Amélie Hébert est diplômée de la maîtrise en littératures de langue française de l’Université de Montréal et est spécialisée en recherche-création. Originaire de la banlieue, elle s’intéresse aux questions de territoire et d’appartenance. Elle est l’auteure d’un recueil de poésie intitulé Les grandes surfaces qui traite entre autres de ces questions. Il sera publié à l’automne chez Le lézard amoureux. Elle a aussi publié dans la revue Le Pied plusieurs textes de poésie et de fiction.
Au printemps, lorsque la terre dégèle, elle devient boueuse et menace d’emporter avec elle tous les objets dont je fais mes jouets : branches et feuilles, samares et neige brunie. L’odeur des bois est forte, musquée. On réchauffe la cabane grâce à un feu qui brûle continuellement dans la cuisinière blanche émaillée. À l’intérieur des campes, l’air est humide, parfumé par la fumée et les boules à mites imprégnant les vestes de laine accrochées près de l’entrée.
Mes parents m’ont abandonnée à l’entrée de la forêt. Je me trouve maintenant en plein centre, entourée de conifères gommés et d’érables tailladés. À l’orée des bois, près de la limite du village, j’ai grimpé dans le pick-up de mes grands-parents, puis peu à peu, nous avons ouvert la route, retirant du chemin cahotant les branches qui l’obstruent. Lorsque nous rencontrons des obstacles, nous rebondissons et nous nous cognons contre le pare-brise ou notre voisin, sur la banquette. J’arrive à destination le cœur au bord des lèvres, la tête qui tourne. Devant la cabane, je trace de mes pas un chemin quasi circulaire.
J’ai mis mon linge le plus laid, celui que mes parents réservent pour les salissures inévitables. Cet accoutrement me ravit, car il signifie que je peux jouer sans restriction. Les commissures de ma bouche sont tachées par les aliments du dernier repas. Je lèche parfois mes lèvres pour y retrouver le goût toujours présent de l’érable décliné sous toutes ses formes : eau, sirop, tire, beurre. Mon nez coule et je l’essuie sur les mitaines qu’il faut encore porter.
La fabrication du sirop d’érable est une alchimie pure à laquelle je ne comprends rien. Mon grand-père troue l’écorce des arbres avec une perceuse. Dramatique, j’imagine la tige entrer jusqu’au centre de l’arbre et traverser des années de croissance et des anneaux de vieillesse. L’eau s’écoule telles des larmes. Pourtant, la coupure est superficielle.
Lorsque les chaudières suspendues aux arbres sont pleines, je trempe mes lèvres et bois goulûment l’eau d’érable. Mes grands-parents font bouillir cette sève brute dans de grandes cuves métalliques qui occupent tout l’espace d’un campe sis à même la montagne. Il n’y a rien à faire là-bas sauf imaginer l’eau épaissir ou fantasmer des brûlures aux doigts qui n’osent pas y plonger.
Tandis que mon grand-père s’affaire à préparer le sirop, ma grand-mère préside la cérémonie dont elle seule a le secret. Mon œil perçoit chacun de ses gestes de sorcière ; elle ressemble à une créature étrange qui maîtrise un langage que j’ignore, une science effrayante. Au cœur de la forêt, elle performe des rites en l’honneur des arbres, du ciel et des saisons. En mars, le mois de sa naissance, la terre renaît au bout de ses doigts. À mes yeux, le sirop d’érable est pareil à un philtre maléfique, c’est la potion à la fois délicieuse et fatale des contes. Je n’arrive plus à m’en passer.
Le bâtiment que nous nommons « la cabane » est le plus gros. La neige s’accumule sur son toit en pente et, en fondant, dégouline le long de son revêtement en planches. Bien que plus petite, elle ressemble un peu aux cabanes à sucre urbaines, celles où il y a des chanteurs, de l’animation et du sirop de poteau. C’est dans la pénombre et la paix de notre cabane que nous mangeons chaque repas et que mes grands-parents cannent le sirop. Sous le regard attentif de mon grand-père, ma grand-mère accomplit les étapes ultimes. Lorsqu’il disparaît dans des cannes, le sirop perd un peu de sa magie.
