.
By analysing a selection of works, we can see how the literature written in German was continuously able not only to represent but also to take the opposing view of normative legislative, medical and moral discourses which were completely centered on the need to punish as an example. As soon as Kant put forward an audacious theory to attempt to change at least the legal perspective of the “bad mother”, more often a victim than a criminal, major authors (Bürger, Schiller, Goethe), often legal experts and witnesses and/or jurors during infanticide trials, created archetypes and storylines that were taken up and adapted by writers of the following centuries. Brecht, Struck, Turrini, Vanderbeke and many others dealt with the theme afterwards. From crime to pathology, from alienation to maladjusment, from penal to social, the “Medea case” even today stimulates sharp questioning of the “nonstandard” behaviour of these new savages stranger to themselves than to the civilisation that once served as a pretext to exclude Medea.
Médée, mère monstrueuse
Dès l’Antiquité, des discours masculins ont décrit et façonné la fonction maternelle1 Dans l’introduction à son Histoire des mères et de la maternité en Occident (Paris, P.U.F, coll. « Que sais-je ? », 2000), Yvonne Knibiehler précise que le terme de maternité ne fait son apparition qu’au XIIe siècle. Dans l’Antiquité, rappelle-t-elle, le mot n’existe ni en grec, ni en latin. Et pourtant, poursuit-elle, « la fonction maternelle est très présente dans les mythes, et elle fait aussi objet de considérations attentives de la part des médecins et des philosophes » (ibid., p. 3).
Cette étude propose une mise en perspective de normes sociétales et de discours littéraires y répondant. Il s’agit ici de montrer comment des auteurs de l’aire germanophone commentent, justifient, anticipent des évolutions juridiques, de l’approche purement répressive et punitive jusqu’à la compréhension pénale de situations individuelles complexes. Dans ces œuvres, le personnage de Médée, fille du roi Aétès de Colchide2 Région correspondant aujourd’hui à certaines provinces géorgiennes, et dans la mythologie grecque également pays des Amazones. Le récit de la conquête de la Toison d’or par les Argonautes nous conte le destin de cette princesse et magicienne dont la beauté sombre et puissante ne correspond pas aux canons de son futur pays d’accueil et qui y restera ce corps étranger qui dérange, qui remet en question par sa seule présence les fondements civilisationnels de la Grèce. Pour l’étymologie du terme, voir le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales en ligne : <www.cnrtl.fr>. Dans les versions de Sénèque ou Hérodote, les enfants sont tués par les Corinthiens, ou encore par leur mère pour leur épargner d’être lynchés par la populace grecque… Dans les Métamorphoses d’Ovide, l’infanticide est évoqué – Médée « plonge son glaive impie dans le cœur des enfants » (VII, 350-403), sans plus le mettre en avant. Nous savons seulement que Médée est poussée à la vengeance par la trahison de Jason, trahison qu’elle avait d’ailleurs pressentie avant même leur fuite de Colchide (voir Ovide VII, 1-58). Mais d’autres auteurs attribuent depuis l’Antiquité le meurtre des enfants aux habitants de Corinthe qui, faute de pouvoir se venger sur Médée, se déchaînent contre ses fils. C’est d’ailleurs aussi la version retenue par Christa Wolf dans son roman Medea. Stimmen (Médée. Voix) en 1996.
Le « cas Médée »
Ne pas respecter la nature féminine validée par les institutions signifie, pour la femme et mère, porter atteinte aux autorités qui la gouvernent : mari, famille, société, État. En y contrevenant, elle ouvre par son geste
un abîme d’horreur et d’angoisse. La mère est supposée chérir ses enfants ; on la croit, on la voudrait, disposée à tout subir, à accepter tous les sacrifices, par amour pour eux. Celle qui les détruit renie sa propre nature, crée le scandale suprême, l’anarchie suprême. Elle commet aussi un crime de lèse-paternité. Dans une société patriarcale, le père est propriétaire de ses enfants : la mère qui les tue attente à cette prérogative.6
Kniebiehler, op.cit., p. 11.
