Médée sangulière. Artiste / création : un infanticide ?

Anna Kalyvi
Paris I-Panthéon-Sorbonne

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Artiste-chorégraphe et titulaire du master Erasmus Mundus Cultures Littéraires européennes, Anna Kalyvi prépare actuellement sa thèse « Médée illymytée. Du mythe en scène (théâtre et danse) aux XXe et XXIe siècles » (dir. Jean Marc Lachaud. Arts Plastiques et sciences de l’Art, Paris I-Panthéon-Sorbonne). En Octobre 2014, elle a participé au colloque international « Théâtralité(s) » de l’Université de Strasbourg (« La théâtralité en mouvement. Du texte à la scène-de la scène au texte. Medea de Pascal Quignard dansée par Carlotta Ikeda »).

Durant ces dernières décennies, le mythe de la redoutable magicienne de l’Antiquité grecque qui a tué ses enfants pour se venger de son mari a été particulièrement vivant. Dans cet esprit de modernité, Médée est éclairée par les artistes chorégraphiques contemporains, devenant pour eux une source illimitée d’inspiration. Si chaque Médée est ensanglantée, c’est-à-dire associée à l’infanticide que sa réputation lui connaît, chacune d’elle est également singulière puisque chaque artiste envisage et représente le mythe à sa façon. Quel écart présentent les chorégraphies contemporaines par rapport à l’archétype et quel lien allégorique pourrons-nous établir entre Médée et l’enfant, entre l’artiste et la création ? Nous allons aborder ces questions à travers les chorégraphies et les témoignages personnels de trois créateurs contemporains : Dimitris Papaioannou, Renato Zanella et Angelin Preljocaj.

In the last decades, the myth of Medea has been resurfacing frequently. In this spirit of modernity, the formidable sorceress of the Greek antiquity, who murdered her children to take vengeance on her husband, has been persistently portrayed by choreographers, for whom she has become an unlimited source of inspiration. If each Medea is considered bloody (always associated with the infanticide for which she is infamous), each one of them is also unique, since each artist represents the myth in his own way. What degree of distortion do modern choreographies present compared to Euripides’ version? By what means is this distortion represented on the artistic level? Finally, what allegory lies between Medea and child, and artist and production? We will examine these questions by comparing the creations of three contemporary choreographers: Dimitris Papaioannou, Renato Zanella and Angelin Preljocaj.


Médée, un nouveau-né

Le canevas de ce mythe multiplie les scénarios à résonance universelle […] et cependant le noyau de la légende manifeste au long des millénaires une étonnante stabilité.1

Michèle Dancourt, Prénom Médée, Paris, Éditions Des femmes, 2010, p. 23.

En règle générale, Médée, au XXe siècle, passe déjà dans une phase plus ésotérique dans laquelle elle réfléchit, s’interroge, médite, devient plus autocentrée, en retournant symboliquement la vengeance contre elle. Telle est par exemple la Medea de Pascal Quignard qui réalise – après avoir médité – un infanticide-avortement2

Pascal Quignard, Medea, Bordeaux, Éditions Ritournelles, 2011. Le poème est interprété au niveau artistique par Carlotta Ikeda, danseuse de butô japonais.

. Même si la Médée d’Euripide3

« Il y a un avant et un après Euripide dans la façon d’appréhender l’héroïne ». Marc Durand, Médée l’ambigüe : approches plurielles d’une figure de légende, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, p. 10.

reste un point incontournable de l’histoire du mythe, au niveau chorégraphique, nous observons que les créations contemporaines présentent un grand écart par rapport à ce dernier, mettant en valeur l’idée artistique originelle du chorégraphe. En effet les titres, à eux seuls, donnent des indications précieuses quant à la distance prise par les œuvres avec le texte littéraire. Citons ainsi la chorégraphie de Martha Graham, intitulée The Cave of the Heart4

Martha Graham, Cave of the Heart, sur une musique de Samuel Barber, 1946.

et celle de Sasa Waltz, fondée sur le texte Medea5

Sasa Waltz, Medea (à partir du texte de Heiner Müller et l’Opéra de Pascal Dussapin Medeamaterial), théâtre Champs-Élysées, 6 octobre 2010.

de Heiner Müller et représentée à l’Opéra de Pascal Dusapin Medeamaterial. De même, la chorégraphie de Renato Zanella s’intitule Medea’s Choice6

Renato Zanella, Medea’s Choice, Festival d’Égée, Syros, 22-24 juillet, 2011.

et celle d’Angelin Preljocaj  Le songe de Médée7

Angelin Preljocaj, Ceci est mon corps – Le songe de Médée, DVD, Opéra National de Paris, France, 2004.

