Le piano au fond du lac

Frédérique Collette

Frédérique Collette est étudiante en dernière année de maîtrise à l’Université de Montréal. Elle a un intérêt marqué envers les écrits des femmes et les genres de l’intime. Son mémoire porte sur l’écriture de la honte chez Violette Leduc et Annie Ernaux. Elle entamera à l’automne un projet de doctorat qui étudiera la mise en discours du trauma, notamment chez Violette Leduc, Annie Ernaux, Camille Laurens et Laure Adler.


Voici le début de ton histoire, ou plutôt de la nôtre, que je t’avais fait la promesse d’écrire. J’ignore combien de temps il me faudra pour l’achever. La seule certitude qui persiste est la suivante : peu importe où tu te trouves, tu sauras me lire.

Te recroqueviller dans un mot t’apaise.

Ouanessa Younsi

Sainte-Anne-des-Lacs, dans les Laurentides. Trois fillettes jouent dehors, sur la pelouse, devant une petite maison au toit terni par les années. Assises à l’indienne, les mains dans les airs et la bouche grande ouverte, elles semblent s’adonner à leurs jeux de mains tout en chantonnant ces fameuses comptines qui ont marqué leur enfance. À leur gauche, un homme et une femme, une main dans la terre et un râteau dans l’autre, les observent d’un œil amusé. Puis à droite, bien logée dans sa grande chaise, une dame dont les pupilles sont également rivées vers les enfants. Quelque chose de mystérieux imprègne toutefois son regard, le léger plissement qui se dessine sur ses paupières et le sourire narquois qui se love au coin de ses lèvres. Une sorte d’illumination dans ses yeux qui parvient à faire basculer la quotidienneté banale des jours dans l’ordre du mémorable. Une légère étincelle qui applique le sceau de la réminiscence sur cet instant qui, en temps normal, aurait passé, furtivement.

Sur cette photo, la petite brunette à la robe jaune, c’est moi, entourée de mes sœurs. À notre gauche, nos parents qui jardinent. Et à droite, c’est toi, grand-maman.

C’était à l’été 2000, notre premier au chalet.

***

J’ai six ans. Mes parents viennent d’acheter cette propriété en bordure du lac Guindon, non loin de chez grand-papa et toi. Nous nous y rendrons chaque fin de semaine durant l’année scolaire et y passerons toutes les vacances d’été. Les nombreuses années où nous nous ferons bercer, mes sœurs et moi, par les vagues du lac et tes histoires, nous guettent avec impatience.

***

Rafraîchies par la baignade, nous sommes étendues sur le quai avec toi. Nous attendons que les innombrables gouttelettes d’eau s’évaporent subtilement de la surface de notre peau encore humide. Nous restons là, silencieuses, les yeux fermés et le corps offert aux rayons chauds et lumineux du soleil. Je te regarde du coin de l’œil. Je me dis qu’il est si beau, le bruit des vagues, qu’on dirait de la musique.

Tu sembles comprendre l’implicite de mon signal. Comme si tu avais reçu quelques prunelles implorantes de ma part, tu te redresses sur ta chaise, nous invites à garder nos yeux clos, puis te mets à dérouler ton histoire.

Celle du piano au fond du lac.

***

« Il y a de cela de nombreuses années. À la fin de l’hiver, juste avant que la glace ne se brise, les gens des alentours se débarrassaient de certains objets en les disposant sur le lac Guindon. De la vaisselle, de vieilles bottines, du mobilier, même. Si aucun voisin n’était intéressé à leur donner une seconde vie, ces choses se faisaient emporter dans l’eau et s’éclipsaient, se fondant au givre liquéfié.

On raconte qu’une famille habitant à l’une des extrémités du bassin, dans cette énorme et chic demeure, serait allée porter un magnifique piano à queue. On ignore toujours la raison pour laquelle elle aurait souhaité s’en départir, mais les autres habitants, possédant des maisons bien plus modestes et trop petites pour accueillir un tel instrument, ont dû le laisser se gorger d’eau et disparaître.

