Anya Nousri s’intéresse à la littérature maghrébine et plus particulièrement aux questions touchant à la sexualité des femmes au Maghreb et dans la diaspora. Elle a publié dans le collectif Cruelles chez Tête première.
Mon cousin est sans papier à Paris. Il vit dans la peur constante de subir un contrôle d’identité. Il craint d’être renvoyé au bled et de constater qu’il a fait tous ces sacrifices pour rien. Toute la famille lui est venue en aide : ma tante a vendu ses bijoux, sa sœur lui a donné de l’argent, mes oncles également, tous voulaient le voir saisir sa chance, lui offrir une vie meilleure. Quant à lui, il a vendu son commerce, emprunté à ses amis, et cette somme réunie lui a permis d’atteindre l’autre bord de la Méditerranée. Arrivé à Paris, la grande désillusion, il ne peut pas se permettre d’aller où il souhaite. Il n’ose pas s’aventurer plus loin que le quartier de ma tante qui l’héberge. Alors, il me parle du jour où il ira à la tour Eiffel et aux Champs-Élysées, ainsi que de ses futures escapades dans le sud de la France. Il aimerait parcourir l’Europe en entier, mais il évite tous les lieux où la sécurité est accrue comme les aéroports et les gares. Un jour, il me dit que je ne mérite pas mon passeport canadien. En tant que fille, de toute façon, je ne peux pas faire grand-chose avec. Il rajoute que lorsqu’il aura son passeport, il visitera tous les continents avant de rendre visite à sa mère en Algérie. C’est vrai, dans notre famille un phallus est un laissez-passer pour voyager dans le monde, traverser les frontières, et surtout, ne jamais avoir l’obligation de se justifier. Avec mon passeport en main, je pourrais jouir de tous les droits qu’on me refuse dans ma famille, mais ils me paraissent inaccessibles. Au fond, je ne veux pas grand-chose, seulement le droit de fuck around, et Fuck around, c’est sortir prendre une marche, patiner sans me faire chaperonner par mes petits frères. Fuck around, ça veut aussi dire, day drink un lundi pour aucune raison, étudier à la bibliothèque jusqu’à la fermeture sans qu’on m’ordonne de rentrer avant le coucher du soleil, aller au chalet avec mes shabs en fin de session. Fuck around, c’est draguer un touriste à Procida, et passer la nuit avec lui à Naples. Fuck around, ça veut dire aller au Gitana, au Ramsess et faire la tournée des clubs sur Saint-Laurent. Fuck around, c’est sortir avec un garçon librement, sans me cacher, sans craindre les représailles, pouvoir le voir chez lui, chez moi, plus d’une fois par mois, plus de quatre heures à la fois. Fuck around, c’est boire une bière au Métronome et avoir une vue incroyable sur Prague, mais c’est aussi se bourrer la gueule à Budapest et passer son hangover dans une source thermale. Fuck around, c’est aller chez mon amie quand je ne me sens pas bien et que j’ai besoin de réconfort, mais aussi être là pour elle quand ça sera son tour. Fuck around, c’est quand je retourne chez cette même amie parce que je suis au meilleur de ma forme et qu’on a envie de danser et de commander de la malbouffe sur Uber Eats pour ensuite regretter les frais de livraison. Fuck around, c’est aussi aller à la salle de sport sans me justifier, aller voir un psychologue sans me cacher, voir un gynécologue sans réprimandes. Fuck around, c’est un week-end à Rivière-du-Loup, et un autre à New-York, et un autre je ne sais pas où, sur un coup de tête. Fuck around, c’est parler au téléphone sans chuchoter, c’est avoir des sex toys à la maison pour me faire plaisir quand j’en ai envie. Fuck around, c’est dépenser de l’argent sans me faire épier et devoir rendre des comptes, c’est vivre ma vie comme je l’entends, tout comme Tamara, Frédérique, Kamélia, Louisa, Khadidja, Aïssatou. Fuck around, c’est ne plus quémander l’autorisation pour assister à un lancement, une exposition ou une conférence, c’est boire du rosé sous le ciel étoilé du Sahara algérien, et me faire un tatouage amazigh entre les seins à Casablanca. Fuck around, c’est nager nue la nuit à Nice avec ma cousine habituellement voilée. Fuck around, c’est foirer, échouer, faire honte, avoir honte et grandir de tout ça. Fuck around, c’est m’autoriser à sortir de ma prison mentale. Notre prison mentale, j’ai envie de dire, celle à laquelle nous sommes assignées dès la naissance dans ma famille. Un jour, ma petite cousine Kahina m’appelle de Paris en cachette en pleurs avec le téléphone de sa mère. Elle me dit que son père l’a hagar. Il est venu la chercher plus tôt à l’école et il l’a trouvée avec ses amies devant le lycée au lieu d’être en cours. Une fois à la maison, il a explosé son téléphone contre le sol et l’a piétiné jusqu’à ce qu’il se trouve en mille morceaux. Il a ensuite menacé ma cousine de l’envoyer au bled, et lui a donné des claques. Ma grand-mère a crié qu’il faut l’éduquer et la marier le plus rapidement possible. Ma cousine aussi n’a pas le droit de fuck around. Elle me dit qu’il y a plein de filles maghrébines dans son lycée, mais c’est elle qui a les parents les plus sévères. Je lui explique que ce n’est pas seulement culturel, que notre famille est juste fucked up. Elle aussi devrait pouvoir fuck around en portant du mascara sans que son frère la snitch à ses parents. Fuck around pour elle, c’est aller à l’anniversaire d’Élisa et partir