Sylviane Dupuis
Université de Genève
Sylviane Dupuis, chargée de cours pour la littérature de Suisse romande au Département de français moderne de l’Université de Genève a publié de nombreux articles (sur la littérature suisse francophone ou sur la réécriture/refiguration des mythes) et deux monographies (sur A. Pasquali, en 2011, et sur C. Colomb, à paraître). Poète et auteure de théâtre, elle est traduite en huit langues. Sa pièce La Seconde Chute a été créée à Genève, Zurich, Montréal, Cracovie et New York. Dernière parution : Qu’est-ce que l’art ? 33 propositions (Zoé, 2012).
La contribution porte sur Autour de ma mère (2007) et Le Mineur et le Canari (2012), les deux derniers livres de Catherine Safonoff, exacte contemporaine d’Annie Ernaux et l’une des voix majeures de la littérature suisse francophone, qui met en crise et réinvente de manière tout à fait singulière le genre autobiographique. Hantés par les figures parentales que le divorce a séparées et celle de l’amant perdu, mais aussi par l’obsession de la mort et une quête d’amour fusionnel, ces deux « faux romans » mèneront la Narratrice d’une écriture du deuil, qu’elle dénonce comme « addiction », à une forme de catharsis et de (re)naissance – au rebours de l’Antigone de Sophocle qui, figure éthique exemplaire affirmant hautement ses valeurs et sa liberté face à Créon, se fait aussi happer par ses morts en répétant par son suicide celui de sa mère Jocaste… Que la pièce de Sophocle ait constitué de son propre aveu pour Safonoff, depuis l’adolescence, un « modèle absolu », nous a paru digne d’intérêt : l’héroïne de Sophocle aurait-elle valeur d’interpretamen pour ces deux œuvres-sépultures contemporaines ?
The following article concerns Autour de ma mère (2007) (About my Mother) and Le Mineur et le Canari (2012; 2015) (The Miner and the Canary), the last two books by Catherine Safonoff. She was an exact contemporary of Annie Ernaux and one of the major voices in Swiss francophone literature, who put in jeopardy the autobiographical genre while, at the same time, reinventing it in her own particular way. Haunted by the parental figures separated by divorce, as well as by the image of a lost lover, and likewise obsessed with death and frustrated by her quest for an all-encompassing love, the female narrator will progress in these two “fake novels” from a writing process dictated by mourning (which, for her, is a form of “addiction”) to a kind of catharsis and of (re)birth. This is the exact opposite of Sophocles’ Antigone, the exemplary ethical figure highly affirming her values and her freedom when confronting Creon and his threats, who falls victim to the deceased when repeating by her suicide her mother Jocasta’s death. The fact that Sophocles’ tragedy played such an important role in Safonoff’s life ever since her adolescence, an “absolute model” by the author’s own avowal, is certainly noteworthy. Can Sophocles’s heroine be considered as an interpretamen for these two contemporary sepulchral works?
(traduction d’Edward Bizub)
après tout, tu sais, je suis écrivain ! […] alors tu comprends, la mort, c’est un peu mon rayon.
j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un.
Catherine Safonoff, Autour de ma mère.
À contre-courant du déni du vieillissement et de la mort (qui sont les conditions mêmes de toute vie) comme de la quasi-disparition des rituels de deuil, phénomènes propres à nos sociétés occidentales contemporaines, l’écrivain ne serait-il pas l’un des derniers – prêtre ou chaman, à sa manière, mais réduit au seul viatique de l’écriture, et privé de toute caution transcendante – à se donner pour tâche, contraint par une nécessité intérieure qu’il ignore, de ne pas nier la mort, mais au contraire de travailler ostensiblement avec et contre elle ? « Travail » qui implique paradoxalement, au sein d’une « société du spectacle » régie plus que jamais par l’exigence de visibilité, de succès, de rentabilité et de réactivité rapide au changement (qui suppose légèreté et adaptabilité, c’est-à-dire absence de résistance), de se retrancher pour « descendre dans la mine » à l’aveugle et persévérer invisiblement, parfois sans « production » ni résultat palpable durant des années, dans une entreprise symbolique risquée qui exige de se tenir, au péril parfois de son propre rapport aux vivants, voire de sa santé mentale, à la frontière des deux mondes.
