Lettre à Yannick Haenel

Myriam Watthee-Delmotte

Myriam Watthee-Delmotte est directrice de recherches du Fonds National de la Recherche Scientifique belge et professeure à l’Université catholique de Louvain (UCL), où elle a fondé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire (CRI). Elle est actuellement vice-directrice de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique. À l’Université de Louvain-la-Neuve, elle a créé le Fonds Henry Bauchau, auteur auquel elle a consacré de nombreux ouvrages dont Henry Bauchau. Sous l’éclat de la Sibylle (2013). Ses recherches portent sur la dynamique des représentations mentales et sur les modes d’efficacité de la littérature. Son ouvrage Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine a obtenu le Prix Vossaert en 2010. Elle a publié récemment chez Actes Sud l’essai Dépasser la mort. L’agir de la littérature (2019) et chez Hermann les collectifs Yannick Haenel. La littérature pour absolu et Rite et création (2020). Elle est par ailleurs l’auteure du livret d’opéra Verlaine au secret, créée par le compositeur Adrien Tsilogiannis dans le cadre de « Mons, capitale européenne de la culture » en 2015, et de récits brefs publiés en revues.


Aucun écrivain n’est conscient de ce qu’il bouscule en arrivant dans l’espace de ses lecteurs. C’est ce dont j’ai envie de te parler, cher Yannick.

Parce que pour moi, ton œuvre est arrivée comme un bouchon de champagne : brusquement, elle a fendu l’air comme une effusion de joie qui inaugure des réjouissances.

Contrairement à ce qui se passe habituellement, j’ai découvert l’écrivain avant ses écrits : c’était le 17 mai 2008 au Centre Pompidou, j’étais venue à Paris pour assister à la journée d’études La littérature contemporaine et le sacré associée à l’exposition Traces du sacré. Tu présidais la première session et tu jouais ton rôle de modérateur avec autant de sérieux que de modestie et de décontraction – des qualités rarement réunies dans cette fonction. Ensuite, tu es intervenu en tant qu’orateur et, avec ce ton air de sérénité qui te caractérise, tu as développé une interprétation de Nietzsche qui prenait le contrepied des discours convenus. J’ai été stupéfiée : non seulement tu transgressais le tabou français habituel sur la question du divin, mais il était très évident que tu ne cherchais l’approbation de personne sinon de toi-même.

Outre la teneur de ton propos, ta qualité de parole m’a frappée : une précision, une élégance dans la formulation, et une simplicité qui révèle un souci de se porter à l’essentiel. Et en même temps une fougue, une jubilation à manipuler la langue pour lui faire dire plus et mieux, un sens de la trouvaille linguistique. Une langue d’écrivain, à coup sûr.

Tu avais intitulé ton intervention « Révélation des phrases ». Les « phrases », et non pas des « mots » : toi, ce qui t’intéressait, c’était très clairement l’articulation, le lien, l’engendrement, le surgissement. Un ravissement pour moi : enfin un écrivain qui voit le langage en termes de dynamique, de puissance transformatrice.

La première chose que j’ai faite en sortant de la salle, c’est chercher un livre de toi, et j’ai trouvé Cercle, que j’ai commencé à lire dans le TGV du retour. Je l’ai parcouru d’emblée trois fois, de la dévoration à la dégustation lente. J’ai souligné, commenté en marge, et j’ai beaucoup souri en te lisant. Ton roman m’a mise en joie : je tenais, avec Cercle, une de ces « joies imprenables » dont parle Lytta Basset.

Te lire m’a mise dans cet état délicieux que tu connais, dans lequel on se trouve lorsqu’on découvre un auteur qui apporte des saveurs de lecture nouvelles, cette sensation qu’il ouvre un continent inconnu dont on sait déjà qu’on va l’explorer plus avant avec ardeur. Les livres sont des amis imaginaires qui nous procurent un sentiment d’allégresse, nous stimulent, nous permettent de penser plus loin et autrement, et nous enchantent par la sensation d’un partage d’émotions. Voilà : Cercle était devenu mon ami.

