Forêt

Charlotte Moffet

Charlotte Moffet, candidate à la maîtrise en littératures à l’Université de Montréal, s’intéresse en recherche-création à l’écriture de la parole, entre la page et le corps. Ses textes sont publiés en revues et mis en lecture sur scène. Elle est codirectrice générale et artistique du Porte-Voix, conseillère dramaturgique pour le Théâtre des Trompes et adjointe à la recherche et à la coordination du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ).


Il fait noir ici, quelque chose dans l’air comme de l’inquiétude – j’en ai l’habitude et l’inconfort ne s’élève plus en empêchement. Un frisson quand même, dans le ventre, pousse vers l’avant pour répondre à un désir : aller mieux, ou peut-être juste aller. Difficile toutefois de savoir où poser le pied. Je distingue certaines formes, mais l’accoutumance à la pénombre a ses limites. Il y a : des arbres ; une sorte d’ouverture entre les arbres – pas tout à fait un passage, plutôt un espace moins dense – ; un tapis de feuilles qui recouvre la terre ; des traces de pas sans doute – je ne les vois pas vraiment, mais je les imagine, les espère. Ai entendu parler, par échos seulement, d’une voie pour partir d’ici. Je viens de l’obscurité comme ma mère, et sa mère avant elle. Je ne sais pas si elles sont parvenues à sortir du bois, si elles ont rejoint la lumière – toujours ce problème de la vue – ; sais seulement qu’elles se sont éloignées, crois les entendre là-bas. Leur démarche fait frémir le sol dans la distance, le craquement des branches, le froissement de la mousse. Ce ne sont peut-être pas elles, mais j’aime me le dire pour me donner chaud et l’impression de suivre des lignes de sang. Aussi possible qu’elles soient ailleurs, en d’autres forêts.

Chose certaine : je ne suis pas seule en celle-ci. Quelque chose dans l’air, oui, comme de l’inquiétude – ne pas m’y arrêter, il faut bien un jour se mettre en marche même à tâtons dans le risque et le silence. J’entends les déplacements autour, serai sans doute moi-même entendue et là : exposition à la traque. Le temps s’est étiré, je ne compte pas les jours qui passent avec le soleil qui ne vient pas jusqu’ici : la saison de la chasse est-elle ouverte ? Personne là où je me terre pour me le dire. Dans la lutte contre le tremblement, me laisse aller au désir : un pied devant – doucement, ne pas faire de bruit pour ne pas être suivie. Un certain nombre de pas déjà, de la broussaille égratigne ma peau. Je suis cernée de végétation sèche et épineuse, qui creuse sur mon corps des sillons de douleur nouvelle, retarde le moment où il sera possible d’aller et mieux. Un bras devant alors en sacrifice, pour frayer le chemin : vers la guérison, il n’y a qu’un mouvement, à la direction toutefois incertaine car sans trace antérieure ; ce n’est pas une route, déjà battue.

*

Craquement qui n’est pas le mien, m’immobilise, me retourne brièvement par réflexe de défense. Quelque chose encore dans l’air comme de l’inquiétude, mais le bruit n’est pas celui du prédateur qui piste : il n’est pas derrière, mais à côté ; je ne suis pas suivie, mais accompagnée. Me demande si je devrais m’approcher. Faut-il aller, nécessairement, devant et en ligne droite ? Peut-être trouverai-je non loin ma mère, ou une sœur que je ne connais pas, qui comme moi n’est jamais tout à fait rentrée à la maison – qui serait heureuse de le faire et de pouvoir dire enfin.

Peut-être pensera-t-elle que je suis celui qui chasse. Ne peux pas m’attendre à ce qu’elle baisse la garde, ne sais pas si je devrais faire du bruit pour m’annoncer, ne pas causer plus de peur que je n’en porte moi-même. Me demande quelle forme prendre pour inviter la confiance. Au risque de dévoiler ma position à qui se trouve en état de poursuivre, je choisis le soupir pour signaler, partager ce que je porte de fatigue, en son et sans mot.

Je disais non loin et ne me trompais pas – en fait : tout près. Un souffle, son rythme comme le mien, blessé et prudent. Les corps qui se ressemblent se reconnaissent dans le noir.

