La juste colère de Némésis

Ania Wroblewski
Université de l’Arizona

Auteure

Docteure en littératures de langue française, Ania Wroblewski étudie depuis 2007 les points de rencontre de la littérature, des médias et des arts visuels. Son premier livre, intitulé La vie des autres. Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi (PUM, 2016), a été finaliste au Prix du Canada en sciences humaines et sociales (2017) aussi bien qu’au Prix du meilleur livre de l’APFUCC (2017). Elle est actuellement professeure adjointe des études françaises contemporaines à l’Université de l’Arizona. Son projet de recherche actuel porte sur la figure de la femme en cavale dans la littérature québécoise (Brossard, Delvaux, Mavrikakis, Yvon, entre autres).


Némésis est la personnification grecque du châtiment. Divinité primitive vénérée dans toute la Grèce, fille de la Nuit, elle est aussi l’incarnation de la désapprobation indignée, un concept abstrait. Dans la culture populaire – surtout anglophone, où le terme nemesis signifie « ennemi juré » – elle est parfois présentée comme celle qui entraîne un héros vers la chute, la défaite, la ruine. Cette association est erronée, car elle range Némésis du côté du mal (non loin du Joker, du professeur Moriarty, de Voldemort, de Maléfique, entre autres) et laisse supposer que la déesse doit être vaincue afin qu’advienne le bien. Or Némésis est, par définition, irréprochable. C’est elle qui incarne et promeut une certaine idée du bien. C’est elle qui préserve contre la faute fondamentale de l’hybris ; c’est elle qui punit les mortels tentant de s’élever au rang des dieux ; c’est elle encore qui abaisse ceux qui font preuve de démesure. La déesse est une justicière implacable. Son pouvoir vengeur est sans fin, inéluctable et, surtout, impossible à mettre en doute. « À chacun son dû », déclare sans pitié celle avec qui on ne peut pas négocier. Selon Wendy Backe-Hansen, le concept de némésis a deux facettes. La première concerne la répartition équitable parmi les mortels du destin qu’ils méritent et la seconde, l’application de sanctions face à ceux qui en dérogent : « Righteous punishment, indignation or blame [were] invoked against anyone who went beyond, or did not live up to, this allotted apportionment of fate, or who carried out a reprehensible act1Wendy Backe-Hansen, « Nemesis: A Concept of Retribution in Ancient Greek Thought and Cult », thèse de doctorat, University of New England, 2015, p. 2, <https://hdl.handle.net/1959.11/19919> (page consultée le 18 mai 2020). ».

Fig. 1 : Albrecht Dürer, Némésis ; La Grande Fortune, gravure au burin, 33,3 x 23,1 cm, 1501-1502, Musée de la faïence et des beaux-arts de Nevers.

Effectivement, les représentations variées de la déesse de la justice distributive soulignent à la fois l’omnipotence et l’équité dont elle est censée faire preuve. Elle est le plus souvent dépeinte ailée et debout, soit à côté d’une roue – symbole de la fortune – ou d’un globe – représentation réduite de la Terre –, soit en équilibre sur l’un de ces objets sphériques, entourée de nuages, planant sur un paysage bucolique. Sa présence et son autorité paraissent incontestables. Le châtiment et la récompense se tiennent également en subtil équilibre chez la déesse. Ainsi, sur une pièce de monnaie datant du premier siècle de l’Empire romain, Némésis dénude son sein d’une main et de l’autre, pointe un caducée en direction d’un reptile venimeux qui rampe à ses pieds. Le graveur allemand Albrecht Dürer (1471-1528) l’imagine debout sur une sphère, offrant le ciboire d’une main et brandissant, de l’autre, la bride et le mors.

Fig. 2 : Heinrich Aldegrever, La Fortune, gravure au burin sur papier vergé, 11,4 x 8,1 cm, 1555, Cabinet des Estampes et des Dessins, Musées de Strasbourg.