en Espagne avec elle et ses parents. Fuck around, c’est s’acheter la veste en cuir qu’elle a vue chez Primark, même si son père la trouve trop vulgaire. Fuck around, c’est avoir son premier job étudiant pour se permettre de se payer des trucs, c’est fumer une clope à la pause de l’école et s’asperger de parfum pour que personne ne remarque rien. Fuck around, c’est se permettre d’avoir une mauvaise note à l’école sans que toute la famille soit scandalisée. Fuck around, c’est dire qu’elle voyagera seule à ses dix-huit ans, alors qu’au fond elle sait très bien qu’elle n’obtiendra pas l’autorisation. Fuck around, c’est permettre à cette jeune fille de seize ans de rêver, même si on lui rappelle sans cesse qu’elle doit apprendre à cuisiner et à faire de jolis gâteaux pour faire une bonne bent el famlila pendant que son frère joue à la Nintendo Switch. Ma tante s’est mariée pour fuir la maison familiale, ma mère également, toutes mes tantes l’ont fait. À chacune de nos revendications, nos mères nous rappellent sans cesse que l’on pourra faire ce qu’on veut une fois mariée. Hada houwa mektoubna. Quand j’étais chez mon oncle dans l’est de la France, j’ai décidé spontanément de faire un tour à Zürich avec Kahina. J’annonce le tout à ma famille, je prendrai le train de Belfort jusqu’à Mulhouse et ensuite jusqu’à Zürich. J’ai trouvé un Airbnb pas trop dispendieux, nous resterons trois jours. Tout le monde s’indigne, donne son avis. Mon cousin me dit qu’il n’y a rien à voir là-bas. Ma tante me donne son accord. Ma grand-mère clame que nous ne pouvons pas voyager seules, elle répète au moins dix fois Achchouma benti ahchouma. Mon oncle me propose de visiter une ville en France. Ma grand-mère proteste : Barakat, pas de voyage pour toi, demain j’appelle ta mère, tu rentres chez toi au Canada. Mon oncle affirme que Strasbourg c’est bien, mais que ma grand-mère a raison, nous devons être accompagnées. Mon cousin dit qu’il serait venu avec nous, mais il a peur des contrôles de police. Ma tante rétorque : « Mais laissez-les faire ce qu’elles veulent, vous avez gâché nos vies, laissez-les vivre bon sang ! » La femme de mon oncle suggère de nous accompagner à Strasbourg. Ma grand-mère lui répond : « Mais tu n’as pas honte ? Qui va s’occuper de tes enfants ? » Et bien oui, c’est à croire que mon oncle ne peut pas prendre soin des petits pendant trois jours. « Qui va nous faire à manger, qui va faire le ménage ? » Ma tante se sacrifie, elle va rester avec les enfants. La femme de mon oncle est contente, son premier voyage sans son mari. Ma grand-mère marmonne des injures. Mon oncle ne supporte pas de contrarier sa mère. Il reprend le dessus : « Je vais vous accompagner à Strasbourg, on y passera une journée seulement en famille. » Mamie jubile, elle aussi pourra visiter une nouvelle ville. Le lendemain, mon oncle dit qu’il a trop de travail qu’on ira après-demain, et il répète la même histoire jusqu’à mon retour à Montréal. Je me suis leurrée en pensant qu’on me laisserait prendre le train sans chaperon. Au téléphone, ma mère me lance « twalou redjlik », cette expression qu’elle me rabâche sans cesse pour me remettre à ma place, probablement les mêmes mots que sa mère lui répétait à mon âge et qui nous font sentir toutes petites, dociles. Parfois, elle n’a même pas besoin de prononcer ces mots que je les entends dans ma tête. À l’aube de mes vingt-cinq ans, je n’ai toujours pas trouvé la force de briser le cycle et de fuck around. Briser le cycle, c’est partir, partir c’est déshonorer, déshonorer c’est tout laisser derrière soi. On me dit de partir, d’arrêter de mentir, de me cacher et de feindre. Ma liberté est précieuse. Partir, c’est m’autoriser à respirer pour la première fois, quitter c’est bon pour ma santé mentale et partir veut dire que je vais pouvoir fuck around autant que je le souhaite. On me dit que je suis forte et que j’ai accompli beaucoup de belles choses, mais que j’en accomplirai encore plus sans ce boulet que je traîne derrière moi. Il me faut saisir ma liberté. Je fais semblant d’accepter les traditions sclérosées, mais pendant ce temps j’élabore mon plan. Chaque soir, j’enlace un kerdoun autour de ma chevelure et j’attends que mes cheveux poussent. Je reste là au domicile familial et j’attends que le temps passe, même si je sais qu’il me file entre les doigts. J’attends, même si j’attends depuis trop longtemps déjà. J’ai ingurgité tout le mépris qu’on m’a donné et j’attends seulement de leur cracher à la gueule. J’attends, car peut-être qu’il me poussera un phallus, et qu’il sera plus facile de partir. Mon père voit clair dans mon jeu, il me conseille de patienter quelques années encore et je pourrai alors partir sans créer un scandale dans la famille. Il me dit qu’avec le temps, ma mère n’aura plus de force de tout contrôler. Pour que je garde espoir, il me rappelle que son prénom veut dire sagesse en français : « Elle te fait la misère, mais elle s’assagira avec le temps ». Attendre oui, mais pas trop non plus, sinon le fuck around n’aura pas la même saveur. Je dois skur, briser le cycle : matebkouch hada houwa mektoubi.
Pour citer cette page
Anya Nousri, « Fuck Around », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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