Professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et écrivaine, Marie-Pascale Huglo s’intéresse aux récits contemporains et aux manières de les raconter. Elle a notamment publié des essais critiques, des recueils de nouvelles aux éditions de L’instant même et, chez Leméac éditeur, deux romans et un récit. Sa dernière parution, Montréal-Mirabel. Lignes de séparation (Leméac) lui a valu d’être finaliste du Grand prix du livre de Montréal 2017.
Dans le ciel plombé, un rond bleu navigue comme un bouchon de liège à la surface des remous. Nous nous calons à côté de la double-porte par où entrent et sortent les spectateurs. Deux zombies, Marianne et moi, deux ombres sur le trottoir à la sortie du cinéma. Le film nous engourdit, système mental sous perfusion. L’image de l’héroïne éminçant un champignon vénéneux persiste, elle coexiste avec le rond bleu au mileu les nuages, pastille pâlotte collée par-dessus ou trouée d’espace, on se le demande. Je fais la remarque à Marianne. Marianne, les traits tirés, la fatigue timbrée sur la peau, noue son écharpe. Nos gestes sont moins aigus que ceux de l’héroïne du film, de son corps de géante nous jetant, après la séance, dans des mouvements approximatifs, sans densité. Nous végétons aux portes de la bâtisse dans un ralenti brouillon, nouer l’écharpe, enfiler les gants, s’imprégner du va et vient des autres. Les regards surfent dans la foule, fondent sur une silhouette, butinent au hasard, à droite, à gauche, derrière et devant, sur nous ne se posent pas. Nous nous éloignons de la foule agglutinée aux portes. Il sera bientôt tard, les trottoirs se vident, le silence bat en rythme. La parole alors doucement émerge, nous repassons le film à voix haute, débattons, rivalisons d’intelligence. Les images n’ont plus le pouvoir magique qu’elles avaient encore aux abords du cinéma. Ensemble, nous dépiautons les motivations des personnages, interprétons les scènes énigmatiques. Timbre grave de Marianne par-dessus le hachurage sonore des voitures, le bleu là-haut s’est étendu tandis que tombe la nuit.
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Avant de passer le tourniquet du métro, Marianne me parle d’une causerie littéraire sur la guerre. Elle cherche l’annonce dans son téléphone. Le visage de l’auteure apparaît à l’écran, l’air grave, la peau sombre, le regard comme un puits, deux gemmes noires luisent au fond. Je dis Faut voir, cela dépend de mon emploi du temps, des choses comme ça. La photo de cette femme m’a ébranlée, j’ignore pourquoi. Dans la rue je pense à ses traits anguleux, à sa beauté austère. Je cherche à retrouver d’où vient ce visage, me heurte à un vide. Son regard ravive une sensation étrange, ténue, impossible à nommer. Les mots manquent, l’émotion persiste, je fais le tour du pâté de maison pour me donner du temps avant de rentrer. Dans la cuisine, une fois, j’ai senti une légère odeur écœurante. J’ai inspecté les comptoirs, humé la poubelle, vérifié sous la table. Rien ne traînait, mais l’essence douceâtre de la putréfaction flottait dans l’air. Je me suis alors enfoncée dans un monde aveugle, me suis plongée dans une autre dimension du réel pour trouver ce qui restait indiscernable. Je me suis approchée en reniflant de la source invisible : une pomme de terre, une seule pomme de terre décomposée dans la caisse à légumes dégageait cette puanteur. Fierté d’avoir suivi la piste du flair jusqu’au bout, plaisir d’avoir largué le monde visible pour débusquer l’inconnu dans ma cuisine. L’image de l’auteure me taraude au même titre que cette odeur. Il me faut remonter à la source, élargir le cercle de ma pérégrination. J’erre un bout de temps sur les trottoirs, tourne en rond, ça m’agace. Rentrer chez moi, laisser tomber, passer à autre chose. Je grimpe les escaliers, d’un coup cela me revient. Cette femme, je la connais. C’est Édith. Édith, la fille de la Petite École, arrivée en cours d’année et repartie avant les grandes vacances. Je débarre la porte de chez moi, éberluée de retrouver, dans un visage de femme, celui de mon amie disparue, comète de l’enfance reléguée depuis longtemps dans le bahut de ma mémoire.
