Drogue, Grolsch, Troll

Marc Babin

Né en France, Marc Babin grandit au Québec. À l’âge adulte, il s’installe à Montréal où il étudie la littérature. Son premier roman, L’expérience du torse, est paru en mars 2017 aux Éditions Tryptique.


Il est tombé du ciel une chanson. La chanson n’en était pas une. Le ciel n’en était pas un. Il est tombé une chute qui m’a pris par la bouche et j’ai vu dans les airs un cygne sur la rivière et le baiser de Thomas, puis une chanson. Une salope de chanson. Oui vraiment, oui vraiment. Je ne parle plus. Je ne dis plus rien. J’ai le droit de garder le silence. J’allais rester étendu dans un nuage qui est de terre et le ciel qu’était-il, qu’étais-je ? Nous étions, à un bras de distance, horizontalement faibles. Je veux lever mon bras. Je peux toucher le ciel. Je veux lui faire le coup de bite et qu’on me dise : Agression sexuelle. Mais j’allais rester étendu dans un nuage en pensant : Je t’emmerde. Il est passé trois étés, trois hivers. L’hiver je dors et l’été, je dors mieux.

Am, stram, gram, le doigt squelettique du Procureur des poursuites criminelles et pénales m’inscrit sur Google Map. C’est un plan quadrillé et les routes longues et larges se pénètrent en signe de croix. Ave. Jésus. Carpe. Maria. De bas en haut, des chiffres impairs (la 15) et d’est en ouest, des pairs (la 40). Le dessin d’une simplicité coloniale forme des cases qu’il faut tondre en été, manger en hiver, et les alvéoles de cases sont immenses aux yeux des intellectuels. Dans l’une de ces cases, mon cas, et dessous la tonne de terre (paroles, marteau, paperasses) plus un geste de ma part. Les chefs d’accusation sont des enfants soldats, filles et fils du Procureur des poursuites criminelles et pénales et je suis, moi, Michael, accusé du meurtre de mon ex-conjoint (Thomas). Pic et pic et colégram, la voix du Procureur des poursuites criminelles et pénales prend la province par la bouche et après la direction, l’orchestre, après l’orchestre, les Trolls. M’as-tu vu le chef bandit ? M’as-tu vu les guidounes ? Au Nord, l’hiver est plus froid, l’espace plus grand, les tuques plus rouges. Les Habitants sont des camions, des souffleuses, des raquettes qui montent, montent, montent : une route hypothétique, une richesse naturelle, un plan inexploité. Il y a, au Nord, des villages désaxés, des boutiques agonisantes aux sentiers de la 15 et, au milieu du pire du Québec, il y a Val-David. En face du Parc des Amoureux, depuis l’autre côté de la rivière, te souviens-tu ? J’ai, au passage du cygne et pour la première fois, fait entrer mon gros pénis de Noir dans la bouche rosée de Thomas. Accusé, levez-vous. À Val-David, le chemin de l’Église est décoré de voitures dangereuses et de marcheurs solitaires rêvant de vélos dispendieux. Sur le chemin de l’Église, des galeries d’art que personne n’encourage ou pour rendre service ; cafés et commerces se liguent contre le Tim Hortons et, au bout du chemin, on se rencontre, bénis, dans la section bio de l’épicerie. Je m’appelle Thomas. Je m’appelle Michael. Écoute, dit Thomas, la musique… C’est du Boom Desjardins et alors que les habitués de la section bio s’en irritent – À mort, Boom ! À mort, Éric ! –, je me lève dans la salle d’audience : Accusé, asseyez-vous. De la banane bio que nous avions partagée, te souviens-tu ? Les amoureux de Val-David ont un Parc des Amoureux parce qu’ils sont tristes. Tristes du monde à part dans lequel ils vivent, Un monde à part est le slogan de leur ville, tristes, surtout, parce qu’ils sont lucides. C’est qu’on apprend les vraies choses, à Val-David. Des mots comme « potluck », « kombucha » et « didgeridoo » mais l’ambiance est un peu « Xavier Dolan ». L’ambiance joue la modestie et la réussite sociale, et cela nous amuse. On traverse le parc en chantant ; Thomas, du Boom Desjardins et moi, du Éric Lapointe. Et alors que Thomas déboutonne mon pantalon de Gros Black Noir, le PPCP invite son premier témoin à la barre : J’ai, de dire celui-ci, vu celui-là se faire rouler la fellation en face du Parc. Puis, il quitte penaud son royaume d’estrade, et cela nous amuse. Mais si cela nous amuse, les cyclistes qui encensent la vraie poésie, il ne faut jamais s’amuser quand on est accusé car Accusé, levez-vous. Le Procureur des poursuites criminelles et pénales pointe ses longs doigts squelettiques vers moi et comme je jouis du doigté à même la bouche de Thomas : Michael ! L’État s’opposant à votre remise en liberté provisoire vous place sous la garde d’un centre de détention provincial.