Depuis, on se plaît à croire que c’est ce fameux piano, ayant trouvé refuge au fond du lac, qui crée d’aussi belles mélodies dans les vagues. »

***

C’est l’hiver. Les arbres sont nus et leurs branches sont peintes d’un noir profond. Ils forment une espèce de couronne d’épines géante autour du lac, contrastant avec la nette blancheur de ce dernier, complètement immobilisé dans la glace. Il semble y être tombé une toute première neige : bottes, raquettes et skis de fond n’ont pas encore laissé leurs traces sur la surface durcie. Aucune forme, aucun creux n’y est visible.

Une pureté et un silence règnent sur la vierge étendue. Le calme absolu, excepté là où l’on devine le petit ruisseau qui n’est, quant à lui, pas tout à fait figé. Comme un mince serpent, il se déverse dans le réservoir lacté.

Une étroite fissure dans l’immense dôme du piano. La vie qui, sournoisement, se fraie un chemin.

***

« Jusqu’à la fin des glaces, l’instrument restait là, posé sur son trône, n’attendant rien de plus que la surface faiblisse et l’emporte. »

***

J’ai huit ans. Je me penche vers la fenêtre pour tenter d’apercevoir la température sur le thermomètre. Il indique moins deux degrés. Le lac est toujours gelé, mais plus pour bien longtemps. Quelques degrés de plus et on apercevra bientôt la glace éclater et délivrer l’eau emprisonnée depuis trop de mois. Plus que quelques semaines, voire quelques jours, avant que le printemps ne pointe le bout de son nez.

Cette année encore, tout de suite après m’être levée, je passe mes matinées à la fenêtre donnant sur le lac. J’espère voir un objet banal s’y déposer, avant d’être transformé en une créature mythique, hybride, dont les ailes majestueuses effleureraient les eaux pour venir me visiter, dès l’aurore sonnée. Je me dis que c’est le moment ou jamais, puisque le soleil se fait de plus en plus fort.

Bientôt, il sera trop tard.

Bientôt, nos oreilles pourront enfin se délecter du piano jouant sa musique.

***

« Les vagues. Écoute comme elles sont belles. Du velours pour les oreilles. »

***

Les arbres bourgeonnants se reflètent sur le lac qui laisse transparaître un peu de son eau. On la sent qui n’attend plus qu’à être affranchie de sa couverture givrée et qu’à affronter le soleil de plus en plus affamé. La surface opaque se fait gruger par des masses informes qui tendent vers une tranquille limpidité. Une légère étendue liquide commence à prendre possession de la glace qui va bientôt craqueler.

Je ne me rappelle pas le moment de la prise de cette photo, qui se pose année après année dans ma mémoire, comme le glissement des saisons à travers le temps. Une chose est pourtant sûre : je devais être tout aussi impatiente, comme du haut de mes huit ans, que le liquide bleuté se déverse sur la couleur grisâtre de la glace ; que les rayons percent enfin la cage recouvrant le piano majestueux.

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« N’aimes-tu pas le son de la glace lorsqu’elle se brise ? C’est comme si l’eau émettait son tout premier souffle. Comme si elle apprenait à respirer de nouveau. »

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Tous les ans Chico est le premier à se baigner. Dès que l’eau est complètement dégelée, froide ou tiède, il s’y rue pour s’y tremper du matin jusqu’au soir. Assise sur le quai, je l’observe nager : il se veut gracieux, le museau bien haut, laissant ses belles pattes blondes se balader sous les vagues, comme si le lac lui appartenait. Les oreilles redressées et les pupilles alertes, en roi des eaux, il scrute attentivement la venue des petits ménés.

J’ai toutefois l’impression qu’il guette autre chose que le simple mouvement des vagues ou des poissons. Il semble s’acharner à trouver, lui aussi, la réponse à cette rumeur qui émerge du fond du lac.

***

Monet réapparaît avec ses pinceaux tatoués de violets, de roses, de verdoyance et de teintes bleutées. Le lac devient l’arène de petites créatures dansantes qui s’en viennent au bal. Leur centre jaunâtre suit la cadence, montant et descendant au rythme de la musique, avant de se reposer sur leur paume veloutée.

Je rêve de ce petit pont les survolant, non loin des saules pleureurs, d’où je pourrais les observer.