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On courait tout le temps, on tombait, moi à cause de mes pieds rentrés, elle je ne sais plus. Aux genoux, des croûtes enduites de mercurochrome, cela rendait nos plaies voyantes, criantes même : nos genoux exhibaient la cartographie variable de nos chutes n’importe où, sur le gravier, sur l’asphalte de la cour d’école, sur les chemins durs des jardins, dans l’herbe. Nous avions elle et moi les mêmes jambes musclées entraînées à la course et aux cabrioles, les mêmes blessures entamant la peau, les mêmes genoux osseux. Deux dures, disaient les bonnes sœurs de l’école primaire, on ne pleurait jamais sauf que moi, j’étais influençable. Nos éraflures permanentes ne préoccupaient pas les adultes. Elles scellaient entre nous une complicité physique, parce qu’avec Edith, c’était physique. Les plaies crevant la peau de nos genoux étaient notre manière de sortir de l’enclos, d’échapper au dressage, d’apprivoiser la violence, de nous en délecter, de caresser les surfaces durcies du bout de nos doigts et de nous gratter au sang, en cachette, deux pouilleuses affairées. Les bobos aux genoux n’avaient rien d’extraordinaire, c’était alors normal, pour un enfant, de se blesser dehors, il n’y avait que les enfants pour s’écorcher ainsi, les écorchures aux jambes ne faisaient pas partie du corps des adultes de ma fréquentation. Edith et moi avions tout le temps les jambes écorchées. Nos grattages s’accomplissaient à l’insu des autres. C’était notre secret, il fleurissait sur nos genoux comme un archipel instable baptisé, par nos maîtres et nos maîtresses d’alors, enfance. À nos propres yeux, les blessures nous distinguaient des autres filles de l’école. J’habitais un corps fantasmatique où, sous l’enveloppe élastique du derme, dans la matière ferme des muscles, pulsait un sang fluide. Le sang crevait la surface, perlait sur l’os, se pétrifiait en croûtes qui, toujours, redevenaient peau. Le triple miracle – percée du sang, formation de la croûte, transformation de la croûte en peau neuve – dans lequel j’ai grandi a pris fin quand mon corps d’enfant a disparu. Sa disparition n’a pas coïncidé avec la puberté. Avant cela, avant toute métamorphose, j’ai cessé de me casser la figure à la course, de sécher mes plaies aux vents. À 11 ans, j’ai troqué les souliers orthopédiques pour des mocassins normaux, mais trop petits, qui me mettaient les talons à vif. Les écorchures à ciel ouvert de l’enfance sont devenues plaies honteuses, torture à chaque pas (Petite Sirène, ô ma sœur) jusqu’à l’infection découverte par ma mère, dont j’ai gardé la marque.
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Sur les trottoirs croutés de sel du quartier résidentiel, je suis les lignes des yeux, attrape au passage des écorces grumeleuses, écoute le cri des mouettes. La photo d’Édith me trotte dans la tête comme une charade à double sens : dès qu’un sens se stabilise, l’autre se pointe, ainsi de suite à l’infini. Reconnaître une enfant de 8 ans dans le portrait d’une femme de cinquante me laisserait incrédule sauf pour Édith, car Édith, je l’ai reconnue. Dans la cour de l’école elle me fixait sans ciller, ses yeux plantés droit dans les miens. Édith ne ralentissait pas. Pour s’arrêter elle freinait sec, se statufiait comme font les mimes. L’intensité de cette fille tenait dans le noir luisant de ses yeux ; j’aurais voulu les lui voler. Quand elle me fixait, je tombais dans un puits, tentait d’absorber sa peau mate, de devenir elle… En face, sur le trottoir, la silhouette d’un marcheur se rapproche, je laisse passer sa haute carrure sous un chapeau de poils, longe mon parc préféré, marche vite. Les images que je garde d’Édith sont maigres, pauvres, muettes. Elles drainent avec elles d’étranges émotions. Je dresse la liste de mes souvenirs. Mon amie ne souriait jamais, ne baissait pas la tête, ne se tortillait pas quand les bonnes sœurs la rabrouaient. Elle restait imperturbable, se tenait droite, recevait les avertissements sans frémir. J’aurai voulu qu’elle m’influence jusque là, m’inocule son souverain dédain des autorités. Elle était la bête noire des religieuses et moi : impressionnable. Je répondais à la maîtresse mais redoutais ses réprimandes, j’attrapais mal au ventre quand il fallait présenter le billet de retenue aux parents. Les trottoirs sont gris, nus, débarrassés des rebuts de la ville. La gratte a tout raclé, tout emporté comme une marée d’hiver. Reste, sur les bords, la croûte de sel, dépôt blanchâtre me ramenant à l’écume des plages venteuses de mon enfance. Le cri des mouettes ouvre l’espace dans le ciel de Montréal aussi bien qu’une trouée de bleu, la ligne de sel m’aspire dans un monde exploré au trot et à la course, monde d’ivresse élémentaire auquel il m’a fallu renoncer, un peu, quand les genoux m’ont lâchée, qu’il a fallu renoncer à courir. Les cristaux de sel craquent sous la semelle, ils forment un friselis sinueux – ligne de fuite dans la géométrie plane du trottoir, trace palpable d’une bordée de neige abolie.
