Patrice Lessard est né à Louiseville en 1971. Il enseigne la littérature au collège de Bois-de-Boulogne et est l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé Je suis Sébastien Chevalier (Rodrigol, 2009) et de sept romans : Le sermon aux poissons (2011), Nina (2012), L’enterrement de la sardine (2014), Excellence Poulet (2015), Cinéma Royal (2017) et La danse de l’ours (2018) sont parus aux éditions Héliotrope ; À propos du Joug (2019) est paru chez Rodrigol, sous le pseudonyme de Sébastien Chevalier.
Nous étions au camp.
La peur, au camp, jouait un rôle important, rôdait toujours, nous la combattions mais les chefs savaient l’entretenir. Le soir, avant de nous séparer pour la nuit, d’aller dormir ou de prendre nos tours de garde (il fallait veiller à ce que ne s’éteignît pas le feu, patrouiller, aussi, dans le camp, s’assurer que tout fût en ordre, rien d’extraordinaire), ils nous racontaient, les chefs, des histoires, toujours un peu les mêmes. Je n’en étais pas à mes premières armes, je n’avais plus peur ; il m’arrivait de faire semblant, afin que le jeu pût continuer. Je me souviens de l’histoire d’Ulysse. Ils ne l’aimaient pas beaucoup eux-mêmes, crus-je comprendre, Ulysse, un des chefs avait dit : Ulysse est celui qui observe, qui se gausse, il méprise, condescend, parce qu’il est rusé (ce qu’on dit de lui invariablement) et sait qu’il est quelque chose, dans ce qu’il observe, à exploiter. Ulysse n’est pas un modèle, les héros, bien qu’admirables, ne sont jamais des modèles.
Personne ne l’avouait, mais je sais que plusieurs d’entre nous, bien que sachant qu’il n’existait pas, avaient d’Ulysse une peur bleue. C’était, d’Ulysse, l’idée, qui les terrifiait, que s’insinuât dans notre univers, voire entre nous, ce qui nous détruirait. Il n’y avait nul moyen de savoir à quoi s’attendre d’Ulysse, malgré toutes les histoires que nous connaissions, à cause de toutes celles que nous ne connaissions pas, pires peut-être. Nous savions aussi qu’Ulysse gagne toujours, même lorsqu’on le croit perdre.
Nos journées, souvent, paraissaient vides. Nous faisions en forêt des marches de reconnaissance, sans trop savoir ce que nous cherchions (devions-nous chercher quelque chose), ce dont nous avions pour mission de nous rendre compte. La présence d’un autre, sans doute, d’un inconnu, nous devions nous méfier des inconnus, cela semblait absurde, nombre d’entre eux, les inconnus, ne faisaient que vaquer à leurs affaires, n’avaient rien à voir avec le camp bien qu’ils y transitassent. Il arrivait que les chefs organisassent des déploiements, afin de stimuler la stupeur, mais cela, sur les plus vieux d’entre nous, n’avait plus pour effet que de nous divertir. Nos pâles aventures, pourtant, impressionnaient les plus inexpérimentés de nos comparses. Ceux-ci, comme les chefs, Hippolyte et moi, Marc aussi, parfois, nous cherchions à les épouvanter, le plus souvent par désir de les ridiculiser. Nous savions jeter devant leurs yeux des voiles d’images trompeuses, pensions peut-être qu’à force de les exciter, nous les pousserions à des méfaits.
Un soir que les chefs nous avaient laissés tranquilles, assis autour du feu, nous nous étions acharnés sur Ajax. Nous l’avions épeuré avec le bétail, il n’avait jamais vu une vache de sa vie avant son arrivée au camp, et nous lui avions fait accroire, Marc et moi, que nous savions exciter les taureaux (nous avions dit taureaux), que lorsque les chefs nous demanderaient de traverser le champ à la rencontre de quelque troupe en maraude, les taureaux l’attaqueraient et il ne pourrait fuir, Ajax était grand et maigre, dégingandé, maladroit, brutal et belliqueux, il était fort mais ne savait courir, et alors, nous étions toujours assis, toute notre patrouille, autour du feu, nous venions de terminer notre repas, il s’était enragé, m’avait lancé sa hache qui m’avait frôlé le visage, puis une lourde cruche d’eau, vers Hippolyte, avait manqué sa tête, et il s’était enfui. Ce n’était pas la première fois qu’il s’enfuyait sous le coup de la frayeur ou du désarroi devant notre méchanceté. C’était la première fois que nous aiguillonnions ainsi sa furie, sa violence pouvait nous perdre, pensâmes-nous, nous le savions puissant, bien que bête. Ulysse est celui qui, par sa cautèle, mène l’autre à la folie, pensai-je. Ajax finit par revenir. Nous ne lui reparlâmes pas de sa colère ni n’en dîmes rien aux chefs.