, ce qui montre des aspects différents de sa situation de crise.

Par cet accord invisible, les chorégraphes contemporains semblent vouloir créer leur propre histoire à leur façon, confirmant que « le destin de l’héroïne se déclinera aussi dans les noms et dans la langue qui la décrivent8

Marc Durand, Médée l’ambigüe : approches plurielles d’une figure de légende, op. cit., p. 12.

 ». Si des aspects du mythe ne sont pas, ou peu, figurés sur scène, ils en révèlent d’autant plus l’intention du créateur et sa vision personnelle. Renato Zanella confie à propos de sa pièce :

Je voulais créer mon spectacle à partir de ce que tout le monde connaît concernant Médée. J’ai essayé de trouver ma propre façon d’interpréter son caractère, un événement qui laisse finalement libre l’interprétation de toute la pièce.9

Témoignage personnel de Renato Zanella, lors d’une discussion le 18 mai 2012, Opéra National de la Grèce, Athènes, à l’occasion de la représentation de sa performance Medea’s Choice.

En accord avec cette opinion de Zanella, Dimitris Papaioannou mentionne clairement à propos de Médée 2 :

Je ne reproduis pas Médée d’Euripide. Ma propre Médée est une histoire d’amour. Son mythe intérieur (son histoire) est simple. Elle a été choisie comme femme exceptionnelle par un homme qui avait trop de confiance en lui-même. Mais finalement, il la trahit. Donc, cette fille exceptionnelle change, elle devient handicapée au niveau sentimental par sa trahison.10

Δεν αναπαράγω τη Μήδεια του Ευριπίδη. Η δική μου Μήδεια είναι μια ιστορία αγάπης. Ο εσωτερικός της μύθος είναι απλός. Διαλέχτηκε ως μια εξαιρετική γυναίκα, από ένα άντρα που παραείχε εμπιστοσύνη στον εαυτό του. Τελικά όμως την προδίδει. Αυτό λοιπόν το εξαιρετικό κορίτσι αλλάζει, ακρωτηριάζεται συναισθηματικά από την προδοσία του.” Dimitris Papaioannou, La performance – Pensées pour Médée 2, entretien du chorégraphe, 21 octobre 2008, <http://www.youtube.com/watch?v=C5VqK4ncsDI&list=UUDMcbV0Bvhk2G5aekfAm6rw&index=5&feature=plcp> (page consultée le 2 mai 2012). C’est nous qui traduisons.

Les deux chorégraphes se rejoignent en relevant dans leurs témoignages personnels un point de convergence : faisant écho à l’antiquité grecque où les tragédies étaient toujours associées au dramaturge (on dit Antigone de Sophocle ou Iphigénie d’Euripide), ils évoquent la relation entre créateur et création, la deuxième dérivant du premier. Si Zanella utilise le pronom possessif « mon » qui se réfère au mot « spectacle », Papaioannou utilise le mot « propre » qui se réfère à la création elle-même (à Médée 2) mais aussi à lui-même en tant que démiurge de celle-ci. Cette singularité des créations contemporaines révèle une sorte de relation de type parental, chaque Médée étant à la fois unique et dépendante de son créateur. Disons qu’elle est son enfant, ou selon les termes de R. Barthes, « l’auteur est réputé le père et le propriétaire de son œuvre11

Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, p. 74.

 ».

En ce qui concerne les créations chorégraphiques, le lien parental se concrétise au niveau légal dans les droits d’auteur. De nature morale, le droit à la paternité signifie que « l’auteur a le droit de se faire connaître publiquement en sa qualité d’auteur et d’exiger la mention de son nom sur l’œuvre divulguée. […] Ιl peut aussi interdire à quiconque d’usurper la paternité de son œuvre12

Centre National de la Danse, « Cession de droits d’auteur d’œuvres chorégraphiques », CND, décembre 2014, <http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=5&ved=0CDsQFjAE&url=http%3A%2F%2Fmutualise.artishoc.com%2Fcnd%2Fmedia%2F5%2Fcessiondroitdauteuroct2014.pdf&ei=bGSMVegTgbBTx-eduA4&usg=AFQjCNExIkafJAX5anEiF4cZ6MeHYVUehw> (page consultée le 27 juin 2015).