On voit comment le politique se superpose au discours philosophique et médical, car le scandale souligné par Kniebiehler est en fin de compte non pas l’infanticide lui-même, mais l’infanticide commis par la femme/mère puisque la pratique est acceptée pour les hommes, à qui la loi grecque, puis romaine, accordait le droit de vie ou de mort sur ses enfants. Le pater familias seul pouvait les intégrer dans la famille, en les acceptant des mains de la sage-femme, ou les rejeter (ce qui pouvait être le cas pour un enfant mal formé, une fille en surnombre ou encore un enfant pour lequel sa paternité pouvait sembler insuffisamment prouvée). L’infanticide en tant qu’outil de consolidation du pouvoir (pour empêcher, par exemple, les conflits de succession au sein d’une dynastie) est par ailleurs une pratique admise pour les puissants7 Dans son roman Médée, Stimmen (1996), Christa Wolf indique ainsi comme le vrai crime de Médée la découverte du sacrifice de la jeune Iphinoé, meurtre fondateur de la royauté de Créon.
Normes sociétales et discours littéraires
Dans l’aire germanophone, de nombreux contes8 Nous renvoyons ici aux contes collectés par les Frères Grimm au XIXe siècle, cf. Kinder- und Hausmärchen, Munich, dtv-Klassik, 1984.
Dans la plupart de ces contes, le clivage du personnage maternel en mère biologique généreuse, aimante et souvent disparue, et en marâtre cruelle qui a pris la place de la première et à laquelle peuvent plus facilement être attribués la maltraitance, voire les intentions et/ou actes de meurtre, permet alors de préserver l’ordre moral et social : les défaillances de la mère biologique sont rejetées sur son alter ego négatif9 À ce sujet, voir Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont, 1976 (plus particulièrement le chapitre « Métamorphoses », p. 107-117). L’une des premières études, de Jan Rameckers, Der Kindsmord in der Literatur der Sturm- und Drangperiode (L’infanticide dans la littérature du Sturm und Drang), paraît en 1927. Celle de Otto Ulbricht, Kindsmord und Aufklärung in Deutschland (L’infanticide et les lumières en Allemagne) est publiée en 1990 (Oldenburg-Verlag). Kerstin Michalik fait paraître Sozial- und Rechtsgeschichte der Kindstötung im 18. und beginnenden 19. Jahrhundert am Beispiel Preussen (Histoire sociale et juridique de l’infanticide au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. L’exemple de la Prusse) en 1997 chez Centaurus-Verlagsgesellschaft. Très documentée, la publication de Kirsten Peters, Der Kindsmord als schöne Kunst betrachtet. Eine motivgeschichtliche Untersuchung der Literatur des 18.Jahrhunderts (L’infanticide considéré comme l’un des beaux arts. Étude d’un motif dans la littérature du XVIIIe siècle), est publiée chez Königshausen & Neumann en 2001. On remarquera pour le titre l’emprunt à Thomas de Quincey qui avait publié, en 1827, De l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts, présentant une sorte d’esthétique du meurtre.
Quatre ans plus tard, en 1782, Friedrich Schiller reprend le thème dans Die Kindsmörderin (« L’infanticide »). Louise, trahie et abandonnée par son séducteur, qui lui avait, une fois de plus, tout promis, égorge le fils qu’elle vient de mettre au monde. Condamnée à la peine de mort, elle refuse de demander grâce et se contente de supplier le bourreau de manier d’une main ferme la hache qui séparera sa tête de son cou.
La « mauvaise mère » emblématique de la littérature allemande est la Marguerite de Goethe11 Juriste de formation, Goethe avait assisté en 1771 au procès de Susanna Margaretha Brandt, infanticide, qui avait servi de modèle au personnage de Marguerite. Ajoutons que Marguerite est aussi matricide (elle a empoisonné sa mère qui risquait de gêner sa liaison avec Faust).