Avant que je sois jetée dans la forêt, mon expérience de la nature se résumait à un boulevard asphalté et à un carré de sable dans un parc bien délimité. L’apparence aseptisée de ma banlieue n’est que rarement contrariée par un essaim d’abeilles ou un nid de fourmis. Je deviens alors l’humble témoin de leur extinction rapide et assurée. Mes parents s’affairent à assainir mes manières. Mon père m’enseigne à bien découper les syllabes des mots afin d’articuler clairement ma pensée. Ma mère m’apprend à manger sans me salir et à m’asseoir comme il faut lorsque je porte une de mes jupes ou robes qu’elle a elle-même confectionnées.
J’observe et je ne comprends pas. Ma grand-mère a jeté un sort pour agrandir le monde dans lequel je vis. Lorsque je suis enfoncée dans la forêt, plus aucune des règles que mes parents m’ont apprises n’a cours. Dans l’indifférence de mes grands-parents, je saute à pieds joints dans la boue de mars et les éclaboussures brunes se répandent sur mes pantalons en coton ouaté gris. On m’a appris à éviter les endroits où les nids de guêpes sont accrochés. Ils semblent faits de papier mâché grisâtre. Au printemps, lorsque je les sais encore gelés, je ne parviens pas toujours à résister à l’envie de les examiner.
Je fais répéter ma grand-mère lorsque je ne la comprends pas et j’apprends à mon tour à mâcher des mots nouveaux, souvent vaguement dérivés de l’anglais. Je rebaptise les objets et les animaux selon son langage. Ainsi, cette menace toujours imminente que sont les ours devient des our. J’apprends aussi le comportement à adopter si jamais mon chemin en croise un, mais continue à les craindre férocement.
Le chemin menant à la cabane n’a jamais connu l’asphalte et au village où mes grands-parents habitent, il est coutumier d’abandonner les véhicules déglingués en haut d’une côte où ils achèvent de mourir. Toutefois, c’est tout près de la cabane que je trouve le plus beau spécimen de cadavre routier. Un autobus scolaire au jaune à peine affadi trône sur le bas-côté de la route. C’est à cet endroit que je vais pour échapper aux rituels qui ont lieu tout près, dans les bois ou la cabane. La hiérarchie scolaire que je subis chaque jour n’y règne pas ; j’ai accès à toutes les places de l’autobus. Ses banquettes éventrées recèlent une mousse duveteuse qui me fascine, mais j’aime avant tout m’asseoir sur le siège du conducteur et klaxonner à l’intention d’enfants imaginaires, de moineaux, de corbeaux et d’écureuils. Mes pieds n’atteignent pas les pédales, mais je me vois parcourir toute la forêt au volant de cet engin. En réalité, je ne suis jamais allée plus loin que le bouleau dénudé qui pousse juste devant l’autobus. Ma grand-mère me l’interdit, elle qui connaît mieux les aléas de la forêt que les routes du village.
Lorsque je suis lasse des arbres, de leurs chaudières et de leurs tuyaux, j’explore les trois campes et la cabane. Je remarque que tous les objets y sont réparés ou recyclés, poursuivant au milieu des bois une troisième ou une quatrième existence. Lorsque j’examine les vieux torchons finement brodés de la cabane, je juge douteux le sens de l’esthétique de ma grand-mère.
La nourriture elle-même apparaît sous une forme différente qu’en ville. Je n’ai jamais vu de boîtes de conserve pareilles à celles qu’on trouve dans les armoires. Les bines, les saucisses et les œufs sont cuits dans une poêle rouillée sur la cuisinière à bois, puis forment un amalgame brunâtre dans une assiette ébréchée.