C’est une rechute silencieuse, qui ne devait surprendre personne ; un petit coup de marteau administratif en mémoire de Thomas – la séance est levée, des policiers sont venus me tordre les poignets. La mâchoire fracassée contre une chanson qui n’en est pas une, je déambule, amusé, et dans le véhicule, fixe le ciel légal. N’eussent été les menottes, je me serais masturbé. C’est une chute ni de sang ni de violon, comme dans la mort, la chute est de son et je me réveille dans un nuage de terre, débandé. Mais les nuages ne sont jamais de terre et les débandaisons, superficielles. Les nuages sont des morceaux de personnes venues vous lancer des pétales et le pot de pétales avec eux, et les débandaisons, des algorithmes de désirs heurtés de manques et de chiffres qu’on n’a jamais terminé de combiner car il faut que ça sorte : Queue ça crie ! L’effet de style est celui d’un personnage à guitare acoustique venu masturber sur ma tombe quelques notes de son membre acoustique, car au milieu du pire de la chute, il y a le pire de Val-David : le personnage hippie. C’est une personne X aux cheveux Y qui s’incarne en périphérie des parcs ou dans les rivières et ses mots – « potluck », « kombucha », « didgeridoo » – sont sacrés. Alors il allume un bâton d’encens ; et des lambeaux de vêtements choisis pour la couleur et dont on se désintéresse faussement, mais qu’on a cher payés, viennent au pied de ma détention fumer l’empathie.

Les orteils dans le gazon ou la neige, les yeux sur Google Map, on assiste. À la chute qui tombe. Au temps qui passe. Au procès. Bour et bour et ratatam, des cocottes s’égrainent et je te ressens, Thomas, frapper le fond de ma chair. Il y avait de la violence dans nos amours, Mon amour, ferme les yeux (je te tuerai centimètre par centimètre). Peut-être, à l’occasion, avons-nous pleuré. M’as-tu vu le chef bandit ? M’as-tu vu les guidounes ? Ce sont des mots qu’on n’entend plus. Et n’eussent été ces paroles refoulées, peut-être aurais-je fracassé un autre squelette que le tien, mais nous étions, mon beau Thomas, ignorés. Et dans notre petit nid d’amour douillet, dans les hautes montagnes de Val-David où bat le cœur des Laurentides, je t’ai pris par les cheveux et ta main m’a griffé le dos, instinctivement elle m’a griffé jusqu’à la mort du mouvement, car je t’avais étouffé. N’est-ce pas ? Oui-oui. C’est ce que font les amoureux… Un cercle adorable formé autour de nous se prend donc par les mains, à Val-David. Que faire ? Dans la fumée d’encens, Thomas, le Procureur des poursuites criminelles et pénales, et ses grosses gosses enfants soldats. Il y a toujours, parmi le microsystème hippie, un Macro plus poilu que les autres qui attend le verdict. Il y a toujours aussi, parmi les chefs d’accusation, un soldat plus enfant que les autres qui attend, lui aussi, le verdict. Et comme nous le voyons suçant son pouce, pendu à la robe noire de son papa, le Macro plus poilu que les autres se flatte le poil. Puis : Cé de la Grolsch marde, dit-il. Chantons ! Et comme ça se met à nu, l’enfant qui suce son pouce doit sucer davantage : Chante ! Le soldat est un chef puéril, et le lait lui monte aux yeux. Il retire ses vêtements et mis à nu, la tête est basse et les caleçons de petits poids, merveilleux. Le soldat pleure. Les poils s’excitent. C’est un amour valdavidois. On brûle les robes en adressant au ciel de plus en plus de comptines et de sentir le tempo de ces corps sur mon bassin me donne envie de pisser, et m’emmerde. Les cocottes s’égrainent et les cheveux partent au vent et les miens sont menottés mais les cheveux de Thomas ? Comment osez-vous penser queue ? Alors, plus un mot. Pas un bruit. Une note. Dans la salle d’audience. Est rotée. Le Procureur des poursuites criminelles et pénales regarde nerveusement autour de lui et toute la salle d’audience qui le regardait, le regarde. Nettoyer ses Oakley achetées à Val-David une belle journée de pente de ski et regarder la Défense, à travers ses Oakley. Enfants soldats, jurés, témoins et costumés, tout le monde observe le malaise du Procureur des poursuites criminelles et pénales et hippies tandis que mon avocat, lui, s’excite. La note, poussée par une bouche intoxiquée, déploie une horrible mélodie : Madame la Juge, Mesdames et Messieurs les Jurés, la Couronne ne croit plus en l’inculpation de Michael et, au nom du Directeur des poursuites criminelles et pénales, elle retire en s’excusant les charges de meurtre portées à son endroit… Des flashes illégaux sortent alors des bancs et des parents éclatent : Silence ! Les galeries d’art sortent aussi de leur gallon et c’est toute la section bio de l’épicerie qui recrie : À mort, Boom ! À mort, Éric ! Dehors, le ciel s’assombrit, et quand le Tim Hortons prend feu, c’est presque l’Apocalypse. Excusez-nous, excusez-nous, de répéter le Procureur des poursuites criminelles et pénales et hippies, qui va serrant des mains en embrassant la Défense, tout sourire. Comme il passe devant les caméras, il détache sa robe noire et Je me ferai secrétaire. Dit-il. Secrétaire sténodactylo. Puis il ne dit plus un mot. Il a terminé de discourir. Plus un traître mot de toute sa vie. Alors, j’écarte les yeux sur la panoplie de vautours qui fête ma liberté au nom encore de Québec Solidaire et Vos gueules. Je dis. En secouant la poussière. Vraiment. Je dis. En regardant la poussière. Je vous emmerde.


Pour citer cette page

Marc Babin, « Drogue, Grolsch, Troll », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le ).


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