Le scénario est identique dans les trois cas : une mère absente ou défaillante, car trop faible ; une jeune fille innocente séduite et abandonnée. L’infanticide est présenté comme une conséquence inévitable du péché, une vaine tentative d’échapper à la mise au ban de la société et au châtiment en faisant disparaître, au sens littéral du terme, le corps du délit. Seule Louise proclame avoir aussi voulu épargner à son fils (notons que les trois enfants tués sont des garçons) le poids de la bâtardise. Une fois découvertes et jugées, leur mort seule peut rétablir l’ordre moral et social. Trahies comme Médée, mais loin d’être des vengeresses flamboyantes comme leur sœur colchidienne, elles sont de naïves victimes issues de la petite bourgeoisie, des proies faciles pour leurs peu scrupuleux séducteurs.
Des voix, et non les moindres, s’élèvent pourtant à la même époque pour dénoncer le traitement réservé aux mères infanticides, au-delà du simple discours de compassion et de miséricorde. Dans Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (Fondement de la métaphysique des mœurs), Kant défend, en 1785, dans la partie traitant du droit pénal et du droit de grâce, un point de vue inattendu : la suppression d’un être dépourvu d’existence légale, puisque de naissance illégitime, lui semble logiquement ne pas devoir tomber sous le coup de la loi. L’infanticidum maternale13 L’autre cas de meurtre « pardonnable » cité par Kant est le commilitonicidum, l’assassinat au cours d’un duel. Voir à ce sujet Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980, p. 206.
Dans les œuvres littéraires, les filles-mères infanticides changent alors de profil. Elles continuent d’être séduites et abandonnées, mais ne sont plus ces oies blanches issues de la petite bourgeoisie. Elles sont dorénavant ouvrières, travailleuses à domicile, filles d’artisans, domestiques souvent transplantées de la campagne dans la complexité des milieux urbains. Leurs séducteurs, voire violeurs, – souvent leurs propres patrons et employeurs – ne sont pas plus inquiétés qu’auparavant. À la honte de la stigmatisation sociale s’ajoute désormais la peur de la perte d’emploi au nom de la préservation des bonnes mœurs, à une époque où les tours du Moyen Âge qui avaient permis d’accueillir dans les institutions religieuses les nouveau-nés non désirés ont disparu. L’alternative que la société réserve à celles qui décideraient de garder et d’élever le bébé (et qui se montreraient ainsi paradoxalement « bonne » mère) se résume alors le plus souvent à la prostitution. Pour les infanticides, il n’y a aucune circonstance atténuante15 Par exemple, dans Rose Bernd de Gerhart Hauptmann (1903).
En commentant dans son journal le fait divers relatant l’histoire d’une jeune servante qui, abandonnée par son amant, avait étranglé son nouveau-né, Franz Kafka constate la fatalité d’un « schéma tragiquement immuable16 Cité par Peter Rosei, « Gesetz und Dichtung » (Lois et œuvres poétiques), Literatur und Kritik no 455/456 (dossier « Literatur und Recht » / Littérature et législation), juillet 2010, p. 66. Dans Bertolt Brecht, Gedichte I, Aufbau-Verlag, Berlin, 1961, p. 18-20. À ce sujet, voir par exemple Ute Gerhart, Frauen in der Geschichte der deutschen Rechtssprechung. Von der frühen Neuzeit bis zur Gegenwart (Les femmes et le droit allemand jusqu’à l’ère contemporaine), Munich, Beck’s Verlagsbuchhandlung, 1977. « Marie Farrar, née en avril /Morte dans la prison de Meissen / Fille-mère, jugée ». Traduction IRM.
Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout à partir des années soixante, le thème de l’infanticide devient central dans la littérature20 cf. Christine Wittrock. Abtreibung und Kindsmord in der neueren deutschen Literatur (Avortement et infanticide dans la littérature contemporaine de langue allemande), Francfort/Main, C.Wittrock, 1978. Karin Struck, Lieben (Aimer), Frankfurt/Berlin, Suhrkamp Verlag, 1977. 29 juin 1995. Toute IVG effectuée dans les premiers 12 semaines de la grossesse, et plus tardivement pour des raisons médicales, est désormais autorisée. « Journaux intimes avant et après l’avortement » (« Die Tagebücher vor der Abtreibung und danach », p.10-120), « L’avortement et la mort » (« Die Abtreibung und der Tod », p.152-185), « Thérèse et toujours la douleur de l’avortement subi » (« Therese und immer wieder der Schmerz um die Abtreibung », p. 197-249), « Amandes amères ou les conséquences du chômage et les conséquences de l’avortement » (« Bittere Mandeln oder die Folgen der Arbeitslosigkeit und die Folgen der Abtreibung », p. 387-424). « Lotte fühlt sich amputiert. Als Frau amputiert. Verstümmelte Mütterlichkeit. Sie träumt vom Tod, in dem sich ihr Leid auflösen könnte. Aber man stirbt nicht so schnell. » cf. Lieben, op. cit., p.156. Traduction IRM.
Dans la refiguration par Struck, politique et corps sont explicitement liés comme ils l’étaient chez Simone de Beauvoir en 1949. Dans le prolongement de Bürger et de Brecht25 Bürger avait déjà, de manière assez osée pour son époque, parlé des seins de Rosette qui gonflent et deviennent douloureux, etc. Brecht avait décrit les réactions du corps à la suite des tentatives d’avortement (vomissements, diarrhées…) et l’accouchement de Marie Farrar. Peter Turrini, Lesebuch 1. Stücke, Pamphlete, Filme, Reaktionen etc., Vienne/Munich/Zurich, Europaverlag, 1978, p. 142-152. Le texte est suivi par un court dossier de presse. La pièce (légèrement) revue par P. Turrini et S. Hassler est aussi parue en 2006 : Silke Hassler, Peter Turrini, Die Eröffnung. Monologe, Frankfurt/Berlin, Suhrkamp Verlag. Peter Turrini, op. cit., p. 154. Les deux premières ont lieu le même jour du 11 mars 1973, dans les mises en scène respectives de Helmut Polixa et Gerd Heinz. Également en mars 1973 et, ensuite, en juin de la même année a lieu la diffusion de la pièce sous forme radiophonique.
Rien ne va de soi pour moi. J’observe comment font les autres. Je fais des mouvements comme si je marchais. Je parle comme on parle. Tout imiter, c’est ma seule chance – sans ça, je n’existerais pas. […] J’ai toujours peur que quelqu’un ne vienne et remarque que je suis transparente…29
« Für mich ist nichts selbstverständlich. Ich beobachte, wie es die anderen machen. Ich bewege mich, als würde ich gehen. Ich spreche, wie man spricht. Es ist meine einzige Chance, alles nachzuahmen, sonst würde ich nicht existieren. […] Ich habe ständig Angst, dass jemand kommt und bemerkt, dass ich durchsichtig bin … » Peter Turrini, op. cit., p. 142.
« Elle » devient ainsi une « nouvelle barbare », une étrangère à l’instar de Médée : auteure d’un crime monstrueux, mais surtout exclue/s’excluant d’une société dans laquelle elle est incapable de trouver sa place. « Elle » évolue à la marge, dans les marges, comme le font aujourd’hui celles qui défraient régulièrement la chronique des faits divers : dans le contexte de la régulière remise en question du droit à l’avortement et d’une construction de l’identité féminine toujours aussi complexe, la meurtrière inconsciente/innocente de Kindsmord avait en quelque sorte anticipé un désarroi qui montre que le clivage entre la représentation idéalisée de la mère et la réalité de la maternité perdure. On pourrait même parler d’une radicalisation du phénomène au vu des cas récents d’infanticides souvent perpétrés, suite à de farouches dénis de grossesse, par des femmes considérées jusque-là comme « normales » et souvent déjà (bonnes) mères.
