Ulysse, une incarnation de la figure du bourgeois pour Vladimir Jankélévitch ?

Yoann Colin
Université de Strasbourg

Auteur
Résumé
Abstract

Yoann Colin est professeur de philosophie et a soutenu récemment une thèse sur la figure du bourgeois dans la pensée d’Emmanuel Levinas et Vladimir Jankélévitch. Il est l’auteur de quelques articles sur la pensée de ces auteurs, dont « L’écriture de Svetlana Alexiévitch : une résonance lévinassienne » dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 47, 2020.

Ulysse est fréquemment mentionné dans les textes du philosophe français et professeur, spécialiste de la philosophie morale, Vladimir Jankélévitch. Le héros de l’Odyssée y apparaît – comme chez d’autres philosophes – régulièrement comme un bourgeois, figure présente et consistante dans ses écrits. Cet article cherche à démontrer, d’une part, comment Ulysse incarne le bourgeois aux yeux du philosophe (en particulier dans son rapport au mariage, à l’aventure et à la recherche du bonheur, mais également à la tentation et à l’altérité) et, d’autre part, dans quelle mesure Ulysse ne peut pourtant pas être réduit à l’illustration de cette figure pour Jankélévitch.

Odysseus is frequently mentioned in the works of Vladimir Jankélévitch, the French philosopher and professor who specializes in moral philosophy. Like in many other philosophers’ writings, the Odyssey’s hero is regularly portrayed as a bourgeois, which is a recurrent, consistent figure in Jankélévitch’s work. This paper aims to show what prompts the philosopher to envision Ulysses as a bourgeois — in his relation to marriage, adventure and the pursuit of happiness, but also to temptation and otherness — and to what extent Ulysses cannot yet be confined to the illustration of this figure for Jankélévitch.


Vladimir Jankélévitch évoque fréquemment la figure d’Ulysse, aussi bien celui de l’Odyssée ou des Regrets de Joachim du Bellay que sa relecture par Dante dans le premier volume de la Divine Comédie ou celui de l’opéra Pénélope de Gabriel Fauré. Il nous semble qu’une des caractéristiques de cette figure est sa dimension bourgeoise. Remarquer qu’Ulysse partage un certain nombre de caractéristiques avec les bourgeois pourrait sembler insignifiant, mais nous défendons la thèse que la philosophie de Jankélévitch se construit, entre autres, par opposition à la figure du bourgeois. Le terme de bourgeois est relativement fréquent dans les écrits de Jankélévitch et il nous semble que le philosophe en esquisse un portrait en peignant différents comportements, en lui attribuant certains lieux communs et une morale constituée à partir d’un égoïsme fondamental. D’un point de vue éthique et sociopolitique, le bourgeois se dresse comme une figure repoussoir dans la pensée du philosophe, pour un certain nombre de raisons. Et Ulysse partage avec le bourgeois de nombreux points de convergence. Cependant, Ulysse n’est-il, sous la plume du philosophe de la morale, qu’un bourgeois ? Peut-on le réduire au rôle d’illustration de cette figure ? Ou bien, puisqu’il est dit dans l’Odyssée « Polytropos » – que, faute d’une traduction unanime ou consensuelle alternative, nous traduirions par « insituable », pour jouer sur l’idée qu’il serait à la fois non localisable, et qu’il serait impossible d’en déterminer la place dans un ensemble – pourrions-nous le considérer comme inclassable, indéterminable et, finalement, rebelle à toute assignation à un groupe ?

Par ailleurs, Jankélévitch n’est pas le seul à faire d’Ulysse un bourgeois. D’autres philosophes du XXe siècle le caractérisent également ainsi. Bloch évoque, comme toute une tradition, le roi d’Ithaque dans son rapport à l’aventure. S’il n’est pas d’accord avec eux, et se justifie en évoquant la Divine Comédie, d’après laquelle Ulysse serait reparti à l’aventure1Ernst Bloch, Le principe Espérance, tome III, traduit par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1991, p. 130., il reconnaît que certains commentateurs ont fait de lui un bourgeois, qui « après avoir traversé tous les dangers possibles, [en] honnête père de famille n’aurait aspiré qu’à retrouver les siens2Ibid., p. 129. Bloch évoque notamment Daumier, qui « a d’ailleurs représenté Ulysse coiffé du bonnet de nuit, aux côtés d’une épouse au nez pointu, le casque et le glaive accrochés au mur » (ibid.). Max Horkheimer et Theodor W. Adorno perçoivent également Ulysse comme un bourgeois, et même comme son prototype (« le héros des aventures apparaît comme le prototype de l’individu bourgeois dont la notion prend son origine dans cette affirmation de soi cohérente à laquelle le héros vagabond fournit son modèle préhistorique », dans « Ulysse, Mythe et raison », La dialectique de la raison, traduction de Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 2002, p. 58). ».