Nous habitons un instant le silence qui en s’amincissant devient presque confortable – assez pour que germe l’envie de dire quelque chose : un secret, un aveu. Les lèvres restées fermées longtemps, elles craquent à l’ouverture. Sans surprise aussi la voix se brise comme une vague et comme une mise en garde. Le cri brûle de l’intérieur en désir naissant, porte en lui toutefois le danger de l’incendie. Nous pensons à mettre le feu mais nous sommes là aussi, dans la forêt. Nous pensons à ce qu’il nous reste de peau, à ce que nous pourrions laisser derrière nous. Que faut-il préférer, entre détruire ou avancer ?

*

La question comme un appel : d’autres corps nous rejoignent et aucun morceau de bois ne se casse, aucune feuille ne se plie. La proximité dans la respiration, le murmure. Il fait toujours noir, mais il fait plus chaud. Avec un bras devant, j’ai au bout des doigts moins de végétation sèche que de peaux : le sacrifice ne semble plus nécessaire. Au toucher une larme devient fine pluie, communion autour de la douleur, autour d’histoires qui se racontent bas, près du sol à présent humide.

Léger froissement sous nos pieds qui finalement avancent. Me demande si des arbres sont tombés. Nous marchons sans urgence et sans crainte du détour, tendons l’oreille pour rejoindre les chants des alentours, encore isolés.

*

Craquement encore, qui retentit cette fois lourd. Quelque chose vraiment, dans l’air comme de l’inquiétude : menace de la plaie nouvelle ou renouvelée. Nous ne la voyons pas, ne savons rien de la distance qui nous sépare d’elle. Lui donnons la forme du loup. Nous pensons aussi à celle du fantôme, car la menace est un spectre, mais nous nous arrêtons au loup car il ne nous passe pas à travers ; il nous passe sur le corps et le marque.

Peut-être est-ce plutôt nous qui devenons fantômes après la blessure. Fantôme pour ne pas être vues, même dans le noir, fantôme pour ne pas faire de bruit, même dans une forêt qui semble déserte depuis longtemps. Peut-être maintenant anges ou elfes, peut-être sorcières avec nos voix qui s’unissent en chœur. Nous nous cachons un peu moins mais ne sommes pas troupeau, pas moutons.

Le loup le croit par contre. Animal de nuit il voit dans la pénombre mais ne sait pas compter, ne mesure pas le nombre. Il suit les corps, avec sa faim. Le désir lui aussi devant, sauter devant et sur nous. Lutte, autre, contre le tremblement.

Il entretient l’espace entre ses côtes, évite de se laver. Se donne des airs d’être qui cherche comme nous la voie vers l’aller mieux, l’aller même s’il va déjà. Dans le noir, difficile de bien comprendre sa façon de s’approcher : espère-t-il s’immiscer entre nous, trouver la pitié d’une main qui voudrait le flatter, nourrir, peigner ? Il calcule, sans adresse aucune, car la peur passe, lentement, de notre camp au sien. Chez le loup donc, dans la panique grandissante le jeu, la danse pour feindre en lui la plaie qu’il a creusée chez nous, pour feindre d’appartenir à ce qui devient ici fort et beau. Il ne le devine pas encore, mais il perd.

*

Le temps continue de passer. Nous connaissons maintenant, par expérience ou partage, les aléas du voyage, les croisements dangereux et les pièges qui le ponctuent. Nous connaissons les égratignures de la forêt déjà et nous n’avons pas besoin de la langue du loup pour lécher nos blessures – nous savons en fait le contraire. Nous ne nous arrêterons pas, à cette chose dans l’air comme de l’inquiétude. Nous marchons, gardons nos mains et nos voix pour nous et pour les chants, incantations. Notre appel : la lumière au-delà des branches, les paroles d’avant nous, les mères et leurs mères dont les traces se sont effacées. La lumière pour éclairer l’immensité des choses à faire – dire (encore, répéter), entendre, consoler, guérir, réparer –, et l’horizon, la distance à parcourir.


Pour citer cette page

Charlotte Moffet, « Forêt », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le ).