***

« Qu’est-ce que le lac t’a dit aujourd’hui ? Es-tu allée l’écouter ? »

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Je veux me donner au jeu de la musique comme on plonge dans une eau légèrement brumeuse, pour voir quelles suites de notes, quels corps-à-corps avec l’instrument je pourrais bien y trouver.

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Ses deux oreilles se redressent alors que la pédale transforme les sons en un bruit venteux. Je l’aperçois qui ouvre ensuite ses yeux et lève sa tête, comme pour confirmer que quelqu’un est bien en train de jouer, que les touches ne s’enfoncent pas toutes seules. Que son imagination ne lui joue pas un drôle de tour.

Mes doigts cheminent dans la partition. J’enfile les notes avec entrain. Au moment où j’attaque les plus aiguës, il se lève sur ses quatre pattes, s’approche du piano et crie, animé par une sorte de fureur que je ne cherche pas à m’expliquer. On s’emporte l’un et l’autre, puis je l’encourage à chanter. Le petit loup hurle de toutes ses forces. À en faire trembler les nues.

***

C’est une journée ensoleillée. Le ciel complètement dénudé de ses nuages se mire dans la glace. Un magnifique bleu clair se reflète sur le lac, lui prêtant sa teinte azurée et se mélangeant au vert du feuillage. Au bas de l’image, pédalo, chaloupe et kayaks reposent autour du quai. Leurs formes colorées teintent légèrement la lueur de l’eau. Les taches d’aquarelle multicolores s’impriment sur la surface liquide.

On dirait l’une de ces fameuses peintures à numéros que je me plaisais à faire lorsque j’avais une dizaine d’années.

***

« Tu vois la grande maison aux volets bleus là-bas ? C’est elle qui abritait le piano à l’époque. Avant que le lac ne s’en charge, bien entendu. »

***

C’est l’épluchette de blé d’inde annuelle au chalet. Assise sur la balançoire, du haut de mes treize ans, je déguste tranquillement mon maïs lorsqu’un ami de la famille s’approche de moi, vêtu de sa ridicule combinaison de plongée. Quel bouffon, me dis-je en riant, le voyant se pavaner avec ses palmes trop grandes aux pieds et son masque bien collé à sa figure. Après sa petite chorégraphie d’homme-grenouille, il me lance : « Je vais aller voir, moi, ce qui se cache vraiment dans ce lac ! »

Mon assiette se retrouve sur le sol, et des petits grains jaunes se perdent dans l’herbe. Je cesse de me moquer. L’air grave, je lui demande de me décrire le grand piano s’il l’aperçoit. Il arrête de rigoler à son tour, puis me répond, d’une expression que je ne lui connais pas : « Je te le promets. »

Mes yeux, écarquillés, s’ouvrent en fleurs de nénuphars.

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« Cette histoire sera vraie uniquement si tu veux qu’elle le soit. »

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Au dos de la photo : « 2010 ». J’ai seize ans. Je suis en plein centre du cadre dont fait office le lac Guindon qui m’entoure. On me voit couchée sur le dos, les yeux clos, bien paisible sur ma planche. Nous adorons faire cela, avec mes sœurs, durant les chaudes journées d’été : nous embarquons sur la planche à voile et pagayons à l’aide de nos bras, comme le font les surfeurs. Une fois le milieu du lac atteint, ce point d’où l’on peut tourner sur nous-mêmes et apercevoir l’étendue de tous côtés, nous nous arrêtons.

Cette fois, je suis seule. Je reste dans ce grand espace bleuâtre, en écoutant sa musique et celle du vent qui souffle sur mes paupières. Je semble assoupie, à mi-chemin entre l’insouciance de l’enfance et l’adolescent désir de solitude.