Dans quelle mesure Jankélévitch fait-il d’Ulysse, qu’il mentionne et évoque fréquemment, un bourgeois ? Et quelles caractéristiques propres ce philosophe attribue-t-il au bourgeois, cet être qui semble échapper à toute définition définitive ? Mais Ulysse, le polytropos, figure de la fluidité et de l’insaisissable, peut-il être véritablement être réduit à sa dimension bourgeoise ?

Portrait d’Ulysse en bourgeois : le refus du charme

Ce qui fait qu’Ulysse apparaît sous les traits d’un bourgeois sous la plume de Jankélévitch, c’est d’abord qu’il préfère la froide et calculatrice raison au charme, à l’ensorcellement et à la magie de l’amour, qu’il aurait pu continuer à connaître chez Calypso, par exemple. Le bourgeois, en effet, pour Jankélévitch, est l’homme qui refuse de se laisser charmer, de se laisser aller à ce qui ne lui semble pas sérieux3Et le sérieux bourgeois pour Jankélévitch a à voir avec « les affaires » : « comme les hommes d’affaires sont sérieux, à leur manière affairiste : car l’argent est une affaire “sérieuse”, et l’intérêt pécuniaire est le seul sérieux des bourgeois frivoles et jouisseurs. Ces importants farceurs n’ont du sérieux que le plastron » (Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, tome 3 : L’innocence et la méchanceté, Paris, Flammarion, 1986, p. 369. Désormais TV3, suivi du numéro de la page). Voir aussi par exemple Isabelle de Montmollin, La philosophie de Vladimir Jankélévitch. Sources, sens, enjeux, Paris, PUF, 2000, p. 18. – comme l’amour véritable. Il condamne celui qui cèderait à la passion amoureuse, comme le fonctionnaire amoureux qui quitte tout pour vivre l’aventure de l’amour4Vladimir Jankélévitch, « Chapitre I, Présentation par Arnaud Sorosina », L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Flammarion, 2017, p. 275-283, et, particulièrement, p. 281. Désormais AES, suivi du numéro de la page). au lieu de chercher à vivre comme on l’attendrait de lui dans la société, selon une opposition structurante du corpus jankélévitchien : la disjonction entre l’amour authentique et passionné d’une part et, d’autre part, l’amour bourgeois, toujours mesuré, de telle sorte qu’au « brusque désenchantement aphrodisiaque qui d’un seul coup nous précipite du zénith dans la profondeur infime s’opposent l’ensablement graduel, l’avachissement, l’embourgeoisement matrimonial » (TV3, 296). Et le bourgeois calcule les conséquences de ses actions et adapte les moyens qu’il utilise aux fins qu’il vise, plutôt que de se fier au mouvement de son cœur. Enfin, Ulysse peut être dit bourgeois parce qu’il refuse le risque de perdre la maîtrise de lui-même pour vivre une aventure réelle, risquée et imprévisible, celle d’écouter le chant des sirènes – qui, mortel, vaut comme le paradigme de la tentation5Par exemple, « les Sirènes, à leur façon, incarnèrent cette inavouable tentation du naufrage » (AES, 111). – sans utiliser de stratagème (le stratagème étant ce qui caractérise Ulysse polymètis) et la raison calculatrice. Comme l’écrit Jankélévitch :

Surtout la défiance du Grec envers l’attrait sensible est au fond plutôt prudence scientifique et méfiance éthique et austérité passionnellement ambivalente : il ne s’interdit pas ce qu’il désire. […] Il se bouche les oreilles, Ulysse, le sage, l’homme rassis, prosaïque et raisonnable, simplement parce qu’il se refuse aux sortilèges suspects du lyrisme. (TV3, 278)

