Karine Légeron a publié un recueil de nouvelles, Cassures (Sémaphore, 2015) et un roman, Nos vies de plume (Leméac Éditeur, 2019), ainsi que plusieurs textes dans des revues et des ouvrages collectifs.
Actuellement candidate à la maîtrise en création littéraire de l’UQAM, elle s’intéresse aux relations entre lieu, écriture et texte ; plus précisément, elle cherche à comprendre comment un lieu influence tant le processus de création que l’œuvre elle-même. Ses travaux de recherche-création sont financés par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec, société et culture (FRQSC).
La mère rentre du dehors, un lapin mort dans sa main, un couteau entre ses dents. Le père est là, assis à la table, revenu du champ, affamé. Le repas n’est pas prêt, il lui faudra attendre. Attendre, il n’aime pas ça. Il sent la colère se préparer.
Une entaille bien placée, des années d’expérience, la peau du lapin comme un gant qu’on retire. Le corps dépecé, écartelé sur le comptoir, le bruit du couteau qui gratte contre les os et celui des viscères qu’on arrache. La mère essuie ses mains sur sa croupe large et molle, y laisse des traces de sang et de brun.
Les mêmes traces sur le linge dans le baquet, la culotte et le drap. Chairs rougies. L’eau glaciale mord les doigts, l’onglée attend son tour. À genoux dans un coin, la petite frotte sa nouvelle impureté. Sur son cul qui se balance au rythme de la brosse, le regard du père. Posé. Gourmand.
Sans lever les yeux de son ouvrage, la mère dit :
– C’est arrivé. C’est son âge. Faudra faire attention maintenant.
La mère, elle ne voit jamais rien mais elle sait toujours tout.
Le père grogne. Ces choses des créatures… Ces affaires de femelles lui répugnent, il ne veut pas savoir. Mais la petite est sa dernière. Où ira-t-il chercher son plaisir s’il ne peut plus le prendre avec elle ?
Le souper. La petite. Décidément, la colère.
**
Le vent, le blanc et le froid s’étendent partout. La lumière stridente de la banquise. Sur ce désert de neige, une tache fauve au bord d’un trou. La petite chasse.
Elle attend. Calme. Patiente. Silencieuse.
Et puis la tête est là et le gourdin s’abat. Un seul coup, précis et puissant, fatal. Elle plante le crochet dans la nuque grise et grasse, tire et souffle et peine et glisse, mais elle ne cède pas. Bientôt, le corps sans vie est sur la glace, tout contre le sien, vibrant et haletant.
Le couteau à manche d’os tranche une longue ouverture, trouve le cœur et le dégage. Le cœur chaud dans la main, la chair cède sous les dents, le sang coule dans la gorge. Le cri de la petite déchire la banquise et le vent.
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Elles sont dix, amazones superbes juchées sur leurs montures. Justaucorps de cuir bardés de chaînes, collants noirs et hautes bottes, diadèmes de diamants. Leurs capes claquent au vent comme les drapeaux d’une armée insoumise. Leurs ombres flottent sur les dunes, règnent sur le désert et le soleil couchant. Elles ont douze ans, peut-être treize. Assemblées en un cercle parfait et immobile, elles toisent leur proie.
L’homme pense à sa mère qu’il aime, et il maudit les leurs, ces putes qui, du fond d’un bordel ou d’une étable, ont engendré ces créatures. Il espère qu’elles sont nées dans la douleur, une douleur au moins égale à celle qu’il attend, résigné, les genoux dans le sable. Autour de lui, les chevaux grattent le sol de leurs sabots impatients.
La petite met pied à terre. Un anneau d’or brille à sa lèvre et la dague qu’elle pose sur le cou de l’homme lance des reflets d’argent.
Elle a faim.
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Sur la place, un gibet où pend le corps d’une femme. La silhouette est fine et élancée, et il y a dans l’angle de la nuque brisée quelque chose de gracieux. Des boucles rousses échappées du chignon tombent sur la robe carmin. Ils ont arraché son corsage pour dévoiler ses seins, marqués au fer rouge. Le visage est serein. C’est Suzie, la putain. Celle qu’ils nomment ainsi et pointent du doigt en sortant du bordel parce qu’elle n’y était pas et se refuse à eux. Parce qu’elle est de ces femmes qui aiment le plaisir et le donnent contre rien, de ces femmes de chair qui ont marié des hommes sans imagination. Suzie la putain sans clients, la femme adultère.
La petite la regarde se balancer, en faisant de la pointe de sa bottine des ronds sur le sol.
Elle sait que s’ils l’attrapent, elle finira là. Là, ou bien lapidée, le corps tout entier dans la terre, la tête posée sur la poussière, et sur le visage, le baiser des pierres.
Mais ils ne l’attraperont pas.
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Elle l’enfourche et l’enfourne, le chevauche, cambrée, ses jeunes seins pointés vers le toit de la grange. Ils ont toujours fait ça, dans le foin, mais cette fois, il y a le plaisir et la violence. La chaleur dans le ventre, inusitée et dévorante.