 ». Dans ce processus de concrétisation, c’est la condition de fixation de l’œuvre qui pose nettement plus de problèmes que celle d’originalité, car « la chorégraphie est une catégorie artistique unique qui, par nature, est intangible, pré-figurative et fugitive13

Cloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies ; la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Université Paris-Ouest, <http://m2bde.u-paris10.fr/node/2397?destination=node%2F2397> (page consultée le 22 juin 2015).

 ». Pour que la condition de fixation soit remplie, l’œuvre chorégraphique doit pouvoir être reproduite de manière exacte ou suffisamment précise en se basant sur sa concrétisation formelle.

Pour le champ chorégraphique, cette formalisation se réalise à travers la notation de la danse qui, bien moins efficacement que l’enregistrement vidéo14

Cette méthode de concrétisation doit être considérée dans son propre cadre de législation dont les artistes doivent prendre garde.

, défend la création chorégraphique comme propriété artistique. Dans cette perspective, Dany Lévéque, la choréologue15

« En France aucune compagnie d’importance, excepté le ballet Preljocaj, n’emploie à temps plein de choréologue ». Dany Lévêque, Angelin Preljocaj : de la création à la mémoire de la danse, Paris, Éditions Les Belles Lettres/Archimbaud, 2011, p. 37.

du ballet Preljocaj, publie un catalogue détaillé des partitions chorégraphiques de ce dernier lors de ses créations – y compris celle du Songe de Médée – et décrit la manière exhaustive dont le processus créatif se transcrit dans la partition. Ce travail de traduction, qui cherche à figer le plus concrètement possible le mouvement dansant, est toujours réalisé sous le regard vigilant du chorégraphe :

Tout au long de la création A. Preljocaj revient sur les pas et précise les détails… et produit sans cesse des recommandations, même lors d’une première, quelques minutes avant l’entrée sur scène.16

Ibid., p. 124.

Même si la « partition adéquate » reste un moyen ambivalent de fixation à cause de nombreuses difficultés associées à sa production (impossibilité de noter l’œuvre dans sa totalité, difficulté de transcrire certaines caractéristiques essentielles d’interprétation ou modification de ces éléments par chaque interprète-danseur), elle ajoute malgré tout à l’authenticité de la création mettant en évidence le lien patriarcal qui en était issu17

Graham McFee, « Danse, identité et exécution », dans Julia Beauquel et Roger Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Paris, P.U.R., 2010, p. 143-166.

.

Or, ce processus de création appliqué au champ chorégraphique actuel (conception de l’idée artistique originelle, réalisation, formalisation et protection même au niveau légal) peint la relation artiste-création avec la couleur de la maternité plutôt que celle de la paternité. Traitant les mythes antiques de la Création en tant que métaphores, Otto Rank écrit que

la création est d’abord maternelle et devient, peu à peu, « personnelle ». C’est-à-dire que ce qui est d’abord créé par la mère – que ce soit un individu ou un monde – l’est, plus tard, par le moi individuel, le héros en personne ; ce n’est que relativement tard, à l’ère du patriarcat et des droits patriarcaux, que le principe de reproduction est attribué au mâle.18

Otto Rank, L’art et l’artiste, Paris, Éditions Payot, 1984, p. 175.

Si Papaioannou utilise le mot grec σύλληψη19

Dimitris Papaioannou, « Αrchive », site officiel de Dimitris Papaioannou, <http://www.Dimitrispapaioannou.com/gr/recent/medea2> (page consultée le 30 juin 2015).

(conception) qui associe par sa polysémie le concept (l’idée propre) et l’affect (l’enfant conçu), et si, depuis Platon, « nous appelons poièsis – poésie ou création – ce qui fait passer quelque chose du non-être à l’être20

Platon, Banquet <205 c 1>, cité dans Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, édition préparée par Myrto Gondikas et Pascal Vernay, Paris, Seuil, 2007, p. 142.

 », l’artiste-Pygmalion entretient avec sa création la même relation d’amour qu’une mère et son nouveau-né.

La singularité de chaque création unit les artistes contemporains d’une façon presque contradictoire, sous un aspect commun : celui de « l’utérus autocréateur et autodisséminant21

Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art : essai sur la psychologie de l’imagination artistique, trad. de l’anglais par Francine Lancoue-Labarthe et Claire Nancy, Paris, Gallimard, 1974, p. 252.

 » qui regarde la production artistique comme accouchement. Dans cette dialectique, Médée devient avant tout un mythe de création qui, s’identifiant avec l’artiste au-delà des sexes, devient, lors de chaque création, « l’enfant divin, sans parents22

Ibid.