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« On dit du songe qu’il crée parmi les plus belles mélodies. »

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C’est l’été de mes dix-huit ans, l’un des rares que je ne passe pas à Sainte-Anne-des-Lacs. Je suis en Italie pour quelques semaines avec mes parents et mes sœurs. Nous nous sommes arrêtés dans un petit village des Cinque Terre pour nous couvrir de l’eau dorée de la mer. Les petits bonbons que j’allais piquer dans ta garde-robe ont parsemé l’eau de leur emballage scintillant. Le soleil méditerranéen sèche délicatement ma peau, faisant s’envoler les gouttes salées qui ont glissé de mes tempes jusqu’au creux de ma poitrine, en cheminant sur le bord de mes lèvres. Je penche ma tête vers l’arrière et me plais à écouter le glapissement de l’eau contre les parois rocheuses. Il me rappelle celui des douces vagues contre le quai du chalet, ce fameux jour où tu as ouvert ma tête pour y insérer la légende du piano.

***

J’ai déposé un miroir en lieu de partition sur la façade de l’instrument. Je fixe droit devant et je me regarde, abandonnant mes doigts sur la surface lisse et les sens y atterrir aléatoirement, sur une blanche, sur une noire. Je me laisse guider par mon visage. Je me joue.

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Chez toi, dans la chambre bleue.

Le miroir semble grand, mais dès que j’y fais renvoyer mon image, il se rétracte sur elle et l’enserre. Mon vieux corps occupe soudainement tant d’espace, lui qui souhaite pourtant se faire petit, tout petit. Je me dévisage en me disant que cette enveloppe ne peut être la mienne. Tous les pétales de ma peau sont en rogne, fanés. L’envie de briser en mille éclats ce reflet que je n’aime toujours pas me prend. Encore une fois.

La fleur de l’âge ne sera jamais venue me murmurer son secret à l’oreille. Elle sera restée pour moi mythique, enfouie bien loin, au fond des eaux.

***

Je suis étendue sur le ventre, une moitié de visage offerte. D’autres corps se reposent au sol, enfouis dans la chaleur émanant du sable californien et traversant jusqu’à la surface de leur épiderme. J’entends derrière moi les vagues de la mer et les planches des surfeurs les affronter. Je m’imagine ces silhouettes fortes et confiantes, qui bravent avec vigueur les puissances de l’eau. L’envie d’aller me prêter au jeu me saisit soudainement.

En me levant, j’entends ces voix bien familières parler bas, mais pas assez pour que je ne puisse comprendre ce qu’elles se disent. L’une mentionne le mot poitrine, l’autre le terme ventre. Mon regard posé sur mes sœurs et leur élégance de deux magnifiques galets, je me rends à l’évidence. C’est bien de moi qu’elles parlent.

La tête enfouie sous les vagues et les paupières en feu, je fais le vœu de parvenir à vivre sous l’eau. Pour ne plus devoir en ressortir.

***

Tu me donnes l’une de tes chemises. Elle est trop chic, tu ne trouves plus les occasions pour la mettre. Je la prends, flattée. Elle est simple et délicate. Nacrée, comme les perles se reposant au creux des coquillages.

Je monte à l’étage, fière de détenir un morceau de vêtement qui me ferait penser à toi, la grande coquette de notre famille. Je l’essaye avec une légère excitation, comme lorsque l’on s’apprête à emprunter un sentier qui nous est à la fois familier et inconnu. D’une seconde à l’autre, c’est une sensation étrange qui me gagne. Un mélange de tristesse et de nausée : jamais tu n’aurais pu offrir ce haut à l’une ou l’autre de mes sœurs, trop petites, trop filiformes pour le porter.

Un soulagement, léger, me prend en me tournant vers mon reflet. Un peu de chair me manque afin de remplir la blouse totalement.

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Tu me dis souvent que je suis jolie, et c’est de ta bouche seulement que j’arrive à bien entendre ces mots.

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Un souvenir de moi toute jeune me saisit. Je me revois jouer avec mes figurines au bord de la piscine. Impériale, Jasmine vole sur son tapis magique, la chevelure au vent. Or elle se fait trop vive, se déplace plus rapidement que le mouvement de mes propres mains, et bascule dans le grand bassin. Je me penche pour la sauver, mais c’est moi qui me retrouve à l’eau, une lampée de chlore à la figure et un gros bouillon à la gorge. On m’en sort avec une urgence que je ne comprends pas tout de suite. Jasmine, elle, est restée quelque temps encore au fond de la piscine. Les vagues se sont calmées, la surface de l’eau est redevenue lisse. Je me demande pourquoi on n’a pas voulu m’y laisser, moi aussi.