Elle pose ses mains sur le cou et serre fort et longtemps. Le visage blêmit, les yeux vacillent et le sexe gonfle encore. D’où tient-elle ce savoir de catin ? La jouissance explose, la sienne ; l’autre, elle s’en fout.
Le frère dort dans la paille, son pantalon encore ouvert. Son sexe mou pend comme une limace engluée dans les poils.
Elle s’assied et écarte les cuisses. Entre ses jambes, un peu de sperme et une rivière de sang.
Au bout du champ, la mare s’étend comme un œil. C’est dans ces eaux qui puent le soufre qu’on noyait les sorcières et les putains, avant. La petite s’accroupit, relève ses jupes et lave la souillure.
**
Tu la connais, la petite.
Tu la vois se pavaner autour de toi, aguichante, vêtue comme une traînée.
Tu sens le parfum de vice et de débauche qu’elle glisse entre ses seins.
Tu entends les bruits des bracelets dont elle se pare pour danser, et les mots-serpents qu’elle murmure pour t’envoûter.
Tu touches sa peau de miel qu’elle fait douce pour te perdre.
Tu goûtes parfois le fruit qu’elle te tend, sa bouche ou son sexe, tu y plantes tes dents car l’homme est vulnérable et la chair est faible.
Tu la connais. Elle veut tellement vivre que c’en est indécent. Elle veut sa liberté.
Foutaises ! Elle est à toi ! Depuis toujours, depuis la nuit des temps !
Défends ta place d’homme et remets-la à la sienne !
Traque-la ! Combats-la ! Mate-la et soumets-la à ta loi !
Fais fondre sur elle la colère des hommes et des rois et des Dieux, c’est ton droit.
Et si elle te résiste : abats-la comme une chienne.
**
Le frère est arrivé par derrière. Il est devenu homme, et les hommes sont lâches.
Une pierre, un choc et puis une chute. La mare se trouble. La petite ne se débat pas, à quoi bon, elle ne sait pas nager. Sa robe rouge s’étale sur la flaque comme un nénuphar.
Comme une goutte de sang, tombée dans l’eau, éclate.
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Le jour se lève, un chien aboie. Dans la brume du matin, un corbeau venu des bois noirs survole le village, tourne sur la place et se pose sur le gibet. Près de Suzie, au bout d’une corde, un second corps pend, petit mais fier. Un corps de femme-enfant.
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Dans le désert, les vautours déjà, une colonne de fumée. Le campement n’est que ruines, les tentes ont été abattues, les corps des amazones, nus et profanés, jetés çà et là. Le raid est terminé. Il fallait en finir, cela ne pouvait plus durer, ces souillons à cheval.
La joue de l’étalon tressaille, velours duveteux sous lequel une veine en saillie bat. L’œil affolé de la bête qui va mourir. Sous son flanc, coincée, la petite a cessé de lutter mais elle respire encore.
Sa mère est venue, elle est là, immobile, debout près du cheval, debout dans sa longue robe qui mange tout le corps et dont l’étoffe lourde balaie le sable de la dune. Elle a les mains croisées sur un chapelet qu’elle tient devant son ventre, ce ventre qu’elle croyait généreux et bon, mais qui a nourri la honte et le malheur. Elle regarde le corps débile, tordu, écrasé par le cheval, l’anneau d’or taché de sang ; sa fille qui meurt.
Pas de larme, ni de cri, ni de pleur.
Rien qu’un dernier regard, froid, un crachat et deux mots : « Crève, charogne ».
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Les loups sont venus sans bruit, avec grâce et lenteur, glissant comme des fantômes sur les nuages de poudrerie. Quand ils ont été en position, ils se sont arrêtés et maintenant, ils attendent. Ils encerclent la petite. Elle les regarde mais ne bouge pas. Dans leurs yeux bruns irisés d’or, il y a de la douceur.
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– Elle a tué père et mère, Votre Honneur ! De sang-froid et à bout portant.
Elle revoit la cuisine, le père assis à table, la mère et son cul gros comme celui d’une vache. Elle sent le fusil dans sa main, la crosse contre sa joue. Une détonation. Une autre. Le corps sanguinolent du lapin sur le comptoir et les deux autres, là, sur la terre battue, ces morts qui lui donnent de la joie.
Ceux-là avec leur habit noir et leur perruque à crans, ces débris honorés qui reluquent ses seins et dont elle sait les pensées sales, ceux-là vont la conduire à l’échafaud. Ou pire, la faire rancir en prison.
Elle se lève et plante ses yeux de feu dans ceux du juge, celui qui la maudit et la désire le plus. Elle l’aguiche et le met au défi de lui donner la mort. Elle ira en enfer, et alors ?
Ils peuvent bien la tuer, ils ne la soumettront pas.
Pour citer cette page
Karine Légeron, « Ils peuvent bien la tuer… », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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