 ». Car « l’homme me semble-t-il, est aussi maternité au physique et au moral ; engendrer est pour lui une manière d’enfanter, et c’est réellement enfanter que de créer de sa plus intime plénitude23

Rainer Maria Rilke, « Lettres à un jeune poète », dans Œuvres I, Paris, Seuil, 1966, p. 327.

 ».

Le corps dansant dans le Chœur des symboles

Lorsqu’un récit préexiste à la danse sous forme de texte ou de livret, il reste souvent seulement un prétexte. […] Il arrive ainsi que le danseur se raconte une histoire qui est sa propre histoire.24

Véronique Fabri, « Syntaxe de la danse », dans Jérôme Game (dir.), Le récit aujourd’hui, Saint-Denis, P.U.V., coll. « Esthétiques hors cadre », 2011, p. 92.

La singularité que nous avons mentionnée concernant les chorégraphies contemporaines ne se réfère pas seulement au créateur mais aussi à l’interprète qui véhicule l’idée artistique au public en employant ses propres moyens. Le danseur offre une « remise en cause à partir du mouvement de toute procédure » selon les termes de Laurence Louppe, autrement dit, « un corps qui réinterroge les modes de production spectaculaire à partir de l’expérience du corps lui-même25

Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine : la suite, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2007, p. 9.

 ». Si la tendance contemporaine dissocie la danse du symbolique puisqu’« elle ne représente rien au sens allégorique du terme […] elle n’est pas faite pour raconter des histoires, n’est pas narrative26

Michel Guérin, « Et bien dansons maintenant 2/4: Pour la beauté du geste », entretien sur France Culture dans l’émission Nouveaux chemins de la connaissance, 01/07/2014, 49 min.

 ». A. Preljocaj met en parallèle la relation entre chorégraphe et danseur, comme celle de l’écrivain avec les lettres. L’écrivain albanais Ismaël Kadaré cite, dans la biographie du chorégraphe, les paroles de Preljocaj :

Toi, m’explique-t-il, tu n’as pas d’autre angoisse que tes tourments intérieurs. La langue est dans ton esprit, les lettres d’alphabet y sont aussi, elles t’obéissent, elles ne te manquent pas. Alors que mon alphabet à moi, ce sont les danseurs. […] Peux-tu imaginer que durant le procès de ton écriture, certaines de tes lettres, ou même une seule, par exemple la lettre « k », vienne à te manquer, qu’elle refuse de répondre à ton appel, qu’elle te fasse défaut ?27

Jean Bollac, Ismaïl Kadare, Brigitte Paulino-Netto, Angelin Preljocaj-Roman Polanski : Arts chorégraphiques, L’auteur dans l’œuvre, Paris, Armand Colin, 1992, p. 34.

Si Preljocaj exprime ici un rapport de force entre chorégraphe et interprète, il souligne également le lien vital que les deux entretiennent. Le « manque » d’un danseur comme le manque d’une lettre de l’alphabet que Preljocaj décrit comme une sorte de handicap au niveau artistique confirme – pour reprendre Laurence Louppe – que « le corps du chorégraphe, bien plus que son nom de label, est ce qui a constitué le danseur, de même que le danseur a construit la signature chorégraphique à partir de son propre corps28

Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, 3ème édition complétée, Paris, Éditions Contredanse, 2004, p. 322.

 ».

Cette signature, qui marque la singularité de chaque création chorégraphique, concerne le langage particulier de chaque danseur ou créateur, mais se réfère également – puisqu’on parle de spectacles de danse – à « tous les matériaux visuel ou sonore, toujours créés par le maître lui-même qui en fait étroitement partie29

Ibid., p. 338.

 ». Même si les costumes, la mise en scène, les caractéristiques physiques des protagonistes ainsi que les objets scéniques ne sont pas déterminants pour l’identité des créations chorégraphiques30

Laurence Louppe, « Mémoire et identité », dans Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 227-322.

, il apparaît que dans la scène chorégraphique contemporaine constituée des reprises mythologiques, chaque chorégraphe construit et utilise un chœur des symboles dont le cœur est le corps dansant. Ces objets, venant souvent de la vie quotidienne, familiers de tous, rapprochent l’art de la vie. Ainsi, dans Médée 2, une lampe suspendue31

Pascal Quignard lit son poème Medea lors de la présentation sous la lumière faible d’une lampe suspendue.

au plafond, en indiquant Hélios, père de Médée et dieu du Soleil, correspond à la notion de temps. Chez Papaioannou, de nombreuses tables et chaises constituent le décor de la scène où Médée se présente marchant en les utilisant comme des béquilles. Dans Medea’s Choice, Médée utilise plusieurs fois la chaise du fond, tandis qu’une petite barque fait le lien avec l’expédition des Argonautes, représentés dans Médée 2 par un chœur masculin de marins.