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À l’époque d’Édith, j’allais à pieds chez ma grand-mère une fois par semaine pour le repas du midi. Elle parlait du petit Jésus, de son fils mort en bas âge (un ange), de la guerre, Je devais rester immobile, les genoux écorchés sous la table, et vider mon assiette. Son mari, mon grand-père, n’avait pas le rôle principal dans la saga familiale même si, sur le rebord de la cheminée où brûlait un feu de gaz, sa photo encadrée veillait sur le foyer dont il était (les objets disant vrai) le maître. J’aurais aimé en savoir plus sur lui. Toute famille compte un grand mort dont les enfants n’ont pas grande connaissance. Les récits ressassés de Mamie ne m’apprenaient rien, mais elle possédait un presse-papier beaucoup plus intéressant. C’était un objet pesant, une boule sphérique à fond plat. Une photographie de mon grand-père avait été collée à l’intérieur, sur la base. L’épaisseur du verre déformait les contours du visage, lui donnant un semblant de relief. Le presse-papier restait sur le bureau, dans une alcôve du salon où je me retirais pour réviser mes leçons. En l’absence de ma grand-mère, je soupesais le presse-papier, en grattais la surface lisse, le gardais dans le creux de mes mains jointes jusqu’à ce qu’il perde sa fraîcheur. Le poids, la courbe et la texture du visage intouchable m’intriguaient, mais c’est quand ma grand-mère s’installait à son bureau que j’assistais à un rituel merveilleux. Mamie déplaçait mon grand-père d’un tas de feuilles à un autre pendant qu’elle s’astreignait aux écritures. Quitte à ramener la boule de verre à son point de départ, il fallait qu’elle la prenne dans sa paume et lui assigne une place. Ses mains fines voletaient par-dessus la paperasse, elle oubliait ma présence, s’adressait au mort par son prénom : Michel, je ne sais pas où te mettre, ça m’embête, ces factures. Enfoncée dans le fauteuil de lecture, je regardais sa main frotter l’arc de la demi-sphère. J’en venais à croire que Mamie avait aimé le vieux mort aux traits déformés. L’apparition téléportée du visage d’Édith me tire du côté de Mamie, du côté des veuves radoteuses. De même que le portrait sous verre de Michel faisait sortir, de la bouche plissée de ma grand-mère, des mots bizarres, de même la photographie d’Édith fait éclore une subite fermentation de la mémoire. Elle a la même fraîcheur, la même indifférence au temps que les morts avant l’heure et les enfants qui n’auront pas grandi.
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D’Édith, j’ai aussi retenu une histoire, un secret confié la veille de son départ de la Petite École avant la fin de l’année scolaire. Pendant la récréation, elle me chuchote à l’oreille que sa mère la bat à coups de ceinture. Je ne la crois pas, je dis Menteuse ! Édith m’entraîne à l’écart, derrière la haie au fond de la cour elle s’accroupit en pisseuse, retourne sa robe à l’envers. Petite culotte blanche sur la peau ambrée et, dans le dos, sous les omoplates, sur les côtes qu’elle a saillantes, trois stries dans le sens de la largeur, rouges par zones. La tête sous le tissu de sa robe, elle dit Touche ! Je touche. Plus fort, dit-elle. Je passe les doigts sur les cicatrices, en explore les reliefs, électrisée par l’infraction et le plaisir. Édith rabat sa robe d’un geste brutal, elle se redresse, voilà.