J’ai acheté ensuite ce roman de nombreuses fois, je l’ai donné en cadeau à beaucoup de mes proches, je l’ai fait découvrir à mes étudiants… J’ai aussi lu tous tes autres livres et j’ai rebondi d’exaltations en ravissements. Le récit « Faites-vous un corps de phrases » est devenu un texte-talisman pour moi : celui où on se ressource quand la vigueur vient à manquer. Et quand mon compagnon m’a demandé quel livre je choisirais si ma bibliothèque brûlait et qu’il fallait en sauver un seul, j’ai immédiatement désigné À mon seul désir, ce qu’il a pris, avec le sourire, pour une déclaration d’amour pour lui et j’ai été ravie de cet usage insolite de l’ouvrage…

Ce que ton œuvre apporte dans le paysage littéraire et mental d’aujourd’hui, pour moi, je peux le résumer comme ceci : c’est la disponibilité au futur qui se ré-ouvre. Ta parole porte haut le désir de vivre pleinement, la ferveur de l’amour, le besoin de beauté, la nécessité du sens, et elle incite à ne pas craindre les lignes de risque. Tes textes sont des appels d’air dans un monde en pleine asphyxie. J’aimerais assez qu’on puisse déclarer une œuvre comme celle-là « d’utilité publique »…

Ton audace, cher Yannick, que tu allies à un singulier sens du calme, fait un bien fou. Tu oses te mouvoir à contre-courant, tu as la faculté de penser dans un autre sens que celui des discours dominants sans t’en inquiéter. Un auteur français de ta génération qui n’a pas peur d’évoquer les sujets jugés obsolètes comme l’initiation ou le sacrifice, de clamer avec allégresse l’importance des grands classiques de la culture, d’utiliser sans fausse honte le vocabulaire des religions tout en n’étant d’aucune obédience, c’est l’exception qui confirme la règle de la bien-pensance contemporaine. Nulle frilosité ni mépris à l’égard de la notion d’absolu qui fait sourire tant d’autres. Nul ricanement ni délectation morose dans la dénonciation de l’impuissance victimaire qui forme le sujet d’une écrasante majorité d’œuvres aujourd’hui. Au contraire, chez toi, ce qui saute aux yeux, c’est ta vitalité éclatante et une belle espièglerie. Ah, le « beau derrière » de Notre-Dame… Ce passage de Cercle dit avec tant de bonheur comment l’érotisme et le sacré sont indissociables, sans sacrilège aucun parce que tu es à mille lieues de ces dichotomies faciles dont tant d’êtres se satisfont. Tes récits sont la danse d’un funambule agile sur le fil tendu qui relie le profane au sacré. À te lire, on s’émeut en profondeur sans cesser d’être porté par un emballement de joie et de drôlerie. On est toujours à la fois dans le totalement dérisoire et l’infiniment sérieux. Tes narrateurs sont à la fois rieurs et graves. Ton héros est toujours à la fois chien et loup ; misérable et royal. Ton propos est complexe intrinsèquement.

C’est pourquoi on ne s’ennuie pas un seul instant à te lire. On peut te lire au premier et au second degré avec la même cohérence et le même bonheur, et tout reste dans la polyvalence sans ambiguïté. Et même si je connais aujourd’hui parfaitement les expressions qui reviennent spontanément sous ta plume, chaque texte me replace face à l’imprévisible, dans un subtil jeu de pistes qui retrace de nouveaux vagabondages, des havres de paix provisoires, des vertiges, des embrasements. En fait, comme écrivain, tu es Ulysse polytropos, « l’homme aux mille tours ».

Ulysse m’est venu en tête spontanément, et me donne envie de creuser un peu cette comparaison. Parce qu’il faut constater que, comme le héros de l’Odyssée, si tu racontes volontiers ta propre histoire, avec petit ou grand H, tu avances sans te faire reconnaître, puisque dans chacun de tes livres tu fais parler ton narrateur et héros-fétiche, Jean Deichel. Tu l’envoies à chaque fois sur des routes imaginaires qu’il emprunte à ta place ; tu le mets en exil : il rompt les amarres dans les premières pages du texte, puis chemine entre mille dangers, affronte des montres, rencontre toujours de ravissantes sirènes ou des magiciennes qui aimeraient le retenir, et ne revient jamais au foyer initial mais se trouve un ancrage amoureux en cours de récit. La comparaison s’arrête là pour lui : pas de fidèle Pénélope, pas de vieille nourrice Euryclée ni de vieux chien Argos qui puissent le reconnaître au retour de guerre. D’ailleurs, Deichel n’est pas un stratège guerrier, mais un déserteur.