Ces éléments symboliques changent de signification en fonction de l’utilisateur et de l’idée exprimée dans la création. Sans négliger une économie du spectacle, le même symbole est utilisé de plusieurs façons par un danseur, prenant chaque fois les caractéristiques que chaque interprète leur transfère par le toucher en les utilisant. Par exemple, les seaux32

Quand le rideau du spectacle se lève, le spectateur se trouve devant une série de seaux en métal. Cet objet atypique devient chez Preljocaj le décor principal.

dans Le songe de Médée sont transformés à la fois en un récipient plein de lait avec lequel Médée va nourrir les enfants, ainsi qu’en une sorte de jouet pour eux. Mais les seaux contiennent aussi de la peinture rouge sang à travers laquelle Preljocaj réalise le moment de l’infanticide, alors que chez Papaioannou un ekkyklêma33

Il s’agit de l’ekkyklêma (ἐκκύκλημα) de la tragédie grecque : du mot κῦκλος (cercle), il décrit le dispositif qui roulait sur scène, utilisé dans les tragédies grecques, ce qui pourrait être mis en œuvre pour représenter le cadavre d’un meurtre qui a été réalisé en dehors de la scène. Voir Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1970, p. 24.

moderne devient le char de l’histoire qui transporte les interprètes tout au long de la scène. C’est ainsi que les objets-symboles fonctionnent plutôt grâce à une sorte de « magie sympathique34

Frazer utilise ce terme pour la première fois afin de se tourner contre le système de superstitions existant au sein de chaque civilisation, notamment la civilisation grecque antique. Il tend alors à faire de ce système de superstitions une pré-science. Voir James George Frazer, The Golden Bough – A Study of Magic and Religion, New York, The Macmillan Company, 1922.

 » puisque nous trouvons dans le toucher de l’objet35

Dans les recherches artistiques de Simone Forti, les objets-symboles occupent la place centrale, devenant la démarche du mouvement dansant. Voir Sally Banes, « Simone Forti : Dancing as if Newborn », dans Terpsichore in Sneakers : Post-Modern Dance, Middletown, Wesleyan University Press, 1987, p. 21-28.

– tout comme le toucher du corps en corps – une sorte de communication corporelle qui mêle les personnages au même jeu du destin, créant une esthétique entre la parole et les sens où :

le sentir comme communication au plus près avec les choses, échappe à l’expérience langagière, à la fois parce qu’il la précède et parce qu’il est, par son intensité et son immédiateté même, de tout autre nature.36

Bernard Chouvier, Symbolisation et processus de création, Paris, Éditions Dunod, 1997, p. 58.

Malgré la singularité des choix artistiques concernant les objets symboliques37

Papaioannou introduit entre autres le rôle du Chien, du compagnon fidèle de Médée ainsi que celui du Soleil. Preljocaj propose le sommeil de Médée dont l’infanticide devient le songe.

, ce chœur des symboles revient aux créations contemporaines, à la fois plus riche ou plus minimaliste. Ainsi l’arbre (symbole phallique38

Georges Romey, « L’arbre », dans Dictionnaire de la symbolique : Le vocabulaire fondamental des rêves, couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p. 224-230. Voir aussi Carl Gustav Jung, L’Homme et ses symboles, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,1988.

présenté aussi dans la chorégraphie de Graham et dans Medea de Lars Von Trier) est le nid du fils chez Preljocaj qui accueillera par la suite le jeu érotique entre Créuse et Jason. De même, la couleur noire39

Ibid., p. 93-97.

du costume des danseuses est largement associée à Médée40

Zanella présente sa Médée habillée d’une robe noire qui sera remplacée par une autre blanche après l’infanticide, tachée du sang au niveau de la poitrine. Ikeda est habillée d’une robe noire en dentelle. À côté du noir, Preljocaj ajoute un vêtement doré, comme significatif de son origine royale, et rouge, directement associé à l’infanticide.

chorégraphiée au XXe siècle en évoquant les ténèbres de l’âme, la catastrophe ou la mort. Par contre, le vêtement blanc de Médée 2 inscrit Papaioannou dans la tradition du butô (fait qui se confirme aussi par le biais de la lenteur du mouvement et la couleur blanche qui couvre les corps des interprètes)41

« […] la splendeur des costumes se substitue à la beauté physique et désigne le corps comme simple vêtement transitoire de l’âme. […] Il faut lire le maquillage blanc comme un autre indice de la négation de la chair ». Voir Jean Viala, « Modernité et tradition du butô », Scènes : revue de l’espace Kiron, n° 1, janvier 1985, p. 8.