Comme Jasmine, comme le piano.

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Un autre prélèvement de l’eau vient d’être fait. On a détecté une présence encore plus accrue d’algues bleues. Grand-papa nous conseille de faire attention, de cesser de nous baigner pour un moment, le temps d’évaluer la gravité de la contamination.

Je ressens réellement, pour la première fois de ma vie, la peur d’aller sous l’eau.

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« Ça meurt, un lac. C’est bien connu. »

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Pointillisme automnal. Octobre ne m’a jamais habituée à être spectatrice d’une telle vue. Le lac tacheté n’est pas tout à fait beau. Il m’apparaît même un peu menaçant, comme une intrigue que l’on ne parvient à résoudre. Un danger s’est emparé de cette eau prise sous les flammes. L’apocalypse approche. On semble avoir engourdi les vagues un peu fantomatiques, entre la vie et une soudaine évaporation.

La saison sorcière, son inquiétant mystère des eaux. Et les feuilles mortes qui règnent partout autour.

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Les murs de la salle à manger font écho à mon silence. Tu prépares du thé pour me faire avaler les petits gâteaux que tu as déposés au centre de la table, ainsi que la nouvelle que tu viens de m’annoncer. Tes yeux te font mal, les médicaments n’y peuvent pas faire grand-chose. Des trous creusent ton regard. C’est tout embrouillé autour de toi.

Tu as laissé infuser le jasmin trop longtemps. Il est de cette amertume que je trouve insupportable en bouche. Pour une rare fois tes desserts ne ravivent pas ma faim. Je croque dans l’un d’eux tout de même, pour pallier mon goût âpre et cette douloureuse image de toi avec la vue qui te manque de plus en plus. J’ai envie de te décrire toutes les saisons, tous les jours, pour que tu ne les oublies pas. L’éventualité que tu ne puisses plus observer le lac me donne la chair de poule.

Tu me réconfortes en me répétant que tes oreilles, quant à elles, se portent bien.

***

Infarctus est un mot qui se prononce et s’entend mal. Trop de consonnes, pas assez de voyelles. Un terme en manque de sonorités ensoleillées, qui feraient s’élargir les bouches en un large sourire. Infarctus est pris entre les joues, entre les dents. Infarctus ne se fait mot que balbutié. On s’y enfarge et s’y perd. Infarctus a des bras très longs qui s’enroulent autour de notre cou. Infarctus a de grandes mains qui serrent fort. Trop fort. L’asphyxie quand on le dit, quand on l’écrit.

Quand tu t’es éteinte, aussi.

***

Je ne me souviens plus du jour où tu es partie. Hier, c’était bien le 20 novembre, mais une autre fois c’était le lendemain, le surlendemain, la veille au soir. J’ai souvent le sentiment de t’avoir toujours à mes côtés. Puis tu repars, d’un jour à l’autre, ton petit sourire moqueur collé aux lèvres, bien fière du tour que tu nous as joué.

Je peine à me rappeler la date de ton décès. Le 30 septembre, en revanche, je me rappelle. La journée de ton anniversaire, celui de ta naissance au beau milieu de l’automne, alors qu’il fait encore un peu chaud. Là où l’air est si bon que les feuilles entament leur changement de couleur, allant d’un vert banal au rouge de tes géraniums, en passant par toutes les teintes trouvées dans ta garde-robe.

Rarement étais-tu vêtue de noir ou de gris.

La mort ne te va pas.

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Les fleurs semblent moins nombreuses sur ta plante aux tiges tombantes. Ces dernières, qui prennent racine au plafond et touchent presque le sol, m’ont toujours paru majestueuses. Maintenant, je trouve qu’elles ont l’air triste, ces longues brindilles qu’on a abandonnées, qui se définissent dorénavant par le manque et l’absence. Elles pleurent à l’envers tous les petits boutons colorés qui s’en sont enfuis.

À eux aussi, tu leur manques.

***

Fioriture au carré, et mon écriture s’effrite.

Mon esprit est en quête de beauté, mais les termes me manquent pour te la rendre. Une impression rampe parfois jusqu’à moi. Celle-là, déchirante et triste, de n’avoir jamais trouvé, de n’avoir su rafistoler les mailles de ton tricot.

