Oracle pour la chasse​

Évelyne Ledoux-Beaugrand

Titulaire d’un doctorat en littératures de langue française de l’Université de Montréal, Evelyne Ledoux-Beaugrand est l’auteure de l’essai Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes (XYZ 2013) et de nombreux articles portant notamment sur la littérature des femmes, les féminismes et la postmémoire. Elle enseigne le français et mène des recherches à l’Université de Gand.


Il faut prendre par le bois, dit-elle. Avancer sans regarder derrière, les mains pétrissant des effigies. Bois dur, bois mort devenu malléable entre nos doigts. Ne pas regarder derrière, dit-elle.

Savoir voir les loups pour ce qu’ils sont, alliés sous la lune d’ébène, des corps d’écorce résistants aux feux de saint jean. Pas de chasse aux : ni aux loups ni aux lièvres ni aux sorcières. À l’affût des soupiraux, entrailles vers d’autres lunes.

Ne pas crier, dit-elle. Devant les hommes aux doigts de fausse douceur une brûlure au fond de leur œil. Le chuintement de leur pas masque leurs habits de chasseurs. Ne pas crier, dit-elle, ni sous leurs aiguilles ni sous leurs morsures.

***

Tous les jours enfoncer des ronces dans la chair odorante de tes paumes, dit-elle. Répéter l’écorchure jusqu’à la veille du départ. Ne pas leur donner ta douleur. Toujours marcher jusqu’à l’épaisse obscurité.

Aux croisements des feux si ta pupille luit encore tu nous trouveras chavirées sur le seuil du temps, dit-elle. Soustraits de leurs prières et de leurs symboles, nos corps et ton corps déliés au profond de la forêt. Tous nos oracles rassemblés en un seul chant.

Ton derme opaque à leurs feux ne trahit pas ton appartenance. Que ton pas sur les fougères, dit-elle. Ta foulée qui échappe à la chasse.

***

Leurs doigts fouillent les ventres. Palpent entre. Le long de, dit-elle encore.

Leurs doigts nous absentent, répète-t-elle. Pronoms partis, la parole en vrille se terre, cherche les replis : tunnels boyaux passages.

Chasse à courre. Du gibier le temps d’une investigation, dit-elle. Un filet tendu dans les plis de leurs vêtements. Prendre garde à leurs collets faits de fourrure de loup et de lièvre. Leurs paroles qui mordent devenant des aboiements.

***

Elle demande de répéter ses mots, à elle. Une incantation. L’amorce d’un braconnage. Surtout, dit-elle, faire tourner les mots dans le corps sans parole : une nature morte, une décomposition.

Pendant qu’eux disent, qualifient, chuchotent l’énumération de nos débordements. Ouvrent à coup de sentences nos peaux animales. Sous elles peut-être des constellations. Des cartes secrétant des chemins vers le monde nouveau. L’envers de leur robe, le revers d’aujourd’hui. Être de tous temps, être d’argile et de calcaire. Dans le crâne là où leurs doigts ne peuvent s’agiter, avec ses mots à elle, compter les pas. Jusqu’au pas de loup permettant d’ouvrir la gueule du piège. S’éclipser.

***

Dans les creux du silence, au cœur de la ville ou de la forêt. C’est pareil, disons-nous. Du moment que nos corps ont trouvé leur chemin jusqu’au lieu qui les rassemble. Loin des mots jetés comme des flammes, du nom soufflé pour faire apparaître l’empreinte d’un lièvre.

Détalées vivantes. Ils n’ont pas su nous empailler.

L’issue d’un terrier sans fond. Où tombent celles qui inventent d’autres danses, des courses hors sentier, des feux sans brûlures. Aménagent des tanières dans les failles du jour, ses plus secrets enchâssements.

Nous – elles. Les détraquées, réchappées de la chasse, désenchâssées des plis de leurs peurs. Une meute réinventée, disons-nous. Les mains occupées à gratter les gerçures du temps. Hier dans demain. Au point de bascule. Attendant que le temps se déplie et que toujours déjà revenues nous revenions encore. Nous agiter à la lisière.


Pour citer cette page

Évelyne Ledoux-Beaugrand, « Oracle pour la chasse », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le ).


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