À part son autobus, la cabane offre bien de peu divertissements. Il y a bien dans un des campes un jeu de cartes humide et une planche de Crib dont les instructions ont été égarées il y a longtemps et pour laquelle j’invente des règlements, mais je me lasse rapidement de ces jeux et de la petite radio dont l’antenne intercepte à peine deux stations. Très vite, lorsque j’arrive à la cabane, je me sens oppressée par l’immensité de la forêt à peine explorée et remplie de dangers.
Grâce à ma petitesse, je suis exempte de participer aux tâches de la cabane qui de toute façon m’intéressent peu. Je me place en retrait, à l’écart des directives de ma grand-mère et je songe, en mon for intérieur, qu’elle et moi ne pourrions être plus différentes. Je refuse obstinément son étrangeté et sa sorcellerie.
Un jour, je perds mon terrain de jeu favori : l’autobus jaune, incendié par de prétendus voyous. Il n’est plus possible d’y jouer et de s’y imaginer traverser la forêt ; les bancs sont sales et noircis, le pare-brise a été réduit en tessons de verre qui éclatent sous mes bottines. Le pire est sans doute le volant, réduit à un squelette dégoûtant sur lequel je n’ose plus poser les mains. La cabane perd son principal attrait et je me montre dorénavant moins enthousiaste à l’idée d’y aller. Puis je grandis et je deviens récalcitrante à l’idée de quitter ma banlieue, lieu sécuritaire par excellence où tous les livres sont disponibles et où mes amies parlent un langage pareil au mien.
Lorsque j’apprends la perte de l’autobus, bien que je la sache incapable d’une telle méchanceté, je songe avec malveillance que ma grand-mère est à l’origine de ce feu. Ses pouvoirs surnaturels lui ont permis de détruire mon lieu de jeu. Ce n’est que des années plus tard que je réaliserai que cet incendie l’a beaucoup peinée, car il a menacé son endroit de prédilection et détruit le mien. Elle et moi n’avons jamais appris qui était à l’origine de cet acte d’origine criminel. Elle s’est contentée des ouï-dire du village qu’elle n’a pas cru bon de me transmettre : des jeunes en quatre-roues à la recherche de divertissements n’en avaient pas trouvés de plus constructifs que de mettre le feu à un symbole abhorré de leur enfance. Ma grand-mère s’est longtemps montrée attentive aux signes d’intrusion dans les environs de la cabane, puis a lâché prise. Entre les traces d’un homme et celles d’un ours, il y a peu de différences et autant de chahut.
Plus tard encore, lors de l’anniversaire de ses 80 ans, je m’apercevrai que j’avais en fait tort sur toute la ligne. Dans cette auberge où la famille lui rendait hommage, des oncles et des tantes aux noms ou visages inconnus défilaient, racontant des histoires que je n’avais jamais entendues, me faisant découvrir de nouveaux aspects de la grand-mère que j’avais pourtant toujours côtoyée : sa jeunesse, son implication dans la vie du village. Ils me rappelaient aussi des souvenirs que j’avais enfouis au fond de moi sans m’en rendre compte.
Les images de la cabane me sont revenues en bloc ce soir-là. J’ai revu les quelques bâtiments échoués dans les bois et j’ai ressenti à nouveau le sublime ennui que je n’avais jamais tout à fait retrouvé depuis. Il y a longtemps que je suis retournée à la cabane et ma grand-mère aussi. À présent, elle sort peu et sa marchette l’accompagne toujours. Je suis certaine que les bois lui manquent et je me sens privilégiée qu’elle ait consenti à partager avec moi sa passion que j’ai autrefois considérée à tort comme une forme de sorcellerie, incapable de m’ouvrir à ce qui m’était inconnu.
Assistés par mon grand-père, mes oncles ont pris le relais de la fabrication du sirop. Mes cousins les accompagnent parfois. Ils n’ont sans doute jamais joué dans l’autobus jaune qui a toujours été condamné pour eux. Je les imagine courir dans les bois, confiante qu’ils délaissent les lumières de leurs divers écrans au profit de celles du printemps qui s’attardent entre les troncs troués.
Pour citer cette page
Amélie Hébert, « La cabane », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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