. Preljocaj quant à lui, déshabille sa Médée lors de l’infanticide, faisant référence à un rituel qui se met en place.

Ainsi, le symbolique vient de montrer la singularité de l’idée artistique mais aussi de la contredire puisque « le propre de la démarche créatrice est de trouver et d’ouvrir les voies qui vont permettre au sens de traverser et de donner forme à ses ressentis archaïques42

Ibid.

 ». Ces symboles deviennent les indices de la singularité artistique, quel que soit le champ esthétique auquel ils appartiennent. Si Preljocaj et Zanella sont inscrits dans la tradition néoclassique, devenant ainsi les garants de la beauté dansante – même dans le plus profond effroi humain –, Ikeda tout comme Papaioannou, dont les Médée sont inscrites dans la tradition du butô, cherchent à approcher le personnage de l’intérieur. C’est grâce à cette distinction que le bûto est décrit comme « un vomissement43

« Le corps vomit brusquement l`entièreté du monde interne comme la bouche du volcan vomit irrésistiblement sa lave ». Pascal Quignard, L’origine de la danse, Paris, Éditions Galilée, 2013, p. 156.

 » (« ce qui monte et va surgir » selon les termes de Quignard44

Pascal Quignard, Medea, éd. Ritournelles, 2011, p. 13.

) auquel s’opposent les corps extrêmement musclés et travaillés des interprètes de Preljocaj et de l’opéra de Theodorakis pour Medea’s Choice. C’est le symbolique, en somme, qui dévoile dans la chorégraphie actuelle la crise chez Médée, comme allégorie de l’artiste en crise, dont témoigne l’hybridation des créations contemporaines.

L’infanticide comme symbole

Personne ne laissera saigner mon corps
Car je suis
Sang.45

Jan Fabre, Je suis sang/Étant donnés, Paris, Éditions L’Arche, 2001.

Si le symbole est véhiculé dans le mouvement dansant ou dans le chœur des symboles qui devient protagoniste à côté des danseurs, la scène de l’infanticide – inextricablement liée au mythe de Médée – reste pour chaque créateur un défi artistique. Concernant cet aspect, Papaioannou fait revivre la tradition grecque, où les meurtres ne se présentaient pas devant les yeux des spectateurs, d’une manière tout à fait contemporaine. Sa M2, trempée et dévastée, suffocante, arrive à un infanticide extrêmement minimal : en levant ses mains de part et d’autre de ses yeux, elle casse les deux porcelaines à l’effigie des enfants en les écrasant l’une sur l’autre46

Dans la première version de Médée, l’écrasement des porcelaines lançait dans l’air des pétales de roses qui tombaient après leur vol dans l’eau de la scène.

. Ce simple geste symbolique transforme « l’autel de l’amour en abattoir47

Kostas Georgousopoulos, « Ta nea », site officiel de Dimitris Papaioannou, op. cit. (page consultée le 21 juin 2008).

 » faisant de Médée la victime et l’assassin en même temps. Cette image de l’abattoir sera frappante chez Preljocaj, de qui Papaioannou se distingue en évitant sciemment le côté spectaculaire du crime. En effet, il mentionne :

Ce n’est pas par hasard si la couleur rouge sang, qui paraît intéressante à présenter sur scène dans les années 1990, j’ai décidé de l’enlever dans Μήδεια 2 en la remplaçant par le blanc. On peut donc dire que Médée 2 est en réalité Médée, mais sans le sang. C’est la forme la plus claire que je puisse offrir.48

Dimitris Papaioannou, Pensées pour Medea 2, op. cit.

À travers l’image d’un abattoir non sanglant (« propre » comme il le mentionne dans son entretien), nous constatons ici l’obsession qu’a Papaioannou de construire cette forme chorégraphique le plus clairement possible, événement qui justifie l’absence de la couleur rouge comme un symbole très facile à interpréter. De même, Quignard décrit sa Medea en train de « nettoyer l’intérieur de sa vulve de toute trace du troisième enfant […] qui ne naquit jamais49

Pascal Quignard, Medea, op. cit., p. 19.