« Travail » qui renvoie celui qui s’y livre à la conscience de sa propre finitude – fût-elle insupportable –, et au « devoir de sépulture » : cette nécessité humaine depuis toujours incontournable d’intégrer symboliquement la mémoire des morts et celle des catastrophes individuelles ou collectives, mais aussi de « ritualiser la séparation avec la mort1 Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, Paris, L’Harmattan, 2006 [1999], p. 46 : « […] tout l’enjeu de la ritualité funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation avec la mort. ».
N. te téléphone et plusieurs fois tu t’écries : I work ! I work ! Je travaille ! Je travaille ! N. pour qui le travail est peine ne pouvait pas comprendre ce verbe-là lancé comme un cri de joie. Tu t’écriais : Je travaille ! pour que cet acte étrange, écrire, passe pour normal. À Léonie aussi tu dis je travaille pour j’écris, pour que l’acte étrange demeure intouchable.2
Catherine Safonoff, Autour de ma mère, Genève, Zoé Poche, 2011 [2007], p. 52. Désormais AM.
Il se pourrait que le rôle de l’écrivain, aujourd’hui, son « travail » essentiel (à l’opposé de celui du « monde du travail »), fût de cet ordre. Car il s’agit de choisir entre deux modes de littérature. Et sans doute tous deux doivent-ils co-exister, pour que ce qu’on appelle la littérature puisse subsister ; l’un est de l’ordre du divertissement, au sens pascalien, c’est-à-dire du loisir, de la distraction, de la médiatisation et du commerce, qui nous détournent de la mort, ; et l’autre est d’ordre quasi métaphysique, mais en dehors de la religion. En d’autres termes : il s’agit ou bien de multiplier les produits consommables, ici et maintenant, de vendre ou de faire vendre (à des milliers voire des millions d’exemplaires), de faire vivre encore un peu le commerce du livre, de paraître dans les médias pour faire sa promotion et pour plaire, donc être lu – mais aussi de confondre personnalité d’auteur et contenu symbolique de l’œuvre (qui toujours échappe en partie à celui ou celle qui écrit vraiment) ; ou bien il s’agit de persévérer toute une vie, avec entêtement, dans un geste d’écriture qui engage tout de soi, qui sera jugé par la plupart (par les proches comme par le monde extérieur) comme une folie, une « addiction » pathologique ou une « maladie », et dont peut-être on ne verra pas soi-même, ou très tard seulement, quel sens il aura pu avoir pour d’autres.
Tu deviens folle, ai-je pensé, si tu continues, tu vas devenir folle. Mais c’est arrêter qu’il faut. Je n’y arrive pas non plus. L’excès, la folie ne sont pas dans ce que j’écris, mais dans ma manière de le faire. Depuis plus de deux ans je ne suis plus capable de faire quoi que ce soit d’autre qu’écrire. Je tapisse et retapisse mon terrier, tisse, détisse et retisse mon cocon, m’enfonce, m’enferme, colmate les interstices par où risque de pénétrer la vraie vie. Je ne vois plus personne, ne fais plus de promenades. Je me suis mise à écrire à la folie. […]
[…] Un jour, allègrement, naïvement, j’avais parlé d’écriture comme du remède des remèdes, de la substance sans pareille. C’est à l’écriture que je me drogue.3
Catherine Safonoff, Le Mineur et le Canari, Genève, Zoé Poche, 2015 [2012], p. 219-220). Désormais MC.