L’amour conjugal comme sacerdoce

De plus, parce qu’il est présenté comme cherchant l’amour conjugal chez lui, en bon bourgeois, Ulysse, pour Jankélévitch, se conduirait comme le bourgeois cherchant le bonheur dans le confort familier et stable du mariage. Comme le note le philosophe, « il y a du bourgeois en cet Ulysse dont les exploits eux-mêmes sont dictés par la nostalgie du foyer et de l’Ithaque originelle » (TV3, 277-278)6Ce qui s’accorde avec ce que dit Jacqueline de Romilly : « Ulysse ne fonde son énergie et son obstination que dans le même désir de défendre sa vie, telle qu’elle était dans sa chère Ithaque, parmi ceux qu’il aimait » (Jacqueline de Romilly, Homère, Paris, PUF, 2005, p. 109). En cela Ulysse s’oppose à Achille et aux héros guerriers de l’Iliade, mus par le souci de gloire et de renommée et n’accordant qu’une importance toute relative à leur vie, comme le montre Jean-Pierre Vernant (L’individu, la mort, l’amour, Paris, Gallimard, 1999, p. 92) et le remarque de Romilly (op. cit., p. 97).. Plaçant au-dessus de tout les valeurs et les normes bourgeoises, Ulysse attache à son foyer plus de valeur qu’à l’immortalité que lui procurerait un mariage avec Calypso7Circé et Calypso voulurent épouser Ulysse, mais il refusa car « rien n’est plus doux que patrie et parents ; dans l’exil, à quoi bon la plus riche demeure, parmi des étrangers et loin de ses parents ? » (Homère, Odyssée, chant IX, 33-35, traduction V. Bérard, Paris, Le Livre de poche, 1966, p. 236). On peut penser que Jankélévitch se souvient de ce passage lorsqu’il écrit : « Ulysse résiste aux séductrices, qu’elles s’appellent Circé, Calypso ou les Sirènes » (AES, 257)..

En outre, Ulysse est crédité par Jankélévitch de « la bonne conscience un peu bourgeoise des vainqueurs8Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé, en collaboration avec Béatrice Berlowitz, Paris, Gallimard, 1987, p. 187. Dans ce passage, Jankélévitch évoque l’épisode où Ulysse déguisé en mendiant massacre les prétendants.  » ; s’il se déguise en mendiant, il est sûr de son bon droit, comme le bourgeois légaliste qui revendique ses droits. Jankélévitch reproche au droit son caractère revendicatif, car c’est toujours son droit qu’on revendique pour soi afin qu’il soit appliqué. Le « je » égoïste reste fondamentalement premier dans la conception classique du droit9Comme l’écrit Jankélévitch : « l’égoïsme de l’ego est non seulement professé comme tel, mais revendiqué comme un droit. » (Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, 1989, p. 66). L’interprétation du recours au droit comme le moyen des bourgeois de se justifier – quitte à abandonner le champ moral – se trouve également chez les marxistes.. Le moyen par lequel le bourgeois se coupe des autres et se met à part, en estimant que son bien est à lui et qu’il n’a pas à partager, c’est-à-dire à tenir compte des besoins et des désirs des autres, c’est l’invocation de son droit. Moralement, celui-ci est fondé sur la légitimité de la philautie, le fait de s’aimer soi-même (et de ne pas accepter que d’autres m’empêchent de vivre, ni même de vivre comme je l’entends). Jankélévitch défend par opposition la thèse selon laquelle nous n’avons pas de droits, c’est toujours l’autre qui a des droits. Représenté comme le paladin de l’amour conjugal et du droit individuel, Ulysse incarne bien ces caractéristiques du bourgeois.

