Lettre au fils

Pascale Millot

Pascale Millot mène un doctorat en recherche-création à l’Université de Montréal sous la direction de Catherine Mavrikakis et de Maïté Snauwaert. Elle travaille sur la vieillesse des femmes, l’écriture du deuil et la mémoire de la mère. Elle enseigne la littérature au Cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil, depuis 2012. Auparavant, elle a été journaliste culturelle et scientifique, et a publié dans les plus importants médias du Québec.


Mon fils, mon ange,
Me voici bien vieille et fatiguée. Le temps a été si long. Depuis ton départ, je n’ai vécu qu’à moitié. L’angoisse a eu raison de mon espoir et de ma résistance. J’ai tant pensé à toi durant toutes ces années, toi mon enfant rieur et agité, né un mois avant terme.

Imprudemment, nous avions décidé, ton père et moi, de gravir la montagne comme nous l’avions fait tant de fois au début de notre amour. J’étais grosse déjà, et puissante de te porter en moi. Un orage éclata, il nous fut impossible de rebrousser chemin. Mes eaux crevèrent au milieu du sentier. Les premières contractions me déchirèrent les reins. Nous eûmes tout juste le temps d’atteindre le refuge où tu livras ton premier combat. Tu survécus, et tes cris retentirent jusque dans la vallée.

Tu fus précoce en tout. Tu marchais à 10 mois, te mis vite à courir, à briser les barrières, à fouiller le grenier, à explorer les recoins, à ouvrir les placards, à vider les tiroirs. Tu ne dormais jamais, ne voulais rien manquer, repoussais le sommeil, tirais sur tes paupières pour les garder ouvertes. Tu réclamais ton père qui, déjà, avait levé les voiles. Pour te calmer, je m’allongeais à tes côtés et je te massais doucement la nuque avant de te raconter l’histoire, toujours la même, que tu me demandais. La grande histoire du fils d’Ithaque banni de sa cité, condamné à errer sur les mers incertaines. Tu n’abdiquais jamais le premier. Je tombais de fatigue et je m’endormais, mais tu me réveillais en me grimpant dessus – les mères sont des montagnes piétinées par leurs fils. Je recommençais la lecture et nous finissions par sombrer dans un sommeil double, collés l’un contre l’autre. La flopée de spécialistes que je consultai pour tes « problèmes de sommeil » me mirent tout sur le dos, m’assommèrent de reproches et de questions rhétoriques : comment pourrais-tu apprendre à dormir seul si je dormais dans le même lit que toi ? Ne m’avait-on pas dit qu’une femme sans mari ne doit pas coucher avec son garçon ? Comment deviendrais-tu autonome si je ne te laissais pas pleurer ?

Soir après soir, nuit après nuit, ton petit corps chaud blotti contre le mien, je te racontais la terrible bataille qui opposa Hector à Achille, la colère de Poséidon, le cheval de bois abandonné aux portes de Troie, le cyclope dévorant les guerriers, et Circé changeant les marins en pourceaux. Tu ne t’en lassais pas. Tu connaissais par cœur les exploits du héros. Tu savais le nom de Laërte, le vieux roi peu enclin au pouvoir. Tu aimais Télémaque, l’enfant magnifique en quête de son père. Tu jurais de tuer les prétendants au trône courtisant Pénélope.

Soir après soir, tu apprenais par ma bouche que ce sont les hommes qui font les grands récits et que les femmes sont des nymphes à la jeunesse éternelle, des épouses fidèles, des magiciennes et des sirènes qu’à trop écouter, les hommes ramollissent. Soir après soir, tu apprenais à vaincre par les armes, le courage et la ruse, et à abandonner tes amantes à leur peine. Moi, soir après soir, récitant la vaste épopée d’Ulysse, je m’interrogeais : où était sa mère ? Comment avait-elle pu endurer son absence ? Qu’avait-elle à expier pour être soumise à si cruelle épreuve ?

Oui, mon fils, mon ange, Ulysse a une mère, mais qui connaît le nom de la mère ?