C’est pourtant bien ce « don » d’amour paradoxal : don de quelque chose qu’on ne savait pas porter en soi avant d’écrire et que le travail d’écriture seul révèle ou fait advenir – de quelque chose aussi dont on ne peut prévoir ce que d’autres feront ni ce qu’ils y reconnaîtront d’eux-mêmes ou de leur propre désir, de leurs propres hantises ou de leur humanité, c’est cette « offrande » faite au lecteur, dans sa gratuité et sa vérité, qui justifie la littérature.
Je me suis rappelé que la dernière fois que j’ai donné de l’argent à une mendiante, j’ai eu l’idée de ce qu’était réellement mon geste. […] je venais de donner vingt francs parce que je n’avais pas ce que je donnais, qu’en le donnant je le faisais advenir. J’ai donné mon billet afin de l’avoir, de le ravoir. La magie de cette opération ne peut être saisie par la mathématique économique.4
MC, p. 60-61.
Cette conception de l’écriture exigeante, radicale, « folle », la seule pourtant qui puisse donner sens à cet ascétisme étrange consistant à « s’enfermer dans une chambre » comme un ermite ou un moine, pour avancer sans savoir vers quoi et tenter de tirer de là, pour tous, une connaissance de l’humain ou une forme inconnue de beauté, de tragique, de sens ou d’espérance, voire de salut5 AM, p. 88 : « continuer à croire que la réalité écrite peut sauver de l’autre ».
Ma contribution portera sur Autour de ma mère et sur Le Mineur et le Canari, les deux derniers livres de Catherine Safonoff, auteure genevoise dont plusieurs grands prix littéraires sont venus confirmer depuis une dizaine d’années le statut d’écrivain majeur de Suisse francophone, et dont l’œuvre exactement contemporaine de celle d’Annie Ernaux6 Évoquée dans AM, p. 269.
Je commencerai par évoquer l’échange avec l’auteure qui m’a conduite à cet article et m’autorise à proposer un nouvel éclairage sur son œuvre ; puis je suggérerai quelques éléments d’interprétation pouvant rapprocher cette dernière de l’Antigone de Sophocle – que l’on considérera non pas comme un intertexte, ni même un hypotexte ou une « matrice » de l’œuvre, mais comme un interpretamen permettant peut-être de mettre en perspective de manière inédite l’impressionnant travail de catharsis opéré par l’auteure, qui culmine dans ses deux derniers livres.
Premier acte : le surgissement d’Antigone dans les mots de Catherine Safonoff
Fin 2015 : en conclusion du séminaire que j’ai consacré aux deux derniers livres de Catherine Safonoff, Autour de ma mère et Le Mineur et le Canari (faut-il parler de « romans » ? d’autobiographie ? d’autofiction ? – l’ambiguïté du genre s’aggrave et se complexifie de livre en livre), j’invite l’auteure à venir dialoguer avec les étudiants. La rencontre est précédée d’une longue conversation entre elle et moi durant laquelle, songeant à l’article qu’on me demande, et travaillée d’une intuition invérifiable, je dis à la romancière que pour plusieurs raisons, et en dépit du fait que l’héroïne de Sophocle ne figure nulle part dans son œuvre, il me semble que sa Narratrice7 La majuscule désigne la Narratrice en général ; et la minuscule, la narratrice propre à tel ou tel roman. MC, p. 52-53. AM, p. 171-172.
J’évoque l’indéfectible (et quasi exclusive) fidélité de la Narratrice à ses proches, à ses morts, l’amour absolu qu’elle leur voue – mais aussi son courage10 Celui que la narratrice de MC (p. 30) reconnaît à la protagoniste de « [s]on premier livre », La Part d’Esmé… qui est également le titre du premier roman de Catherine Safonoff : « Elle avait été naïve, assez irresponsable, mais courageuse. » (je souligne) Remarquons que ce premier roman se présente comme un récit à la troisième personne fait par un narrateur omniscient. Il faut attendre Retour, retour, en 1984, pour qu’apparaisse la première personne (sans que rien ne laisse soupçonner encore qu’elle pourrait renvoyer à l’autobiographie). Et c’est avec Comme avant Galilée – roman du deuil du père –, en 1993, que Catherine Safonoff inaugure « une forme qui, d’une part, sème les indices de son substrat autobiographique, et qui d’autre part met en place les dispositifs empêchant de lire le texte de manière référentielle » (Daniel Maggetti, « “Je n’écris pas les choses comme elles sont, seulement comme je crois qu’elles sont” : Catherine Safonoff, entre autobiographie et fiction », dans Joël Zufferey (dir.), L’autofiction : variations génériques et discursives, Louvain-la-Neuve, Harmattan-Academia, 2012, p. 171-172). MC, p. 29.