 » sans entacher le texte du mot « sang », quand, chez Zanella, l’infanticide prend une autre dimension, ce qui confirme son attachement à la tradition classique : au début du MC, Médée apparaît, dans une robe blanche déjà tachée du sang, au fond de la scène et la transgresse verticalement, poussée vers le public par les douze femmes du Chœur. En commençant l’histoire par le point le plus important du mythe, créant ainsi une medias res chorégraphique50

In medias res signifie « au milieu des choses » (de la narration). Ainsi le déroulement des événements commence à un point crucial du mythe. Homère est le premier à avoir utilisé cette technique narrative dans ses deux épopées.

, Zanella marque l’infanticide à la fin de la pièce par le biais d’un solo extraordinaire où Médée extériorise à travers un lyrisme dansant toute la douleur psychique du caractère féminin51

Renato Zanella, Medea’s Choice, part B, 05:33-07:32 min.

. Le chorégraphe confie :

Il s’agit d’une action incontrôlable, malade. Par contre, j’ai essayé d’éliminer le mal et laisser Jason goûter la vengeance profonde d’une manière délicate. Car au fond on ne change pas, on est tous pareils. Le changement se reflète vers « le haut », c’est-à-dire dans le fait de se développer intellectuellement.52

Renato Zanella, témoignage personnel, lors d’une discussion le 18 mai 2012, Opéra National de la Grèce, Athènes, à l’occasion de la représentation de sa performance Medea’s Choice.

Au lieu donc de représenter un infanticide brut, il présente Médée les bras en croix, dévastée par sa prise de conscience du crime commis53

Renato Zanella, Medea’s Choice, part B, 41:06 min.

. Cette position corporelle se référant au Christ signifie une sacralité, événement qui évoque pour le personnage de Médée une duplicité : « Il s’agit d’un mouvement exagéré […]. Moi j’ai choisi à travers ce symbolisme de la représenter d’une façon plus intellectuelle54

Ibid.

 ». À travers un lyrisme dansant propre, grâce à l’absence du sang, Zanella inscrit clairement Choice dans le néoclassicisme ; en même temps, il rejoint Papaioannou dans la mesure où le côté spectaculaire d’un infanticide ne valorise pas forcément la crise du personnage.

Si l’infanticide (le sang) est absent dans Médée 2 et fortement symbolique dans Medea’s Choice, Preljocaj, faisant un choix radical, s’oppose aux deux chorégraphes. Pendant une danse bachique, orgiaque et pleine de colère, Médée, tout comme une autre « Ménade muette55

« Chez Euripide, Médée n’est pas possédée par un dieu comme la Ménade à laquelle est comparée, mais par elle-même ». Michèle Dancourt, op. cit., p. 77.

 », trempe ses mains dans le seau et stigmatise le corps des enfants56

A. Preljocaj – tout comme Sasa Waltz – est parmi les rares chorégraphes qui exposent sur scène les enfants de Médée. Preljocaj distord le mythe en remplaçant l’un des fils de Médée par une fille, qui incarne symboliquement la continuité biologique – et ainsi pathologique – de Médée.

avec des mouvements à la fois verticaux et horizontaux qui ressemblent à des coups de poignard. Avec la même couleur rouge-sang, elle colorie aussi son visage en soulignant que cette action signifie symboliquement la propre catastrophe de la mère infanticide. La musique accélère dans un tempo rapide, violent et répété, avec des sons qui ressemblent au frottement de deux objets métalliques, transformant ainsi la musique en bruit. À la fin, Médée met les deux seaux sur la tête des enfants et elle complète l’action en plaçant leur corps sur le sol lorsque la musique s’arrête soudainement.

Si « Euripide associe signes somatiques et psychologiques sans arrêter une interprétation57

Michèle Dancourt, op. cit., p. 57.

 », Preljocaj extériorise cette situation patente à travers la gestuelle de la danseuse, visualisant ainsi le Je suis sang de Jan Fabre. En quelques secondes, la force du corps sous la musique arrive à construire une image de l’infanticide aussi violente qu’elle peut l’être en réalité, confirmant Médée en tant que « figure de monstration58

Ibid., p. 83.

 » en écho à la Médée d’Euripide où Jason la caractérise comme « une lionne et non une femme59

Euripide, Tragédies complètes I, texte présenté, traduit et annoté par Marie Delcourt-Curvers, Paris, Gallimard, 1962, p. 198.

