Cette femme-là

Frida Anbar
Université de Montréal

Frida Anbar est née au Liban et vit au Québec depuis 1979. Titulaire d’une maîtrise en communication, elle occupe le poste de conseillère aux relations internationales à l’Université de Montréal. En outre, Frida Anbar est chargée de cours et enseigne l’ergonomie des sites web et la conception d’interfaces. Elle est l’auteure de deux romans, Aléas (2012) et Le cordon invisible (2014), et elle prépare pour l’automne 2015 un recueil de poésie intitulé Murmures.


Ce matin, elle a pris le temps de bien choisir ses habits. Pas de robe, pas de look classique. Elle a envie de quelque chose de provocant. Émoustillant et lascif. Elle a besoin de ses armes les plus aiguisées, les plus virulentes. Celles qui parlent à l’instinct primaire du mâle, celles qui sont invisibles, mais qui se décodent naturellement. Par vibrations et effluves. Par intuition. Ce n’est pas nouveau pour elle, attiser les regards et les enflammer.

Dans la vie, c’est une femme docile et discrète, mais parfois surgit l’Autre. Celle qui est imprévisible. Celle qui enjôle pour voir la proie céder et plier. Celle qui abandonne en pensant inévitablement au prochain. Celui qui sera conquis par le regard et ensuite par le souffle. Celui qui répondra à l’appel de la louve déguisée, appâté par elle. Surtout celui qui succombera. Subjugué, dominé et subséquemment écrasé. Après ? Il n’y a jamais d’après avec cette femme-là. C’est toujours ainsi. L’excitation réside dans la conquête. Rapidement, l’intérêt est détourné vers la prochaine capture.

Aujourd’hui, elle a rendez-vous avec l’homme-aigle. Celui qui l’attire férocement et qui l’intrigue. Celui qui ne la laisse pas indifférente. Depuis la première rencontre et c’est tout à fait inhabituel. Elle est allée très vite avec lui. Elle a souhaité se tremper et elle a voulu sentir sa pulsation. Elle ne peut pas se désaltérer de son sang, mais elle a bu sa sève. Une perle du liquide sucré, gluant et glauque. Une goutte de lui, la première fois. Elle a avalé son plaisir d’homme, elle a vu son visage se contracter et ensuite s’ouvrir. C’est incompréhensible, elle lui a donné un deuxième rendez-vous. Ce qu’elle ne fait jamais.

Par méprise et par dédain. Par dégoût. Elle sait d’avance que ce qui est consommé perd rapidement son intérêt. Mais avec l’homme-aigle, elle a deviné que cela serait différent dès le premier regard.

Elle a choisi un fuseau qui galbe bien ses cuisses, son ventre et son derrière. Elle aime le reflet que lui renvoie le miroir. Inlassablement, elle admire sa silhouette bien sculptée. Ses yeux brillent, son sang se réchauffe. Elle va le voir, peut-être le toucher à nouveau. L’évocation de ses pupilles luisantes avant qu’il ne l’embrasse pour la première fois et de sa bouche profonde et exigeante contre la sienne est éblouissante. L’énergie qui l’anime est vive et brûlante, le souvenir cuisant et lancinant. Elle est dans le désir de l’homme-aigle. Elle le cultive.

Le matin, elle va et vient parmi ses collègues. Les hommes la talonnent. Ils trouvent un motif anodin pour lui parler de bêtises et ne veulent plus sortir de son bureau. Elle n’est que désir et pulsations. Elle est dans la bulle de l’homme-aigle. C’est l’effet qu’il a sur elle ou bien c’est celui qu’elle a sur elle-même. Elle ne sait pas. Elle vit le moment, il est sensuel et grisant. Impétueux.

Il est là. Charmant et charmeur. Nonchalant et légèrement ironique. Discret, mais arrogant, présent, mais distrait. Elle est parfaitement consciente qu’il ne lui réserve pas entièrement son attention. Néanmoins, ils discutent de sujets diversifiés. Elle bouge, elle s’ouvre. Elle est fleur et océan. Pour lui, à cause de lui. Ils rient ensemble, ils se regardent. Elle lui touche la paume de la main, la caresse et la tient un peu prisonnière dans la sienne. Il a senti son excitation. Elle a envie de lui en elle pour basculer à nouveau, pour vibrer, pour transcender. Avec lui, c’est différent. Un picotement de la peau qui semble venir du côté du cœur. La première fois. C’est nouveau pour cette femme-là. C’est impérieux et vif comme un matin d’hiver. Elle se penche vers lui. Quand elle l’embrasse, il répond rapidement. Il est possessif et exigeant. Elle jubile. À la fin du repas, elle n’est que langueur et attente. Elle est prête.