Je lui demande alors si l’héroïne de Sophocle constitue pour elle, peu ou prou, une figure mythique de référence. Et à ma grande surprise, Catherine Safonoff m’apprend qu’Antigone, bien que jamais nommée dans ses livres, est bien là, en arrière-plan, qu’elle incarne même pour elle, depuis l’adolescence, un « modèle absolu (pas retrouvé ensuite dans [s]es lectures)12 Lettre à S. Dupuis du 28 janvier 2016 (inédite), p. 1. Ibid., p. 2.
Venue pour la première fois se glisser dans ses mots en 2014, au sein d’un passage que Safonoff a finalement choisi de supprimer mais qui intervient au début d’un livre dont, m’écrit-elle, « l’opposition au pouvoir » est un « thème essentiel », la figure de l’Antigone de Sophocle (pièce qu’elle n’a « toujours pas lue » : parce qu’intouchable ?) est indissociable pour elle d’un souvenir d’enfance lié à sa mère14 Idem.
Début des années 50, j’ai douze ou treize ans. Ma mère a un oncle et une tante à Avenches (où elle est née), qui probablement nous ont logées, elle et moi, la nuit suivant la représentation. Ainsi le voyage théâtral a un côté familial. Côté culture, je ne crois pas que ma mère sache grand-chose des tragiques grecs, et moi, rien du tout. Mais mon émotion n’en est que plus forte. […] Et puis me retrouver seule avec ma mère, l’avoir toute pour moi. Je ne sais pas où mes parents en sont de leur mésentente, mais à coup sûr le roi Créon est l’archétype de l’ennemi : homme et dictateur.15
Lettre à S. Dupuis, p. 1.
Dans l’extrait du tapuscrit que me livre généreusement l’auteure, daté du 5 août 2014, la narratrice a entrepris de ranger sa bibliothèque : « J’ai un malaise à poursuivre ma tâche, d’ailleurs elle me résiste. Ce doit être autre chose que sous figure de livres j’essaie de classer. Des souvenirs, peut-être. » (page 26) Et en effet, un peu plus loin, la narratrice se fait la réflexion « que [s]a culture repose sur quatre portants, les quatre offerts par [s]a mère », dont l’Antigone de Sophocle : « J’avais douze ou treize ans. Je serais comme Antigone, je tiendrais tête à tous les Créon que je rencontrerais, à commencer par mon propre père. […] Mère, j’ai essayé d’être ton Antigone. Mon premier roman était pour toi. »
Le divorce de ses parents, qui a fait leur malheur, obsède encore la narratrice adulte (elle-même divorcée) de Autour de ma mère. Affirmant « vouloir se suicider » plutôt que d’y consentir, sa mère « ne se pardonna jamais d’être une femme divorcée16 AM, p. 236-237. Catherine Safonoff, Comme avant Galilée, Genève, Zoé, 1993, p. 233-234 : « […] L’idée d’arriver trop tard, le désastre accompli, m’épouvantait et j’espérais sans cesse contre cette épouvante. Il m’attendit cette fois-là et Dieu merci pour moi. » AM, p. 150.
« Je n’ai jamais écrit que pour me frayer un chemin entre l’absentement de ma mère et la violence de mon père. […] On ne se tue pas pour rien, on ne perd pas la mémoire pour rien.19 MC, p. 48.