Le tournant est arrivé plus vite que prévu.

Le mot a disparu, l’idée est passée. Morte et enterrée.

***

Ta mort a déterré celle de Mirna. Infarctus a frappé de ses poings gras, et Mirna est décédée à nouveau. Pas de ricochet, cette fois. Le caillou s’est bien enfoncé au creux de l’eau. J’ai entendu le son coupé de résonance.

Orpheline de mes deux grands-mères.

Et la poésie ne me sera plus pointée du doigt.

***

C’est une journée pluvieuse. Je suis enfouie dans une couverture et je visionne en boucle Comment se noie une légende de Mirek Hamet, un court-métrage remaniant la fable du piano au fond du lac Guindon autour du pianiste André Mathieu. C’est lui qui, dans le film, serait à l’origine de cette histoire.

Mathieu est sur le quai, il joue au piano. On ne pense pas une fois à questionner l’emplacement de ce dernier : c’est là qu’il doit être, le vent dans les voiles. Le son de l’instrument embrasse celui des vagues, quand soudainement le quai se détache du rivage, emporté par la musique. Le compositeur vogue sur son radeau musical, et joue avec de plus en plus de vigueur. Il semble épris d’une force si vive, plus grande que nature. Les dieux se sont emparés du piano, qui bascule du quai. L’homme plonge avec lui en continuant d’enclencher les touches sous l’eau. On n’entend plus les notes. Elles s’enfoncent d’un bruit sourd.

Tout à coup, c’est toi que j’aperçois. Et moi dans tes bras.

***

« Une légende, ça ne se noie pas. Les souvenirs non plus. »

***

Profiter de la maison vide pour jouer fort, plus fort encore. Me surprendre à mélanger ma voix à celle du piano. Je me donne à la musique, au complet, sans savoir ce par quoi je pourrais me faire happer.

Jouer fort, plus fort encore, parce que tu creuses les silences. Exploiter l’espace vacant, celui que ton absence envahit, celui qui me joue dans la tête. Tu te fais touche blanche, touche noire. Je t’appuie dessus avec vigueur, te fais battre dans toute la pièce, te fais entendre mon refus de ta mort. Ne pas la laisser me gagner, faire vibrer les cordes pour la combler.

Comment on fait, déjà, pour jouer ?

***

Tu ne parviens toujours pas à me sortir de la tête. Je t’y ai préparé un endroit bien chaud, douillet. Dans ton petit cocon, je t’érige une nouvelle naissance.

Moi aussi, je veux te jouer des tours. Te voici alors piégée, prise en otage. Dans ma cage à moi, tapissée de dorures, enrubannée de soie.

Ta mémoire célébrée sous ma peau.

***

Il m’arrive parfois de rêver que je me promène dans ta tête, dans tes pensées et tes souvenirs, tentant de départager les histoires fausses des vraies, les grands mythes des petites pièces d’or.

Des nuages dans les yeux et de la dentelle plein la tête, j’ai pensé à toi. Toi, tu as pansé mes peines.

Comment parlera-t-on de moi lorsque je ne serai plus qu’un prénom ?

***

« Viendra bientôt le temps où ce sera à ton tour de garnir ma mémoire de belles histoires. »

***

J’ai hérité de ta bosse de lecture, celle qui naît et meurt tout juste à la racine de notre cou. Cette petite courbe qui pèse au haut de mon dos, à force d’être trop penchée, m’a longtemps agacée. Maintenant, je jubile. Notre passion commune a été partagée par nos deux corps, une partie du tien reste étampée sur le mien. Mes yeux se sont posés, se posent et se poseront sur des mots que tu as peut-être lus.

Liées, toi et moi, par chacune des virgules qui ont ponctué nos histoires favorites.

***

Le lac est de nouveau sous l’emprise des glaces.

Il me faudra attendre une autre saison.

***

« Tu vas voir, ici, ça guérit tous les maux. »


Pour citer cette page

Frédérique Collette, « Le piano au fond du lac », MuseMedusa, no 6, 2018, <> (Page consultée le ).