À sa grande surprise, il lui annonce qu’il doit retourner au bureau. Il a l’air sincère, mais semble détaché. Dans ses yeux, elle devine l’indifférence cruelle de celui qui ne veut plus gouter au même fruit. Humiliée, elle ne sait pas trop quoi répondre à sa réplique railleuse : « On verra bien un jour, peut-être si j’en ai autant envie que toi… ». Tombée dans son propre piège ? Elle ? Stupéfaite, elle bafouille n’importe quoi. Son sang galope et sa tête résonne fort. Pourtant, elle lui avait indiqué qu’elle lui réservait l’après-midi. C’est toujours elle qui impose. Pourquoi ce changement de plan ?

Il est déjà parti avec le sourire insolent de celui qui sait qu’il a le pouvoir de faire basculer la situation. Désarçonnée, songeuse, mais profondément irritée elle sirote son café. Ses yeux sont devenus deux fentes de braise comme le sang rouge qui galope dans ses veines. Il circule dans la rage de celle dont l’offrande a été refusée. Piétinée.

Ses pensées divaguent. C’est l’anarchie. Elle veut le punir, lui faire lécher le plancher, le faire ramper. Non. Il ne fallait pas l’abandonner dans cet état. Elle lui a autorisé une deuxième fois et il s’esquive. Jamais, jamais avec cette femme-là il ne faut s’échapper avant qu’elle n’en donne le signal. Dubitative, elle laisse ses pensées errer. Il lui a parlé de son frère. Légèrement plus jeune que lui.

Le restaurant s’est vidé. En quelques clics, elle atterrit dans le Facebook de l’homme-aigle. Rapidement elle fait sa demande d’ami auprès de son jeune frère. Si un se défile, elle se vengera avec l’autre. Le jeune homme est en ligne. Le dialogue démarre au rythme des messages effrénés. Ils se parlent et sympathisent. Elle fait bifurquer la conversation habilement vers son sujet préféré : la peau. Elle flatte, elle susurre, elle place ses repères et plante ses mines. Elle branche la caméra directement sur son cou, à la naissance de la poitrine. Promptement le jeune garçon s’enflamme. Elle poursuit sa valse dont elle connait chaque pas par cœur. Une cadence familière qui se renouvèle avec un partenaire différent. Elle confirme le rendez-vous. Ils vont se voir à 17h chez elle.

C’est l’instinct. Celui de celle qui veut dominer, se faire admirer, séduire et fracasser. Mais aujourd’hui, c’est le goût acre de la vengeance qui masque nerveusement ses gestes. Elle lui ouvre la porte les cheveux défaits, la blouse déboutonnée. Lutinée, elle porte des talons hauts et se déhanche sensuellement. Assez pour remarquer son œil de jeune homme désarmé qui s’affole. Il est mignon et ressemble à son frère. Le jeu est doublement excitant.

Ses pupilles sont irisées. Il est maladroit, elle le guide et lui fait perdre rapidement sa gêne. Il est gourmand et elle se laisse admirer et savourer. Il est vigoureux et déchaîné. Taquine, elle lui propose de filmer un peu. Il est si naïf qu’il accepte. Prêt à tout pour elle. Comme d’habitude, comme avec les autres. En reine conquérante, elle lui donne des ordres qu’il exécute fasciné par elle, par sa voix, la texture de sa peau, son souffle, ses mains, sa bouche et sa langue. L’énergie circule et le désir est fidèle au rendez-vous. Elle le module en experte incontestable.

Pendant que le jeune inconnu couché à côté d’elle retrouve sa respiration, elle visionne discrètement la très courte séquence. Narquoise et provocante, elle triomphe. Les plans saisis traduisent bien l’intensité de l’instant partagé. Un petit clic et l’enregistrement est envoyé vers la boîte courriel de l’homme-aigle. Celui qui a osé la larguer. Le salaud. Il va le regretter. Il aura amplement le loisir de se lamenter sur ce qu’il a refusé et de comprendre que la séductrice ne recule devant rien par rassasier sa faim. Tant pis pour lui. Au prochain !


Pour citer cette page

Frida Anbar, « Cette femme-là » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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