Deuxième acte : Antigone, clé de lecture pour Catherine Safonoff ? L’écriture comme « addiction », travail de deuil ou de sépulture, et accès au sujet
Comme toutes celles des livres précédents, mais plus que jamais (car cette fois elle s’attribue le nom de Safonoff20 Voir MC, p. 62 et p. 157 : « ma grand-mère Safonoff ». Dans un entretien avec Anne-Frédérique Schläpfer paru peu avant Le Mineur et le Canari (« Les rondes de Catherine Safonoff », Viceversa littérature, no 5, Lausanne, 2011, p. 125), l’auteure déclare : « Que mon “je” tende à coïncider avec mon “moi”, c’est le but de l’entreprise. » MC, p. 44.
Mon père disait, pour aller travailler, « aller au charbon ». […] Maintenant, le plombier ouvre les fenêtres, ferme l’arrivée du gaz, mastique la fuite, et le mineur décroche la cage et remonte à l’air libre avec l’oiseau vivant.22
Dernières lignes de MC, p. 180.
Deux deuils successifs et non dépassés : celui – tout récent – de la mère (qu’anticipait, de son vivant, le « roman » Autour de ma mère, en entrelaçant par un subtil tressage textuel les figures de la mère et de l’amant), et celui de N., l’amant qui après l’avoir quittée vient de mourir au loin, ce qui rend la rupture de l’échange définitive, avaient précipité la narratrice dans la dépression et le recours aux drogues. Mais à la dernière page du Mineur, elle ressort vivante (et sevrée) de l’épreuve, comme après une descente chez les morts dont elle serait remontée : à l’opposé de l’Antigone de Sophocle23 Chez Euripide en revanche, Antigone échappe à la mort.
*
À l’instar d’Antigone qui déclare : je ne suis pas née pour la haine, je suis née pour l’amour, la Narratrice de Catherine Safonoff (« J’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un.24 AM, p. 11. AM, p. 283 (je souligne). Cette image fantasmée provoque chez la narratrice une « euphorie » intense, signe du (double) deuil accompli : « Je m’évadais, je me sauvais, j’étais libre. » (AM, p. 279). On remarquera qu’étrangement, l’effet précède la cause, dans la chronologie du texte. MC, p. 132. « […] et maintenant voilà que la mère est l’enfant sur les bras de sa fille » (AM, p. 207).
Comme Antigone qui aura préféré à la vie le « devoir de sépulture » du frère, et qui retourne s’unir chez les morts à ses frères fratricides, à ce père tragique et à cette mère suicidée que le destin, après les avoir rendus coupables malgré eux, a violemment séparés – tels des membra disjecta qu’elle chercherait désespérément à réunir en un seul corps, la Narratrice semble avoir fait passer avant sa propre existence, avant le paisible et commun bonheur quotidien, le « service des morts », en se vouant totalement (en dépit du fait qu’elle est mère et que cette « addiction » la sépare des vivants et la culpabilise) à un travail d’écriture qui fonctionne à son insu, de bout en bout, comme un rituel de sépulture et d’amour. S’acharnant, mue par un besoin qu’elle ne s’explique pas, mais qui lui permet de n’en pas « finir », à ne pas faire le deuil de l’amour, et à donner place respectivement, dans ces livres-tombeaux successivement dédiés au père, à l’amant, à la mère et au couple des parents « réenfanté », à tous ces êtres aimés et perdus qu’elle y dépose un à un. Jusqu’au Docteur Ursus, le séduisant psychiatre qui, devenu son personnage, dans Le Mineur et le Canari (elle en viendra lors d’une séance, par lapsus, à lui donner ce nom fictif dont elle l’a affublé) l’aide à accoucher d’elle-même en endossant tous les rôles, et en adoptant pour la première fois, face à elle, le rôle du témoin, du spectateur, ou du destinataire (préfigurant le futur lecteur) de son trop solitaire théâtre du moi.