Le lendemain, malgré sa terreur (nous pressentions sa terreur), il nous suivit docilement dans le champ des vaches. Au camp, nous étions des guerriers, nous n’avions d’épées que de bois mais de vrais poignards, de vraies haches, nous coupions de petits sapins que nous ébranchions, façonnions des javelots. Ajax était notre tête de Turc, nous ne nous étions jamais disputés avec lui, il était sous-doué, simplement – mais comment eussions-nous pu imaginer qu’il irait s’en prendre à des bovins ? Nous ne l’avions jamais battu, d’ailleurs il savait se défendre, aux épreuves de lutte, il était le meilleur, de loin. Nous le harcelions depuis des années, cela avait commencé avec son frère aîné, à qui il arrivait de se souiller parce qu’il avait peur d’aller seul au préau la nuit, c’était un prétexte facile pour l’humilier. Lorsque nous quittâmes le camp, le soleil tapait fort mais, à l’orée du champ, le ciel tout à coup se couvrit et une brume surnaturelle nous enveloppa, il n’y avait plus d’horizon. Je déclarai que cela ressemblait fort à une intervention des dieux, qu’il fallait être prêts à la guerre. Hyppolite réprima un sourire. Bien que sachant que mes propos ne pussent affoler qu’Ajax, je jouais le jeu aussi pour stimuler les autres, nous connaissions les chefs, nous savions que quelque chose se préparait bien que cela n’eût évidemment rien à voir avec le brouillard. J’ordonnai à la patrouille de se taire et nous pénétrâmes dans le champ. Pour provoquer Ajax, nous nous approchâmes des vaches beaucoup plus que nécessaire. Il était dans la lune, comme souvent, nous étions à l’affût, c’était d’ailleurs une des raisons de notre inimitié : lors de chaque sortie, il nous retardait, frappait dans les foins avec son épée, il n’aurait jamais vu venir l’ennemi, et Marc, qui marchait à ses côtés, profita de son inattention pour le pousser sur une vache qui elle-même le repoussa, et alors Ajax trébucha et tomba dans une bouse (la veille, il n’y avait mis que le pied), son bras, ses mains couvertes de merde. Nous nous esclaffâmes méchamment, sans nous priver, mais comment aurions-nous pu imaginer qu’il prendrait les bovins pour ses ennemis ?
Il se releva, saisit son javelot et l’enfonça dans le flanc d’une bête qui mugit et rua, s’enfuit, nous riions toujours mais sentions que la situation dégénérait, et si les chefs s’en rendaient compte, ce serait chaud. Ajax frappa une autre vache avec sa hache, provoquant chez les bêtes un mouvement de panique, l’une lui marcha sur le pied et Ajax s’effondra au sol, le pied cassé (cela, nous ne l’apprîmes que plus tard, bien que, Ajax, nous ne le revissions jamais), au milieu du champ, il lançait d’atroces cris de douleur, les vaches s’enfuyaient lentement, nous les suivîmes mais nous arrêtâmes à l’orée du champ, laissant seul Ajax à sa fureur, nous n’osions nous en approcher (il avait toujours ses armes, comme Philoctète son arc), Hippolyte courut chercher du secours (les chefs étaient réunis dans leur tente, au loin, sans doute préparant la prochaine offensive, nous avions le devoir de les avertir du massacre). Marc, comme d’habitude, semblait impassible. Moi, j’observais. J’avais pitié du malheur d’Ajax, bien qu’il me haït, car il avait pour compagne de joug une malchance terrible. Je me souviens néanmoins, assistant au spectacle de sa démence, d’avoir ri encore, dans ma tête.
Jusqu’à ce qu’à l’autre bout du champ, déferlât la troupe ennemie.
Pour citer cette page
Patrice Lessard, « Les vaches », MuseMedusa, no 9, 2021, <https://archives.musemedusa.com/dossier_9/lessard/> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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