D’autres représentations de la déesse lui font tenir dans une main la branche d’un pommier, symbole de l’amour, de la fécondité et de la sagesse, et, dans l’autre, un fouet. Némésis donne donc en même temps qu’elle enlève. Elle conseille la modération et la discrétion, mais elle le fait par la menace et non par la douceur. Elle commande. Elle avertit. Elle intimide. Comme l’explique Marcel Mauss dans son essai sur le don, Némésis ne fait pas seulement appel à la générosité, elle l’exige : « La libéralité est obligatoire, parce que la Némésis venge les pauvres et les dieux de l’excès de bonheur et de richesse de certains hommes qui doivent s’en défaire : c’est la vieille morale du don devenue principe de justice2Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, seconde série, 1923-1924, p. 59.. » Derrida, qui cite Mauss dans Donner le temps, ajoute qu’« il faut bien payer3Jacques Derrida, Donner le temps 1. La fausse monnaie, Paris, Éditions Galilée, 1991, p. 176. ».

Fig. 3 : Anonyme, Monnaie, aureus, or frappé, 7,7 gr,
10 av. J.-C., Musée Saint-Raymond.

Mais d’où vient la fameuse fureur de Némésis ? La genèse du mythe en propose une explication. Selon les mythes préhelléniques, Zeus, pourchassé par Némésis, se métamorphose pour échapper à son emprise. Or la déesse se transforme elle aussi et, ayant assumé des formes encore plus spectaculaires que celles choisies par Zeus, finit par dévorer le dieu suprême au moment du solstice d’été. Toutefois, comme l’explique Robert Graves dans The Greek Myths, le mythe connaît un profond déplacement à l’époque hellénique : « With the victory of the patriarchal system, the chase was reversed: the goddess now fled from Zeus4Robert Graves, The Greek Myths, New York, George Braziller Inc., 1957, p. 207.. » Non seulement Zeus, amoureux, poursuit-il la déesse à travers les cours d’eau, sur la terre et dans les airs, il la viole également. Némésis, qui avait pris la forme d’une oie pour mieux refuser les avances du dieu, pond à la suite de leur union forcée l’œuf d’où naît Hélène de Troie. Cet œuf est confié à Léda, qui en est désormais la mère. La version du mythe qui perdure alors est celle d’une déesse Némésis humiliée, touchée en son for intérieur par un dieu sans pitié et dépourvue de son enfant. Est-ce ici qu’est né son désir d’entreprendre une quête frénétique de la justice ? Est-ce pour cela que le ressentiment semble motiver toutes ses actions et donner une raison aux sanctions qu’elle impose ? Certaines des représentations de Némésis, dont un relief de Gortyne et un autre du Pyrée, la figurent effectivement debout sur un homme nu : elle piétine le coupable, écrasant ainsi l’hybris qui l’a tant fait souffrir.

Fig. 4 : Guiseppe Menabuoni, Duae Nemesis bona et mala, gravure sur papier vergé, 17 x 29,9 cm, 18e siècle,
Musée Ingrès.

Dans un article paru en 1912 dans le Bulletin de correspondance hellénique, l’archéologue Paul Perdrizet décrit le culte de Némésis pratiqué dans l’Antiquité. La divinité que Perdrizet considère comme étant celle des « âmes basses… [et] de la rancune5Paul Perdrizet, « Némésis », Bulletin de correspondance hellénique, vol. 36, 1912, p. 248. » accompagnait les Grecs dans leurs activités quotidiennes :

À chaque instant, de brèves prières à la Déesse redoutée leur venaient aux lèvres. Recevait-on un compliment ? On se hâtait d’entr’ouvrir son vêtement et de se cracher sur la poitrine, pour conjurer la jalousie de Némésis ; ou bien on lui demandait pardon, en se touchant le lobe de l’oreille droite. Constamment on songeait à elle, non seulement pour échapper à sa colère, mais aussi – et peut-être surtout, car la pauvre nature humaine est ainsi faite – pour appeler sa vengeance sur autrui6Ibid..