 ». Le côté spectaculaire de l’infanticide – soigneusement évité par les autres chorégraphes – est encore accentué dans la captation vidéo du Songe de Médée où un ralenti visuel expose pour quelques instants le sang coulant. Anne Burel-Debaecker écrit :

Cette cruauté sanguinaire féminine qui accompagne la folie de la danse dans le culte dionysiaque, nous renvoie sous une autre forme à l’ambiguïté des relations entre le sang, la chair, l’enfantement, la danse et la figure de Dionysos, représentant la partie souterraine des forces occultes, humaines, transmise par le féminin à l’inconscient collectif des cultures et des civilisations.60

Anne Burel-Debaecker, « La danse et le sang, une symbolique du féminin », Champ psy 2005/4, nο 40, p. 165-180.

Si on accepte que la création entretienne avec son créateur le même lien organique que la mère avec l’enfant, l’infanticide, aspect identitaire pour Médée et pour cette raison chargé d’une connotation fortement symbolique, se réfère finalement à chaque forme de création : dans un moment où Éros et Thanatos coexistent dans l’espace et dans le temps, Médée incarne l’artiste qui coupe symboliquement lui-même le cordon ombilical en offrant sa création au public. Ce geste ensanglanté, ce moment de trahison, provoque « le deuil enchanté61

Cornelius Castoriadis, op.cit., p. 133.

 » selon les termes de Cornelius Castoriadis qui est « la magie ou l’enchantement, mais aussi le fait d’être frappé par quelque chose qui dépasse le cours normal des événements62

Ibid.

 ». Si pour Castoriadis ceci peut être « l’un des sens de la catharsis d’Aristote63

Ibid.

 », Laurence Louppe décrit la perception des danseurs et des chorégraphes par rapport à la danse comme « deuil éclatant64

Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 333.

 », comme sacrifice de l’idée artistique devant le public : c’est l’artiste qui crée l’idée, c’est lui qui va la tuer, comme Agamemnon pour Iphigénie, comme Médée l’a fait pour ses fils.

Dans ces deux exemples mythologiques, le sacrifice des enfants a été réalisé devant un public, les Argonautes et les femmes de Corinthe. Dans le premier cas, l’enfant a été sauvé par une déesse. Dans le deuxième cas, la « déesse » a été sauvée. Quelle que soit la réaction du public, le crime est déjà commis : l’artiste a trahi son « enfant » au moment où il l’a exposé devant les autres. En même temps, il s’est trahi lui-même car la création est un morceau de lui. Parce qu’« avant l’œuvre d’art, c’est le sacrifice rituel, c’est le mystère tragique qui montrent véritablement la puissance dialectique du montage65

Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 178.

 ». Ce découpage dont parle G. Didi-Huberman, cette séparation violente qui fait corps avec l’enchantement, est en effet une mort primitive mais inévitable, puisque sans celle-ci, il n’y a plus d’art. Christos Kalfas, sculpteur et peintre gréco-français, mentionne par rapport à son exposition de peintures L’adoption des orphelines de Médée :

Je crois qu’on tue nos idées, de la même manière qu’elle a tué ses enfants. Nous ne les réalisons pas, on les trahit. Cet événement m’a fait penser qu’une partie de l’attitude humaine est fondée sur cette trahison. Un grand nombre de nos décisions fausses est associé exactement avec cette idée, selon laquelle on a tourné le dos à une idée, à une impression ou à une pensée qui a traversé notre esprit, mais on l’a détruite. 66

Christos Kalfas, exposition de peinture Les orphelines de Médée, Aithousa texnis Athinon, 30-04-2011, <http://news.kathimerini.gr> (page consultée le 15 mars 2011).

Si Kalfas se réfère à la trahison a priori d’une idée artistique qui n’a jamais vu la lumière du jour, la notion de trahison rend l’œuvre autonome, indépendante de sa propre source de création, c’est-à-dire ouverte67

Umberto Eco, L’œuvre ouverte, trad. de l’italien par Chantal Roux de Bezieux avec le concours d’André Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965.

, pendant que l’artiste, en changeant de place avec le public, attend finalement son verdict pour son idée déjà trahie par lui, tout en espérant ce que notre vanité humaine demande toujours : « l’apothéose68

Il s’agit d’un mot utilisé par Alain Moreau pour décrire l’exodos de la tragédie de Médée sur le char du Soleil. Voir Alain Moreau, Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Éditions Les belles lettres, 1994, p. 184.

 ».


Pour citer cette page

Anna Kalyvi, « Médée sangulière. Artiste / création : un infanticide ? » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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