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Les réverbères sont allumés quand je ressors du métro, une neige à gros flocons tombe sur la ville. Cette chute en douceur – à peine une chute, presque un évanouissement – me chavire, Mon petit, disait Sœur Marie Saint-Bernard en me prenant par le menton, vous êtes trop impressionnable. En quelques minutes, le monde a changé. La ville entière s’estompe sous l’effet de la tempête printanière, silencieuse mais apparue d’un coup. Je tournicote jusqu’à chez moi, de la neige plein les cheveux. La photo d’Édith m’est tombée dessus comme cette neige qui ne tient pas au sol. La photo d’Édith – si c’est Édith – fait défiler en accéléré cinquante ans de ma vie, cinquante ans d’éclipse me projetant, face à l’enfant que je fus avec elle, dans le camp des maîtresses, des mères sévères, de la Sœur Marie Saint Bernard, de l’armada des femmes veillant au dressage des filles. Édith, c’est l’enfance remontée sauvagement dans un visage d’adulte, une trouée dans la maturité installée. Je ricane. Ma lenteur, le confort de ma vie, l’acceptation de n’être que celle que je suis devenue en prennent pour leur grade. Édith a vieilli sans compromis. Le départ de ma meilleure amie, autant que je m’en souvienne, n’a été suivi ou précédé d’aucune explication. Pas de récit de la soudaine absence d’Édith, pas de drame apparent, pas d’affadissement ni d’éloignement progressif non plus : disparue en Forêt-Noire dans un territoire de légendes, légende elle-même, comment aurait-elle pu se ratatiner rien qu’un peu ? Je reste avec quelques images saintes et une histoire d’enfant battue. Comme si notre complicité d’un coup sectionnée avait conservé en dormance sa force de germination pour percer, cinquante années plus tard, la croûte glaciaire du temps. Je décide d’aller à la causerie littéraire. Tout de suite en rentrant, j’appelle Marianne pour lui donner rendez-vous. Mon amoureux demande qui est la fameuse auteure que je veux entendre. La conversation dérive sur la qualité inégale des causeries littéraires, sur le vin bon marché qu’on nous sert dans des godets de plastique, nous nous délectons d’un osso bucco sous la lampe basse de la cuisine, passons à autre chose.
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Je laisse la journée s’étirer jusqu’à ce qu’il soit juste trop tard pour arriver à l’heure. Envoyer un message à Marianne, marcher vers la librairie, entrer sur la pointe des pieds. La causerie a déjà commencé. Je prends un siège au fond, proche de l’allée, redresse la tête d’un coup et vise la conférencière. Rien ne se passe. Avec Édith en face, j’escomptais une déflagration silencieuse ou, pire, le dégonflage de la baudruche qui, en la personne de l’auteure, perdrait son air jusqu’à suffocation. Je n’imaginais pas, dans tous mes scénarios, que l’auteure en personne, dont la photographie m’accompagne depuis une semaine, me laisserait indifférente. L’enfant frondeuse partie en Forêt-Noire est devenue une de ces femmes convenables dont on dit, avec la candeur de notre proverbiale méchanceté, qu’elles sont bien conservées. La voix d’alto de la conférencière, malgré tout, m’étonne. Que mon amie d’enfance possède une telle voix contredit les images muettes pieusement gardée en mémoire. Entre Édith et moi, la parole restait rare, elle se fondait aux cris, aux bruits du monde, Tu as avalé ta langue ? me demandait Mamie. Je regrette d’avoir fait tout ce chemin pour me retrouver clouée sur une chaise inconfortable, feignant d’écouter une femme bavarde qui ne me dit plus rien. Marianne, deux rangées plus loin, m’a vue. Par quelle magie ai-je cru avoir réintégré le corps de l’enfant aux genoux écorchés, Édith fichée en moi comme un gravillon dans la plaie ? La voix d’alto continue de vibrer, dans l’espace confiné elle touche une corde sensible, la voix sorcière me tient captive entre les quatre murs de la librairie.