En quête du bonheur et imperméable à l’altérité

De surcroît, Jankélévitch crédite Ulysse d’être motivé par la quête du bonheur, quête qu’il estime être une caractéristique du bourgeois. C’est un aventurier peu soucieux des autres ou de savoir ce qu’il serait bon de faire en soi : il cherche et trouve, en maintes occasions, le bonheur, objet de la quête bourgeoise par excellence. Comme l’écrit Jankélévitch, « il existe différentes espèces de bonheur et l’exemple le plus représentatif est celui d’Ulysse : Ulysse, bourgeois dans son royaume, près de Pénélope est heureux. Mais Ulysse aventurier, lors de ses rencontres avec le cyclope ou avec les sirènes, est encore heureux10Vladimir Jankélévitch, Cours de philosophie morale. Notes recueillies à l’université libre de Bruxelles, texte établi et préfacé par Françoise Schwab, Paris, Seuil, 2006, p. 63-64. ». Parce qu’il refuse de s’abandonner à l’amour passionné et de faire usage de sa liberté pour s’aventurer véritablement dans l’imprévisibilité de l’existence, liberté qu’il ne dépend que de lui de mettre en œuvre, le bourgeois est à la recherche du bonheur et, même, est heureux dans une forme de satisfaction qu’il estime juste, car pour le lui le bonheur vient couronner ses efforts et son mérite. Ulysse veut rentrer chez lui pour y être heureux plutôt que de continuer à errer et à exercer sa liberté pour faire face au nouveau qui, toujours, advient pendant son périple. Aux yeux de Jankélévitch, Ulysse et, avec lui, le bourgeois refusent cette :

[s]atisfaction, qu’il [l’homme libre, aimant réellement ou créant] laisse aux jouisseurs, aux accapareurs et à la voracité bourgeoise. La nécessité, paraît-il, est bienheureuse : et de fait, il faut croire que les hommes, semblables aux médiocres prisonnières de Barbe-Bleue, sont assez contents dans leurs cachots, où ils trouvent bonne conscience, bonne humeur et bonne digestion11Vladimir Jankélévitch, Philosophie première : introduction à une philosophie du presque, Paris, PUF, 1986, p. 259..

La liberté comme l’amour exclut le bonheur au sens où l’entend le bourgeois pour Jankélévitch :

Personne n’aurait l’idée de dire que la liberté est heureuse : car la liberté, instant initial ou initiative instantanée, est douloureuse au contraire, et vertigineuse, et angoissante ; en réalité la liberté est au-delà de la disjonction du bonheur et du malheur, puisqu’elle est, elle, l’improvisation thétique par excellence, une des sources de la joie. Eh bien, l’amour est dans le cas de la liberté, dont il est justement la quintessence12 Ibid., p. 259-260..

Enfin, pour Jankélévitch, Ulysse partage la méfiance bourgeoise envers l’altérité perçue comme une tentation, comme ce qui pourrait détourner l’homme de ses objectifs personnels. C’est ce qui ressort de la phrase : « comme Ulysse, bouchons-nous les oreilles pour […] n’entendre pas les sirènes de l’altérité13Vladimir Jankélévitch, Philosophie morale, édition établie par Françoise Schwab, Paris, Flammarion, 1998, p. 639. Désormais PM, suivi du numéro de la page. ». Ulysse figurerait ainsi le modèle du sujet autocentré de la philosophie de l’identité, qui émane du moi et s’y accroche au moi, qui exige le respect de ses droits et cultive son intérêt, servi par le calcul et l’anticipation du prévisible. Or, Ulysse est critiqué comme le bourgeois en ce qu’il reste sourd à l’exigence éthique de bien agir, d’aimer l’autre à s’en oublier soi-même, de ne pas rester indifférent à sa misère ni à ses besoins. Ne pas entendre « les sirènes de l’altérité », c’est ne pas se laisser dévier de l’objectif qu’on s’est fixé pour s’épanouir, pour s’accomplir, au risque de demeurer aveugle aux manifestations de la vulnérabilité d’autrui.