Mais toi, Yannick ? Toi qui as passé ton adolescence en treillis au prytanée de la Flèche et qui as appris, dans le milieu militaire, à ruser ? Toi qui signes ton premier roman publié, consacré aux Petits soldats, sans chercher à éviter par un pseudonyme le nom « Haenel » qui est une marque d’armes à feu ? Qui t’es attardé plusieurs années dans l’enseignement qui te promettait la merveille d’une jolie carrière plane pour t’y arracher et filer vers l’inconnu parce que tu préfères évoluer parmi les avalanches ? Qui t’es introduit comme un cheval de Troie chez Gallimard à la faveur de ton apparence « bon élève », pour te révéler ensuite chroniqueur à Charlie Hebdo – et on peut dire, réciproquement : qui t’es infiltré chez Charlie à la faveur de tes sympathies anarchiques avec les renards pâles pour y injecter une langue de haute exigence et l’éloge de la culture savante ?

Toi, Yannick, qui sais, avec Jan Karski, que les guerres ne se terminent jamais ; que les périodes de paix sont des répits passagers entre deux moments où réapparaît une folie destructrice ?

Toi qui chéris plus que tout l’ivresse de l’amour, qui sais que l’infini palpite au cœur d’une étreinte amoureuse, et qui déclares que « la littérature est l’autre nom de l’amour » parce qu’il y a « au cœur du langage, une dimension érogène » que tu passes ta vie à traquer…

Toi qui dis chercher l’Italie pour entrapercevoir l’insaisissable, et qui te veut tel…

Toi, tu as bien ta Pénélope fidèle, qui refuse ses charmes aux prétendants qui l’assaillent de promesses fallacieuses et qui tient ferme ta couronne : c’est cette intensité intérieure du langage qui reste celle de ton œuvre au fil du temps, qui ne cède jamais aux tentations de facilité qui sont pourtant nombreuses dans le milieu du froufrou littéraire.

Et ta nourrice, n’est-ce pas la vieille tradition des Belles Lettres qui t’a bercé et qui connaît chacune de tes cicatrices ?

Tu as bien aussi ton vieux chien fidèle qui te flaire de loin et peut te reconnaître entre mille travestissements. Ça, en fait, c’est un peu nous, les lettrés spécialistes de ton œuvre. Nous renieras-tu à lire nos études qui te découvrent ? Tu es bien celui qui, d’escale en escale, de livre en livre, ne pourra jamais trouver le repos. « La littérature, par son apprentissage qui n’arrête pas de se faire, c’est une manière d’essayer d’aimer plus et d’aimer mieux », déclares-tu au micro d’Elsa Boubil. Et comme elle s’inquiète de l’ampleur d’une telle ambition littéraire, tu réponds : « C’est exténuant, oui, mais je suis un inépuisable épuisé. Sinon, à quoi bon ? »

Les citations que l’on fait parlent toujours plus de l’emprunteur que de l’auteur ventriloqué. Par exemple, tu cites très souvent cette phrase que tu attribues à Hegel : « À la manière dont un esprit se satisfait, on reconnaît l’étendue de sa perte ». Oui, c’est clair, tu es insatiable, tu es un homme d’excès, la demi-mesure n’est jamais tienne. Ce qui te convient, à toi, c’est de sauter dans le vide à chacun de tes nouveaux livres, mais non sans avoir bourré au préalable les poches de ton manteau, comme Blaise Pascal, de phrases protectrices. Tu es farouchement indépendant, mais ta solitude créatrice est peuplée d’œuvres de poètes, de philosophes, de peintres, de musiciens, de cinéastes et ce sont eux qui te donnent ta force. Car comme Ulysse encore, tu es un homme à la mémoire heureuse.

« Je n’écris pas pour “faire de la littérature”, mais afin d’élargir en moi les possibilités de vivre ». Permets-moi de te dire, cher Yannick, que c’est ce qui m’est arrivé aussi à te lire.

Tu vois maintenant pourquoi ton apparition dans mon horizon littéraire m’a fait l’effet d’un bouchon de champagne ?


Pour citer cette page

Myriam Watthee-Delmotte, « Lettre à Yannick Haenel », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le ).


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