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Marianne me rejoint pour le cocktail, nous papotons en sirotant du rouge dans des godets de plastique, je lui avoue n’avoir rien écouté. Elle a l’air reposé et d’excellente humeur. La foule s’éclaircit, je me retrouve près de l’auteure que, dans un geste mal mesuré, je cogne du coude. Un peu de vin éclabousse le sol, pas l’auteure : elle a eu le réflexe de s’écarter. Je lui adresse la parole à la blague, elle me répond sur le même ton. L’étiquette voudrait que, à moins d’aborder le sujet de son livre, notre échange s’en tienne là. Je saute par-dessus l’étiquette, de but en blanc lui demande si elle a grandi en Forêt-Noire. J’ai passé deux ans à Baden Baden, dit-elle, mais j’ai grandi un peu partout, pourquoi ? Vous êtes Édith alors, dis-je, ma meilleure amie de la petite école ; une enfant battue… L’auteure me fixe sans ciller, le visage pétrifié jusqu’à ce que ses lèvres esquissent une moue obscène, ébauche de grimace aussitôt effacée. D’une torsion des talons elle me tourne le dos et, cavalière, reprend, avec ses acolytes, la conversation que j’ai interrompue. Cela s’est passé si vite que je me demande si je n’ai pas rêvé. Je pose mon verre vide sur un coin de la table (le serveur ramassera), en cale un autre, enfile mon manteau, me jette dehors. Silhouette des passants, lumières électriques, un bout de ciel plombé là haut. Je reste plantée devant la vitrine de la librairie, repousse, du bout du pied, des cailloux. La réaction incongrue de l’auteure a mis un terme à mes manœuvres louvoyantes. J’ai eu ce que je méritais. J’ai eu droit à une grimace, à une moue cabotine aussitôt imprimée en moi. Je la repasse dans ma tête. Elle surpasse, en intensité, l’image gelée d’Édith, la supplante et même, l’absorbe, absorbe la radicale étrangeté de l’enfance, en prolonge l’énigme, renverse le réel en magie car c’est bien là que loge l’inimaginable, là, dans les petits coups du hasard, que surgit l’inouï : mains de ma grand-mère effleurant un mort sous verre, croûtes devenues peau, bruissement du silence à l’intérieur d’une voix, neige printanière, muette pitrerie.
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Marianne me rejoint sur le trottoir à la porte de la librairie, Ça va ? Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfuir comme ça ? Tu la connais ? Je lui explique : J’ai cru reconnaître Édith, une amie d’enfance. Et alors ? demande Marianne. Nous marchons vers le métro, Alors je ne sais pas. Mes questions lui ont déplu. Elle m’a fait une grimace tellement ahurissante ! Sa vitesse d’exécution m’a rappelé nos cabrioles dans la cour de récréation, je suis sûre que c’est elle, maintenant, sauf que ça m’est égal. Fouiller ne m’intéresse plus. Mmm, fait Marianne, elle voit ce que je veux dire. Il lui est arrivé la même chose avec une amie d’enfance qu’elle a cru reconnaître à la gare. Elle ne l’a pas abordée, ça vaut mieux comme ça, dit Marianne. Je suis d’accord, c’est du réchauffé, ce genre de retrouvaille, n’empêche qu’on n’en démord pas parce que, pendant un quart de seconde, on a cru avoir remonté le temps, on a cru à l’éternité. Ouais, dit Marianne, si tu veux. Nous marchons, épaule contre épaule, jusqu’à l’entrée du métro. Marianne force pour ouvrir la porte à battants et s’enfonce lentement sous terre par l’escalier roulant. Il recommence à neiger, de gros flocons s’évanouissent au sol. Je rentre dans la nuit fraîche, traverse une rue presque vide comme un rafiot passe le môle du port, moteur coupé, glissant sur son erre jusqu’au quai d’amarrage. Je grimpe les escaliers, débarre la porte de chez moi, voilà.
Avec Édith, je renoue avec la nouvelle. J’envisage d’écrire d’autres nouvelles dont le cœur – fuyant – sera l’évanouissement, la disparition. L’architecture de mon recueil n’est pas encore définie, mais je cherche à donner une résonance sensible aux histoires brèves que je raconte, à modeler l’intrigue comme une glaise de mots. Je puise, dans la mémoire affective et la sensorialité du monde, une matière énigmatique, dense. Qu’il soit impossible d’abstraire l’événement d’un environnement, que la nuance et la précision fassent émerger des scènes imprégnant l’imaginaire, tel est mon vœu.
Marie-Pascale Huglo
Pour citer cette page
Marie-Pascale Huglo, « Édith », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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