La question de l’aventure

Enfin, Jankélévitch formule une distinction entre « l’aventurier » et « l’aventureux ». Ces deux figures, Jankélévitch les oppose l’une à l’autre et les décrit, en particulier dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux. L’aventurier est celui qui fait de l’aventure son métier, son gagne-pain, qu’il pourrait troquer contre un autre à l’occasion, tandis que l’aventureux est celui qui dans son existence même – et dans toutes les dimensions de cette dernière – se livre à l’aventure. L’aventurier, installé dans un monde « prosaïque » (AES, 85) et bourgeois, court à une aventure, qui est toujours la même, régulière – voire quasiment habituelle – qu’il tente de maîtriser, de prévoir et dont il tente de tirer un profit égoïste, tandis que l’aventureux accepte d’être surpris par l’aventure qu’il vit, poétique, pourrait-on dire, en ce qu’elle le dépayse et le charme ; pour ce dernier l’aventure, toujours recommencée, fugitive et renouvelée, apparaît comme étant à elle-même son propre but. D’une certaine façon, Jankélévitch brise le mythe de l’aventurier exotique, courageux et modèle d’une vie sans compromis en en faisant un homme qui entre dans l’aventure comme dans une carrière qu’il espère lucrative. Jankélévitch parle d’« aventurisme » (AES, 87) pour caractériser la situation dans laquelle l’homme veut l’aventure pour l’aventure, de façon exagérée et exacerbée : il désire l’impossible, une aventure qui dure alors qu’elle ne peut exister qu’en tant qu’instant. Jankélévitch en conclut que l’aventure à laquelle il s’intéresse, l’aventure aventureuse, n’est pas un moment ou une valeur dans « un système d’existence », mais « un style de vie » (AES, 87) : l’aventure, pour lui, n’a pas à être intégrée à une façon globale de voir la vie, à un système philosophique ou spirituel dans lequel il faudrait un peu d’aventure pour éviter l’ennui et pimenter l’existence, ou lui trouver un but. Pour lui l’aventure ne peut pas être un élément dans un système abstrait et théorique, mais une façon de vivre les événements toujours singuliers qui se produisent dans chaque existence particulière. Il ne s’agit pas d’intégrer l’amour, l’art et l’aventure, dans certaines proportions, à l’existence de l’homme pour en faire une vie réussie, mais de vivre ce qu’il est donné à l’homme de vivre de façon aventureuse. Et le personnage d’Ulysse est analysé par Jankélévitch sous le prisme de sa distinction entre aventurier bourgeois et aventureux authentique. Ulysse présenterait une dimension bourgeoise parce qu’il ne vivrait l’aventure que sous la forme de la nécessité extérieure : c’est lui qui choisit de les vivre, mais elles s’imposent à lui lorsqu’il veut rentrer bourgeoisement chez lui. Comme le dit Jankélévitch :

Ulysse, le héros méditerranéen par excellence, représente-t-il véritablement le style aventureux ? Certes Calypso, Circé, les Sirènes, les Lotophages représentent pour Ulysse autant de promesses d’une vie inédite et insolite : le goût du bizarre, le besoin de changer de femme trouvent leur compte dans ces aventureuses métaboles. Mais à y regarder de plus près, les tentations d’Ulysse sont les tentations de la halte et non point celles du mouvement : ces tentations sont plutôt statiques que cinétiques ; ce qui est proposé au voyageur, c’est d’interrompre son voyage, et de s’arrêter en route, et de lambiner, et de boire à l’ombre ; les séductrices incarnent pour le vagabond les délices de la vie sédentaire et de domicile fixe. […] Comme dans l’opéra de Gabriel Fauré, Ulysse ne désire qu’une seule chose : rentrer à la maison, retrouver son épouse fidèle, sa Pénélope, et sa maison d’Ithaque, et la fumée de son petit village. Les aventures, il ne les a pas cherchées. En somme, ce faux voyageur est aventurier par force et casanier par vocation, et ses pérégrinations, à cet égard, sont des aventures un peu bourgeoises (PM, 840)14Voir aussi « Les séductrices postées sur l’itinéraire odysséen ne sont en réalité que des obstacles négatifs et des détours sur le chemin du retour ; ces crochets allongent la voie droite, déroutent le chevalier de la vérité, de la raison et de la justice, rendent un époux impatient de revoir l’épouse, un citoyen impatient de rentrer dans sa patrie. Tenté par les délices de la flânerie et de l’école buissonnière, Ulysse est pourtant un homme raisonnable qui ne pense qu’à se retrouver “at home” et, pour réintégrer ses foyers, va au plus court » (ibid.). Lire également : « Ulysse, rassasié de voyages, choisit une vie de bon bourgeois » (Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, tome 2 : Les vertus et l’amour, tome 1, Paris, Flammarion, 1986, p. 79). Voir également AES, p. 191 et « L’aventureux aspire à un au-delà de la zone mitoyenne […] celle où l’homme vit et respire le plus confortablement, mais dans laquelle, n’étant ni ange ni bête, il mène l’existence la plus bourgeoise » (AES, 157). Notons également que dans L’Irréversible et la nostalgie, Jankélévitch se plaît à imaginer une suite à l’Odyssée, dans laquelle Ulysse se sent finalement malheureux chez lui et regrette « Calypso la toute divine », « Circé l’enchanteresse dont la voix est si belle et les festins si somptueux auprès de la soupe rustique de l’épouse » et « Nausicaa la toute gracieuse ». (Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1983, p. 359). Et c’est cet Ulysse qui regrette ce qu’il a délibérément quitté..