Vous me dites que je vais mieux et c’est vrai. Par quel miracle à votre avis ? Je suis tombée amoureuse de vous. […] Tout de vous me ravit […]. Vous avez réveillé mon esprit, ému mon cœur, je retrouve du courage, je trouve pour vous des mots imprévus et vivants. […]. Je vous demande instamment de ne pas m’abandonner. […]
Je n’ai jamais adressé cette demande à quiconque, bien trop certaine qu’il ne serait pas répondu à ma détresse. Mais ici, nous ne sommes pas dans la vraie vie. […] Docteur, ne m’abandonnez pas. Ce qui se passe ici n’a que la vérité du théâtre. Mais n’est-ce pas la seule qui se puisse humainement dire et reconnaître ?28
MC, p. 27-28.
À l’instar de N., son amant grec désormais décédé, le Dr Ursus exerce en effet sur la Narratrice une puissante attirance. Grâce à lui, elle reprend courage et va découvrir que ce nom fictif ne lui a pas été donné par hasard, en faisant « la troublante découverte de la fusion, par le nom de l’ours, de [s]on ami mort et du Docteur29 MC, p. 92. MC, p. 89-90. MC, p. 81. MC, p. 86. MC, p. 27.
Cependant, si le dialogue avec Ursus et le transfert qu’il autorise aident la Narratrice à se réconcilier avec ses parents et avec elle-même, comme à se reprendre au désir, au goût de vivre et à la parole34 « Aujourd’hui je parle et parle, les mots s’ébrouent dans ma bouche, jubilants […]. Rapprocher éjaculer et jacter. » (MC, p. 32)
Le travail de deuil implique ainsi ce que l’on pourrait appeler travail de sépulture : sépulture de l’objet irreprésentable […]. Finalement, on ne fait pas le deuil, on ne fait que déplacer, substituer […]. La vie oblige à passer de substitut en substitut pour traiter le Réel irreprésentable35
La formule est de Jacques Lacan.
qu’implique la mort. […] D’où l’importance de la sépulture, du travail de sépulture. […] La sépulture localise l’impensable pour permettre d’aller au-delà36François Ansermet, « La mort dans la procréation », dans Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Actes du colloque international de l’Université de Lausanne, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 239-240.
,
comme l’observe François Ansermet, en s’interrogeant sur « la leçon d’Antigone ». C’est bien l’impensable de sa propre mort, tapi sous le texte, qu’après celle de sa mère, cause de sa dépression, la narratrice du Mineur affronte et fuit tout à la fois, se refusant à finir37 MC, p. 219-220 : « je dois finir mon livre. […] c’est arrêter qu’il faut. » À la p. 158, déjà, le Docteur Ursus lui enjoignait : « Finissez votre livre ! ». – Cette hantise de la « fin » traverse toute l’œuvre : voir AM, p. 282 : « Il fallait une fin à ces notes et cette fin n’existait pas dans ma vie. Tant que j’aurais de la mémoire, il n’y aurait pas de fin à cette histoire mais il fallait finir d’écrire. » – et déjà dans Comme avant Galilée, Genève, Zoé, 1993, p. 42 : « Parfois, m’imaginant parvenir à achever un livre, je me dis : tu sauras que tu as écrit quand tu auras terminé d’écrire […] ». MC, p. 135. MC, p. 84.
Pourtant, « localiser l’impensable » peut aussi « permettre d’aller au-delà » : avec Le Mineur et le Canari, qui conduit sa narratrice là où elle ne voulait pas aller, « dans ce tréfonds » de la conscience de la mort mais aussi jusqu’au bout d’elle-même, il me semble que Safonoff franchit une étape décisive. Comme déjà dans Autour de ma Mère, le travail du deuil se double d’ailleurs ici d’une réflexion constante sur l’écriture et sur le statut d’écrivain.