La servante qui reconnut l’enfant prodigue à son retour d’exil a traversé les siècles. Elle s’appelle Euryclée. Même le chien Argos a sa place dans la légende. La mère du héros vaut donc moins que son chien ? Personne ne la réclame. Personne ne s’en souvient. Anticlée, c’est son nom, finit par apparaître au cœur de L’Odyssée. Enfin, ce n’est pas tout à fait elle ; c’est son spectre qui, fugacement, au chant XI, bafouille quelques vers des profondeurs de la terre, et quand, repentant, Ulysse par trois fois tente de l’étreindre dans le Royaume d’Hadès, il embrasse le vide. Les mères des héros n’ont de corps que pour les mettre au monde.

Un jour, toi aussi, mon fils, mon ange, tu es parti. As-tu pensé à moi en larguant les amarres ? As-tu tendu l’oreille à ma douleur ? N’as-tu pas senti, de l’autre bout du monde, la vieillesse, ce mal dont personne ne guérit, envahir lentement ce corps qui t’a fait ? Non, mon fils, mon ange, tu ne t’es pas retourné. Messieurs les spécialistes seraient très étonnés : j’ai bien fait mon travail, je t’ai laissé partir, je t’ai si bien appris à te passer de moi que tu ne m’as plus jamais donné de tes nouvelles.

J’aurais dû me douter que tu m’abandonnerais, toi mon aventurier, impatient, impulsif, toujours sur le qui-vive. Mais quoi ? Pas une lettre, pas un coup de téléphone, pas un signe de vie ! Quel crime, à mon tour, ai-je bien pu commettre pour mériter pareil châtiment ?

Les fils ne naissent pas de leur mère. Ce sont eux qui, dans la fureur du grand écartèlement, mettent leur mère au monde. Je suis issue de toi, engendrée dans le sang et la douleur d’un enfantement inverse comme Anticlée est née d’Ulysse. Puis, le miracle accompli, tu m’as repris la vie que tu m’avais donnée. Il y a longtemps déjà que ma voix s’est éteinte et je suis disparue bien avant de mourir.

Ulysse n’était pas là pour recueillir le dernier souffle d’Anticlée rompue par son absence. Les autres hommes avaient déserté sa douleur. Télémaque, assoiffé de vengeance, s’était lancé à la recherche de son père. Laërte, à demi fou, s’était découvert vocation de laboureur, dormant à même la terre de son coteau de vignes. Seule, rongée par le chagrin, elle se jeta à la mer sans jamais avoir eu voix au chapitre dans le beau chant d’Homère. Craignait-on qu’elle révèle les mystères de la naissance d’Ulysse ? Les vieilles femmes sont dangereuses. Elles n’ont plus rien à perdre et connaissent les honteux secrets des hommes. Craignait-on qu’elle raconte que le grand guerrier grec n’est pas né de son amour avec le bon Laërte comme le veut la légende officielle, mais du viol de Sisyphe qui voulait se venger d’Autolycos, son père à elle, et voleur de vaches ? La mère du héros, violée pour quelques têtes de bétail ! Autolycos, refusant de trahir son honteux forfait, ne dit mot. Ainsi va la vie des hommes et se perpétuent en silence les lignées outrageuses.

Moi aussi, mon fils, mon ange, j’abrite des secrets à faire frémir les dieux. Je pourrais les livrer. Tu ne sais rien de moi, toi qui jamais n’a voulu écouter mon histoire. Les mères ne savent quoi faire du douloureux cadeau qu’est l’engendrement d’un homme. Elles avancent dans le noir et espèrent qu’à la fin, les hommes-fils, reconnaissants, se glisseront doucement près d’elles dans le grand lit glacé pour les réchauffer au moment de mourir. Mais de la prophétie, jamais rien ne s’accomplit. Toi non plus, tu ne seras pas là pour me tenir la main.

Mon fils, mon ange, tu apprendras ma mort par les voies officielles ; elles sauront te trouver. J’emporte aux enfers les secrets de ta vie.


Pour citer cette page

Pascale Millot, « Lettre au fils », MuseMedusa, no 9, 2021, <https://archives.musemedusa.com/dossier_9/millot/> (Page consultée le ).


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