L’infanticide serait-il alors globalement un fantasme féminin malgré les avancées de la législation ? En 1990, Birgit Vanderbeke l’affirme dans son roman Das Muschelessen (Le dîner de moules)30 Birgit Vanderbeke, Das Muschelessen, Berlin, Rotbuch-Verlag, 1990 (Le Dîner de moules, trad. Claire de Oliveira, Paris. Stock, 2000).
Et puis il s’est avéré qu’en secret, ma mère avait toujours vénéré et admiré Médée, nous avons d’abord été vraiment terrifiés, quand elle a dit Médée, parce que nous étions les enfants, et en fin de compte c’est nous qui y serions passés, mais ma mère a dit, ce sont juste des fantasmes, les empoisonner tous, et puis la paix. […] ; dès qu’elle avait dit ça, Médée, les empoisonner tous et puis la paix, elle s’est sentie profondément mauvaise… […] ; mais elle n’a pas voulu en démordre, elle avait vénéré et admiré Médée, pourtant, vous représentez tout pour moi, a-t-elle dit, parce qu’elle ne se comprenait plus elle-même, personne n’a douté que nous représentions tout pour notre mère, et personne ne doutait que Médée avait aimé ses enfants, ma mère n’a pas compris où s’en était allée la bonté qui était en elle.31
« und es ist dann herausgekommen, dass meine Mutter schon immer ganz im geheimen Medea verehrt und bewundert hat, wir haben zunächst einen riesigen Schrecken bekommen, weil wir ja die Kinder waren, uns hätte es schließlich erwischt, aber meine Mutter hat gesagt, das sind eben Phantasien, alle vergiften, und dann ist Ruhe. […]; kaum hatte sie das gesagt mit Medea, alle vergiften, ist sie sich abgrundtief schlecht vorgekommen … […]; aber sie ist dabei geblieben, dass sie Medea verehrt und bewundert hat, ihr seid doch mein ein und alles, hat sie gesagt, weil sie sich selbst nicht begriffen hat, keiner hat ja bezweifelt, dass wir ein und alles für unsere Mutter gewesen sind, es hat auch niemand bezweifelt, dass Medea ihre Kinder geliebt hat, meine Mutter hat nicht begriffen, wohin das Gute in ihr auf einmal verschwunden war … », op.cit., p. 104-105. Traduction IRM. À noter que chez Vanderbeke, le poison remplace le glaive.
« L’abominable forfait », selon l’expression d’Euripide, devenu meurtre par amour tout en continuant de représenter l’ultime négation du principe maternel cher à Goethe32 « Die Mütter als schaffendes und erhaltendes Prinzip » (Les mères comme principe de création et de préservation). À ce sujet, voir Peter Preusser, « Kritik einer Ontologisierung des Weiblichen. Mythische Frauenfiguren als das Andere der kriegerisch-männlichen Réalität » (Critique d’une ontologie du féminin. Des figures de femmes mythologiques comme l’Autre dans une réalité guerrière masculine), dans Françoise Rétif/Ortrun Niethammer (dir.), Mythos und Geschlecht (Mythes et différence des sexes), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2005, p. 93. Kathrin van der Meer, « Mordende Müter und das Ende des Erbes. Der Medea-Mythos bei Véronique Olmi und Michael Kumpfmüller » (Ces mères qui tuent et la fin de l’héritage. Le mythe de Médée chez Véronique Olmi et Michael Kumpfmüller), dans Rétif/Niethammer, op.cit., p. 157. Voir aussi Gerlinde Mauerer, Medeas Erbe. Kindsmord und Mutterideal (L’héritage de Médée. La mère idéale et l’infanticide), Vienne, Milena-Verlag, 2002.
