Et Ulysse ne l’entendit jamais

Gabriel Tétrault

Gabriel Tétrault est détenteur d’un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montréal où il a déposé une thèse intitulée Le Chemin de l’écrit : la quête spirituelle de l’écriture chez Jack Kerouac qui vise à approfondir comment l’écriture est un chemin et un processus spirituel. Il s’intéresse depuis fort longtemps aux nombreuses formes que prend le legs de l’écriture à travers ses inscriptions littéraires. Il tente par tous les moyens d’exprimer ce terrain vague que constitue la littérature en tant que pratique spirituelle laïque. Il écrit ainsi dans des carnets d’écriture depuis toujours.


Après les cris
d’avant les voix
la murmurante
murmure qu’Ulysse
n’avait pas d’oreilles
pour entendre ses
murmures
pendant qu’elles elles chantaient

Protéiforme, l’écriture est toujours en chemin et chante sans cesse en silence un murmure. On nous raconte que non, qu’elle n’est pas en chemin, qu’elle ne chante pas du tout, qu’elle n’a pas de cordes vocales après tout, que les murmures n’existent pas. Qui ça on ? Je ne sais trop. On dit : non, ce texte sera mis sous presse, il deviendra un texte édité et publié, il se détachera de moi, l’écriture devient livre, devient texte, ou encore le chemin s’arrête un jour : tout Ulysse quel qu’il soit retourne à Ithaque – voyons –, tout chemin trouve une destination où il mènera ou un chemin de retour qui mènera là d’où il est parti. Aucune possibilité de se perdre, le but et l’origine sont sûrs, on croit qu’il y a, qu’il y aura une issue hors de la prison ou pour sortir de l’île, qu’il y a de la cire et des liens en abondance pour nous boucher les oreilles et pour nous attacher au mât (combien ne voyons-nous pas notre pauvreté de moyens à cet égard), qu’il y a une manière de ne pas se faire leurrer, qu’il y a une place où nous ne sommes plus en chemin, une destination là où tout s’arrête. Tout de même quelle étrange histoire qu’on se raconte quand on y pense. Si seulement on savait comment souffrir… Mais la murmurante n’est pas aussi sotte que nous, elle sait qu’on se raconte des histoires, elle, c’est elle qui nous les murmure ces histoires à l’oreille. Même quand je crois que c’est moi qui écris ceci ici, c’est encore elle.

Disons par exemple ce vieux dieu Protée que rencontra Ménélas, qu’elle me susurre, il fut lion, dragon, panthère, porc, eau, arbre. Il me ressemble par ses métamorphoses innombrables, mais ne le dites à personne surtout, on ne voudrait pas que cela s’ébruite. On préfère un monde et un dieu bien solides et aux contours découpés. Le fin mot de l’histoire, selon le mythe, semble avoir été que Ménélas soit parvenu à duper Protée grâce à Idothée et qu’il ait ainsi été en mesure de quitter l’île où il était pris avec son équipage. Il se serait caché sous des peaux de phoque à l’odeur de cadavre et aurait attendu le moment opportun pour tendre cette embuscade et attrapé le dieu marin. Ménélas et ses trois compagnons ne devaient surtout pas lâcher prise, coûte que coûte, attraper le dieu avec leurs bras, tenir Protée jusqu’à ce qu’il se fatigue de ses métamorphoses et reprenne sa forme de vieillard. Les tours et les ruses du monde entier et des dieux sont sans nombre. Si Ulysse a autant de tours dans son sac, c’est bien parce que le monde lui en réserve encore davantage. Ne surtout pas lâcher, même si on nous enseigne de lâcher prise. Résistez à tout prix, le plus radicalement possible. Mais voyez à quoi s’accroche la prise en fait : un lion, un dragon, une panthère, un porc géant, de l’eau vive, un arbre altier. Il n’y a jamais eu de dieu, seules des formes parmi tant d’autres. Elle murmure encore :

Je suis les lions
Dans la fosse
Qui dévorent Daniel
Je suis le dragon
Qui jette sans relâche
Le monde dans les flammes
Je suis la panthère noire
Qui se glisse dans ton sommeil
Et mord tes brûlures
Je suis à la fois les porcs et Circé
Puisque le monde fut toujours une porcherie pour toujours
Je suis l’eau vive
Qui nettoie le monde
Et laisse toutes ses saletés intactes
Je suis l’arbre altier brûlant sans cesse
Dans les profondeurs de la mare aux poissons

Elle cessa soudain son murmure et redevint un murmure sous la forme de Protée le dieu, Protée le vieillard. On ne mesure pas son rôle capital dans le mythe, bien qu’elle fût complètement invisible et absente de l’histoire. K. l’avait pressenti dans sa nouvelle version de l’épisode : le silence des Sirènes était plus vorace et séducteur encore que leur chant. Mais ne connaissant pas lui non plus la murmurante qui partout s’entend dans le silence, il est passé à côté, il a cru qu’entre le silence, les chants, les voix et les cris, il n’y avait rien. On ne sait pas réellement s’il l’a cru, mais on ne trouve aucune mention de la murmurante ni dans l’Odyssée ni dans ses fragments littéraires. Mais ne vous y trompez pas : il n’y eut jamais d’humains sur terre et sur mer,
la murmurante seule.

Et Ulysse ne l’entendit jamais
Ne l’entendra jamais.


Pour citer cette page

Gabriel Tétrault, « Et Ulysse ne l’entendit jamais », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le ).