La Narratrice, en assumant cette identité d’« écrivain » si peu compatible avec son extraction sociale (son père était un « manuel », un ouvrier), va progressivement s’ouvrir à une conscience nouvelle qui la conduit à l’émancipation – y compris par rapport à son éditrice, jusqu’ici identifiée par elle à « l’Écriture » et chez qui elle a toujours recherché inconsciemment, réalise-t-elle, « la reconnaissance de [s]es père et mère réunis40 MC, p. 184. MC, p. 185. MC, p. 186. Idem.
Troisième acte : rompre avec le malheur. L’écriture, dévoilement et dépassement du « complexe d’Antigone » ?
Il faut, encore et encore, relire Antigone. En revenant au texte, muni de ses lectures accumulées, pour tenter de se demander ce qu’il ne nous a peut-être pas encore dit. Antigone – et cela n’enlève rien à son courage, ni à la force éthique qu’elle oppose à l’arbitraire, ni à la puissance de son amour – ne chercherait-elle pas aussi (contre la vie et son a-venir inconnu) à rejoindre ses morts ? N’est-ce pas à retrouver les siens pour toujours (« Créon n’a pas à m’écarter des miens44 Sophocle, Les Trachiniennes. Antigone (trad. Paul Mazon), tome I, Paris, Les Belles-Lettres, 1989 [1955]. vers 48. « Du moins je ne courrai pas le risque qui me puisse mener à une mort honteuse » (ou : « à mourir sans gloire »), ibid., vers 97. Aux vers 502-503, Antigone dira encore : « Pouvais-je gagner plus noble gloire [kléos] que celle d’avoir mis mon frère au tombeau ? ».
Or ce double caractère d’Antigone, on le retrouve précisément chez la Narratrice de Catherine Safonoff qui, de la culpabilité si longtemps éprouvée face à l’écriture – héritée du refus de sa mère, depuis toujours, de la lire et de la considérer comme un écrivain – va peu à peu, de livre en livre, franchissant l’interdit, en arriver à s’assumer, voire se revendiquer comme « écrivain », chose beaucoup moins évidente pour une femme de sa génération que pour celle qui suivra46 Voir MC, p. 132-137. La Narratrice commente des propos de Lydie Dattas, à la radio : « […] si on est une femme et que l’on écrit, il faut sortir de son sexe […] il est anormal d’écrire quand on est du sexe féminin » ; opinion qui la frappe « comme irrecevable et vraie », car « écrire au féminin est un exploit particulièrement antifamilial et antisocial » ; toute femme écrivain écrit « à contre-courant » (MC, p. 136).
« […] il y a toujours cet ennuyeux petit personnage qui survient dans un coin de ma tête, qui bloque le passage, qui complique, qui critique, qui dit toujours non ! »
« Qui est-ce ? » a demandé Ursus.
Du tac au tac j’ai dit que c’était ma mère. […] Du lent piétinement une étincelle avait jailli […]. La maïeutique du Docteur Ursus est remarquable, aider une fille à accoucher de sa propre mère, c’est très adroit.47
MC, p. 84 (je souligne).