Aussi Ulysse n’est-il pas un aventureux, mais un aventurier qui ne cherche, par tous les moyens, qu’à regagner son palais.

Ulysse bourgeois ? Des lignes de divergence

On ne peut cependant pas faire d’Ulysse le modèle, le paradigme du bourgeois, car malgré les ressemblances relevées, il existe certaines différences entre le portrait du bourgeois qu’on peut reconstituer dans les écrits de Jankélévitch et les esquisses de celui de l’insituable Ulysse, réfractaire à tout enfermement dans une typologie, quelle qu’elle soit.

D’abord, il pourrait paraître plus que téméraire de faire du héros d’une épopée antique un bourgeois, figure qui n’apparaît pas avant le Xe siècle et dont le développement et l’importance n’a depuis cessé de croître. Mais il nous semble que le terme bourgeois, si l’on délaisse une analyse en termes stricts de classes sociales, peut être appliqué à Ulysse par Jankélévitch en un sens relativement légitime. Si l’on ne peut fixer de façon absolument consensuelle le début de l’ère moderne, il semble que, pour Jankélévitch, cette dernière correspond à l’ouverture du monde, en cela opposé au cosmos grec et médiéval, conçu pour les hommes. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, le monde, conçu comme cosmos, avait sa mesure et son harmonie. Il était un tout unifié dans lequel chaque élément avait une place et un rôle. Dans cette perspective, l’Ulysse de l’Antiquité, en voulant retourner à Ithaque, ne fait en quelque sorte que retourner dans son royaume, revenir là où il est à sa place véritable (d’époux, de roi, de père), et d’une certaine manière il ne fait que rectifier un dérangement de l’ordre naturel et cosmique qu’avait été son départ pour Troie, en retrouvant son « lieu naturel » selon une terminologie aristotélicienne15Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1983, p. 359. Désormais IN, suivi du numéro de la page.. Une des marques que le monde de l’Odyssée est clos, c’est qu’Hermès, envoyé chez Calypso, se trouve « au bout du monde16Homère, Odyssée, op. cit., p. 175. », ce qui atteste que le monde est bien fini, limité par une sorte de bordure. À l’inverse, le monde moderne est conçu comme un univers ouvert, sans harmonie ni hiérarchie particulière, dans lequel nulle place fixe et définitive n’est attribuée à rien ni à personne, ce que résume à la toute fin du texte la formule : « l’Ulysse des temps modernes désigne l’ouverture » (AES, 309). Ainsi, le personnage d’Ulysse, tel qu’il est repris par Dante à l’orée des temps modernes, repart. Mais ce nouveau départ, ayant pour source une forme de volonté de savoir, est pour le chrétien qu’est Dante une marque de démesure pour laquelle il sera puni. Aussi, on peut dire qu’Ulysse est bourgeois au sens où la bourgeoisie fixe un ordre du monde dans lequel les rôles sont distribués, où l’ordre est assuré par la loi et la norme, la propriété et le mariage par le droit, où l’on évolue dans un « cosmos moral hiérarchisé17Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Seuil, 2020, p. 45. », selon l’expression d’Eva Illouz. Le monde bourgeois est ordonné, lui aussi, s’il n’est pas clos comme le cosmos prémoderne.