Justice pour Médée
La liste des auteurs (et auteures) de langue allemande ayant thématisé le mythe de Médée est longue34 Klinger (Medea auf dem Kaukasus, 1790), Grillparzer (Das goldene Vlies, 1822), Heyse (Medea, 1896), Jahnn (Medea, 1924/26), Kaschnitz (Griechische Mythen, 1943), Csokor (Medea Postbellica, 1947), Langgässer (Die märkische Argonautenfahrt, 1950), Novak (Stadtgespräch, 1973), Seghers (Das Argonautenschiff, 1978), Müller (Verkommenes Ufer Medeamaterial Landschaft mit Argonauten, 1983), Tabori (« M », 1985), Jelinek (Lust, 1989), Haas (Freispruch für Medea, 1991), Wolf (Medea. Stimmen, 1996), Ransmayer (Die letzte Welt, 1996), Loher (Manhattan Medea, 1999), etc.
Chaque époque façonne et représente Médée à sa façon35 Sujet étudié de manière très intéressante par Inge Staphan dans Medea : die multimediale Karriere einer mythologischen Figur (Médée, personnage mythologique et sa carrière dans les médias), Cologne, Böhlau-Verlag, 2006.
Mais la plus inquiétante et dérangeante représentation picturale pourrait être aujourd’hui encore celle de Bernard Safran (1924-1995) qui, en 1964, représente Médée en bourgeoise avant le crime. Vêtements sombres et stricts, double rang de perles, elle pose avec ses deux garçons dans le halo d’un ciel d’orage. Rigide, le regard fixe et un peu vide, cette mère si convenable semble à même de réaliser à tout moment le fantasme décrit par Vanderbeke. Safran saisit sa Medea juste avant le fatal pas de côté qui la situera au-delà de l’explication et de la compréhension. Elle incarne une de ces nouvelles Médée qui, plus qu’étrangères à la société, sont dorénavant étrangères à elles-mêmes.
Aujourd’hui comme hier, le personnage de Médée en tant qu’incarnation de la mère infanticide suscite la fascination autant que la répulsion : mais les auteurs semblent de nos jours embarrassés de rendre compte des nouvelles formes que prend l’infanticide. Comment, en effet, traiter de cette mère qui tue, en février 2007, à Esslingen, ses deux garçons de huit et dix ans à cause de ses problèmes familiaux et conjugaux ? Ou de cette mère de trois enfants qui tue et enterre dans des pots de fleurs et dans un aquarium ses neuf bébés suivants (affaire découverte en 2008 dans le Land de Brandebourg) ? De cette jeune policière qui, en janvier 2011, tue d’un coup de couteau son nourrisson non désiré qui risquait de la gêner dans sa carrière et de l’obliger à diminuer son train de vie ? Ou encore de cette jeune femme de dix-neuf ans qui étouffe son bébé et le dépose dans une gouttière au mois d’août de cette même année ? La littérature allemande semble actuellement un peu à court de mots pour en parler – peut-être, simple hypothèse qui reste à vérifier, à cause de la surmédiatisation de ces affaires dans la presse.
Le social ayant progressivement remplacé le pénal, nous sommes aujourd’hui fort heureusement très loin de la Lex Carolina (et plus particulièrement de son article 131). Promulguée par Charles Quint en 1532, cette loi condamnait à la peine de mort, sur la roue, par enterrement vivant, empalement et/ou démembrement, les mères qui, selon la formulation de l’époque, « tuaient leur fruit » – une injustice et une cruauté qui se trouvaient déjà à l’époque brocardées dans des discours de simple bon sens (pamphlets, libelles et littérature) ayant aussitôt pris le contre-pied du discours répressif. Depuis 1998, la loi allemande assimile l’infanticide à un homicide. Les peines prononcées ces dernières années sont souvent assez légères, et il y a eu des acquittements. De plus, l’article 6, alinéa 4 de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz) protège dorénavant la mère.
En 2007, un « sommet des enfants » avait proposé de légiférer sur le droit de l’enfant à la santé, au développement et à l’épanouissement36 Le projet n’a pas abouti à ce jour.
Médée n’a pas fini de nous interpeller.
Pour citer cette page
Ingeborg Rabenstein-Michel, « Normes sociétales et discours littéraires : le “cas Médée” ou le motif de la mère infanticide dans la littérature germanophone » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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