Dans la lettre qu’elle m’a adressée (et où elle témoigne significativement de son désir d’adolescente « d’avoir les qualités des deux sexes »), Catherine Safonoff note : « dans la vie, ma mère se comportait avec la diplomatie d’Ismène ; [en assistant avec elle au spectacle d’Avenches], je découvre sa figure intérieure en la frêle formidable Antigone. » Mais cette « figure intérieure » oxymorique, ce double sexe d’Antigone, c’est la fille écrivain qui va la concrétiser par l’écriture – après avoir surpassé, et la crainte que lui inspire son père, et la colère, beaucoup moins consciente, refoulée par l’amour, mais si patente dans certaines pages de Autour de ma mère, et qui éclate ici dans l’aveu involontaire que lui arrache habilement le Docteur Ursus, contre la mère qui la combat (parce qu’elle ressemble trop à ce qu’elle n’a pas pu être ?) : « les romans, je n’ai jamais aimé ça », déclare-t-elle à la narratrice de Autour de ma mère. Qui commente : « Impression qu’elle sait qu’elle me blesse en critiquant le roman.48 AM, p. 97. Voir aussi AM, p. 204 : « Je savais qu’elle n’avait pas lu mes livres […]. »
Jocaste, la mère d’Antigone, s’est suicidée en apprenant sa faute involontaire. La fille, en se suicidant à son tour, n’imiterait-elle pas la mère, à son tour49 C’est la lecture de Nicole Loraux (citée par François Ansermet, loc. cit., p. 242, note 24) : « Antigone, donc, a répété la mort de Jocaste. » Elle me paraît évidente. Remarquons que la narratrice-personnage de Safonoff, elle, « mime » la mort à venir de sa mère – « cette femme que l’on port[e] à vie à l’intérieur de soi » (AM, p. 53) – par une sorte de crise d’épilepsie qui la fait s’évanouir au beau milieu de son jardin, « à l’endroit même où il y a peu, [elle avait] imaginé la plus douce, la plus acceptable fin pour Léonie » (AM, p. 158). « Rien ne la démonte. » (vers 433)
Ainsi Antigone refait-elle tragiquement le geste de la mère, en se suicidant. Et « en toute connaissance de cause, elle choisit la mort contre la vie51 Sophie Klimis, Archéologie du sujet tragique, Paris, Kimé, 2003, p. 436.
Or à l’opposé de cette issue tragique, et en dépit de ses tentations suicidaires (Le Mineur nous apprend qu’adolescente, elle a souffert d’une anorexie mentale qu’elle assimile aujourd’hui à une « pulsion de mort »), la narratrice, à la dernière page du livre, « remonte à l’air libre52 AM, p. 222 (dernière phrase). MC, p. 220. On apprend, dans AM, p. 131, que c’est la mère de la narratrice « qui [lui] a appris à coudre », tout comme elle lui a transmis l’amour de la langue (mais une langue qui, quant à elle, « ne l’[a] pas sauvée », MC, p. 68). La Narratrice est donc clairement celle qui réalise, à l’intérieur de la langue maternelle, ce que la mère n’a pas pu ou pas osé faire : tisser le « fil » des mots pour se sauver elle-même.
Il existe en effet une différence fondamentale entre psychanalyse et écriture. La première (dans le meilleur des cas) conduit à se (re)connaître – rouvrant, au-delà de l’aveuglement sur soi, au-delà de la dépression ou de la paralysie de l’âme, grâce à la parole et à sa puissance de symbolisation mais aussi de fiction, et grâce à l’écoute de l’autre, ou au transfert, la possibilité d’un futur. La seconde, qui peut remplir la même fonction pour l’écrivain, et parfois aboutir au même résultat, par le détour du dédoublement que permet l’écriture, et grâce à la puissance de l’imagination créatrice, transmet en outre à des lecteurs inconnus, contemporains ou futurs, la trace du chemin parcouru, et un objet ayant pris forme symbolique. De l’expérience vécue de la thérapie, ou de l’analyse, à sa réinvention/réécriture par le texte (qui est ce qui dicte : « Raconte la suite, me demande le texte54 MC, p. 107.
« Il y faut de l’amour », disait Ramuz du geste du créateur. Transmettre un livre aux lecteurs, comme en prend tardivement conscience la narratrice du Mineur, dépassant enfin la vieille culpabilité qui la reliait à l’écriture, c’est faire don à autrui du difficile chemin parcouru à l’intérieur de soi et que – s’extrayant de la mine (quand on y parvient), on a su métamorphoser en texte, à l’issue d’un « travail » non pas honteux ou coupable, mais à sa manière, utile à tous.
Pour citer cette page
Sylviane Dupuis, « Figure de l’écrivain en Antigone. L’écriture du deuil chez Catherine Safonoff », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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Les Antigone de l’ombre
(littérature contemporaine francophone de Belgique)[/ezcol_1half]
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