L’ambiguïté du rapport à la tentation

De plus, le rapport à la tentation du bourgeois décrit par Jankélévitch et celui d’Ulysse, tel que le dépeint le philosophe, ne coïncident pas. Parce qu’il veut choisir sans assumer la responsabilité de ses choix, le bourgeois prétend être séduit par la tentation. La tentation est ce qu’il aurait envie de faire, mais que la raison calculatrice lui interdit, parce qu’il pourrait être perdant s’il cède à la tentation. Aussi, au lieu de se laisser séduire par celle-ci, le bourgeois se contente d’y rêver : « l’homme de la tentation veut et ne veut pas succomber, donc il veut ; il joue avec le péché comme les bourgeoises avec la passionnante aventure de l’adultère ; il a délicieusement envie de commettre la faute » (TV3, 354). Jankélévitch évoque comme exemple fréquent les amours bourgeoises, tout à la rêverie et à l’adultère18Adultère motivé par la comparaison entre l’épouse réelle et la femme idéale. Comme le dit Jankélévitch : « Beaucoup d’hommes l’ont pensé au moins une fois dans leur vie ; ce n’est pas cette sotte, cette mégère, cette médiocre bourgeoise que j’ai voulu épouser. Elle devait être spirituelle, originale, plein de mystère ; son ignorance même devait être intéressante » (Vladimir Jankélévitch, La méconnaissance. Le malentendu, tome 2 du Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1981, p. 209)., qu’il considère non comme un amour véritable, mais comme un passe-temps pour se désennuyer. En guise d’illustration, il évoque « les bourgeoises en mal d’adultère que tourmente un délicieux appétit d’aventure et de péché. Comment la bourgeoise passionnera-t-elle son ennuyeux bonheur d’épouse provinciale ? » (TV3, 270). Plus précisément, le bourgeois se dit tenté, parce qu’il estime que ce qui le tente lui est extérieur. S’il est tenté par l’adultère frivole, ce n’est pas qu’il le veuille, ce n’est pas sa volonté qui est en cause, mais quelque chose d’extérieur à lui, puisqu’il est un être rationnel et convenable : quand quelqu’un dit « être tenté », c’est qu’il admet que c’est une chose déraisonnable, car frivole ou dangereuse, mais que quelque chose d’extérieur à lui l’y incite. Et si la tentation est présentée comme extérieure, dans un certain mode de pensée bourgeois, c’est parce que du bourgeois lui-même, de sa nature – ou de son éducation – il ne peut rien provenir de mauvais, ce que souligne Jankélévitch avec ironie lorsqu’il écrit :

Le péché ressemblerait à ces gros mots que le jeune bourgeois rapporte de la caserne ou à ces maladies que l’enfant de bonne famille attrape à l’école communale ; le péché est, comme la fièvre scarlatine, une chose qui s’attrape ; en sorte que si l’homme est méchant, c’est toujours la faute de quelqu’un d’autre. (PM, 360)

Ainsi, devant la tentation, le bourgeois est face à une alternative : soit il se contente de rêver de la satisfaire, comme ces bourgeoises qui imaginent ce que serait une passion adultère, soit il y cède, mais pour en fuir les conséquences et refuser toute responsabilité en se présentant comme une victime qui n’a pas fait un choix réel, mais dont le comportement est l’effet d’une cause sur laquelle il n’a pas de pouvoir. Or, de ce point de vue, Ulysse n’est pas bourgeois, car s’il cède à la tentation, c’est soit au moyen d’un stratagème qui lui permet d’en éviter les conséquences fâcheuses, soit pour ne pas s’engluer et perdre sa liberté dans le plaisir et la satisfaction, ce qui suppose du courage. Comme le note Jankélévitch, « le courage obéit à la vocation de l’esprit, qui est une vocation de liberté. Loin de “se laisser tenter” mécaniquement par une séduction plus forte que son horreur, il surmonte les résistances de la matière19Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l’amour, tome 1 (deuxième partie du Traité des vertus), Paris, Flammarion, 1986, p. 79. ». Ulysse est le modèle de l’homme qui affronte la tentation, mais utilise sa raison – et sa ruse, car Ulysse est polymètis – pour obtenir ce qui le tente en empêchant que se produisent les conséquences négatives du geste d’y succomber, comme en témoigne son stratagème pour entendre le chant des sirènes sans échouer sur les récifs. Le polytropos dépasse ainsi l’alternative qui semblait s’imposer au bourgeois, entre le refus de la tentation et le refus d’assumer ses conséquences, et se révèle ainsi proprement irréductible à sa catégorisation comme bourgeois.

L’amour, entre éthique et ontologie

Jankélévitch explique les raisons pour lesquelles le bourgeois ne peut jamais authentiquement aimer. Mais il semble difficile de trancher à propos des raisons qui l’attachent à Pénélope. S’il était « ordinairement » bourgeois, si tant est que l’expression ait un sens, il serait à ce point attaché à lui-même, centré sur ce que Jankélévitch appelle sa philautie, par laquelle s’exprime son conatus essendi, qu’il n’eût peut-être pas refusé l’immortalité à laquelle le conviait Calypso, l’amour pour l’épouse légitime n’étant bien souvent pour les bourgeois – du moins tels que les peint Jankélévitch, qui suit une longue tradition littéraire – qu’une façade de convenance et de respectabilité. Mais l’amour authentique pour Jankélévitch est une attitude éthique qui vise à convertir l’être en amour, c’est-à-dire à aimer l’autre jusqu’à la limite de son propre non-être, de sa propre consomption. L’attitude fondamentale, permettant de discriminer entre le devenir-bourgeois ou l’existence authentique, est-il le choix entre « aimer ou être ? Aimer en renonçant à être, comme celui qui accepte d’être tout amour, ou se vautrer dans l’épaisseur de l’être en renonçant à l’amour ?20Vladimir Jankélévitch, Le paradoxe, op. cit., p. 70. » Ce changement dans la volonté qui, jusque-là aimante et prête au sacrifice, se renverse et commence à s’embourgeoiser, comme dans la volonté qui, au contraire, brusquement, décide d’aimer plutôt que de continuer à se gonfler bourgeoisement du poids de l’être, se déroule dans la temporalité de l’instant, décisive, aux yeux de Jankélévitch, dans le domaine de la morale. Il écrit ainsi : « c’est dans l’instant que l’amour-sans-être vire en être dénué d’amour, dégénère et s’embourgeoise ; et, vice-versa, c’est encore dans un seul instant que la grâce de l’amour nous effleure21Ibid., p. 84. ». En l’homme, en tout homme, s’opposent deux tendances : l’une est l’amour qui désembourgeoise l’homme et tend à le vider de son être, et l’autre est l’embourgeoisement, par laquelle l’homme replace son intérêt propre, son conatus, au centre de sa vie aux dépens de l’amour. Et il est loin d’être certain que c’est un tel amour pour Pénélope qui anime le fils de Laërte. Comment alors rendre compte de son amour pour son épouse ? Une réponse certaine se définie. Mais il semble cependant que cette réponse permet de démarquer Ulysse du bourgeois décrit par Jankélévitch en ce qu’il se sent tenu à une relation plus authentique et profonde avec son épouse que celle à laquelle son homologue bourgeois s’estime engagé.

En conclusion, il nous semble que si Ulysse présente sous la plume de Jankélévitch des caractéristiques bourgeoises, il demeure non-catégorisable, insituable, comme son modèle homérique. L’Ulysse de Jankélévitch fuit les obstacles comme les identités réductrices, transcende toute assignation à une classe et échappe à toute réduction à un type. Bourgeois par certains côtés, Ulysse demeure cependant insaisissable aussi bien en raison de ses ruses que de l’opacité de ses motifs d’action et du déroulement de son existence après ses retrouvailles avec Pénélope22Quand « le bonheur bourgeois s’installe au foyer » (IN, 358), le périple d’Ulysse se termine. Mais on peut se plaire à imaginer une suite à la vie d’Ulysse et d’hypothétiques nouvelles aventures.. Ces énigmes nourrissent les rêveries et les méditations des hommes depuis l’Antiquité et alimentent, tout particulièrement, les réflexions de Jankélévitch sur l’irréversible, l’irrévocable et la nostalgie.


Pour citer cette page

Yoann Colin, « Ulysse, une incarnation de la figure du bourgeois pour Vladimir Jankélévitch ? », MuseMedusa, no 9, 2021, <> (Page consultée le ).