Autrement dit, en même temps qu’on se méfiait du courroux de Némésis, on se plaisait à imaginer l’explosion de sa colère terrible sur ceux et celles qui se l’étaient méritée. Némésis met en action le besoin universel de rétribution, c’est-à-dire le besoin qu’un mal soit identifié, proclamé comme tel et puni. Telle est la contemporanéité du mythe : au-delà de la question de la simple revanche, le culte de Némésis assure qu’aucune injustice ne sera passée sous silence. Perdrizet ajoute que les païens de l’Égypte impériale croyaient à l’existence « d’une infinité de [Némésis], chaque homme ayant la sienne, qui veillait sur lui, ou plutôt qui le surveillait comme un ange justicier, pour le punir s’il transgressait la loi du partage7Ibid., p. 254.  ». Némésis veille à l’équilibre du monde. De même qu’on ne peut être blessé gratuitement – car Némésis nous protège –, on ne peut meurtrir autrui sans en subir les conséquences, car Némésis nous observe. C’est ainsi que la déesse incarne, paradoxalement, une sorte de sursis en même temps qu’elle est une justicière rigoureuse. Elle permet aux gens qui la redoutent et qui la conjurent de mieux supporter le malheur et les tourments de la vie. Quelle douce paix que de vivre tout en sachant que Némésis viendra, qu’elle règlera les comptes, qu’elle vengera ceux qui doivent être vengés, qu’elle réparera ce qui a été brisé !

Fig. 5 : Pierre Paul Prud’hon, La justice et la vengeance divine poursuivant le crime, huile sur toile, 33 x 41 cm, 1805-1806, Getty Center.

Au moment de la parution de ce huitième numéro de MuseMedusa, c’est-à-dire au milieu d’une année marquée par la crise sanitaire mondiale de la Covid19 et par l’urgence capitale des mobilisations antiracistes suscitées par le meurtre de George Floyd à Minneapolis, les notions de justice et d’injustice, d’égalité et d’inégalité, de châtiment et de pardon sont en train d’être clarifiées, débattues, précisées et rendues primordiales avec passion et urgence partout dans le monde. Les contributions ici publiées nous aident non pas à transformer la société et à réinventer le monde – c’est le travail qui se prépare pour les mois, les semaines et les années à venir – mais, modestement, nous incitent à réfléchir à l’équité. Qui sont les Némésis d’aujourd’hui ? Quels sont les utilités et les usages historiques et contemporains de la vengeance ? Comment la littérature et l’art affrontent-ils la violence de la loi ? Comment peuvent-ils faire émerger de nouvelles formes de justice ? Divisées en deux sections (« Figurations de Némésis » et « Discours et formes de la vengeance »), les articles du volet « Études », signés par Léonore Brassard, Laura Edbrook, Emma Gauthier-Mamaril, Karine Gendron, Caroline Hogue, Beth Kearney, Laurence Le Guen, Louis-Thomas Leguerrier, Mathieu Leroux, Joëlle Papillon, Isabelle Perreault, Laurence Sylvain et Bernabé Wesley, abordent le mythe de Némésis sous une multiplicité d’angles et au regard d’une grande variété de thèmes, parmi lesquels figurent entre autres le viol, le sacrifice, la contamination, la mémoire, la menace et même, la maternité. Dix-sept œuvres y compris le frontispice composent le volet « Créations » : ensemble, acid’Aude, François Hébert, Heather Hunt, Julia Charlotte Kersting et Antoine Malette, Annick MacAskill, Margot Mellet, Christine Negus, Alex Noël, Kiev Renaud, Zoe Imani Sharpe, Steven J. Thompson, France Théoret et René Vandenbrink font (re)vivre, autant par l’écrit que par l’image, les nuances les plus subtiles et les aspects les plus sombres de la justicière. Enfin, Pascale Millot s’entretient avec Nadine Bernard, historienne, sur la réciprocité générationnelle des soins dans la Grèce antique.

Ce n’est qu’en assumant les humbles devoirs de la vie (envers l’autre, envers soi-même, envers l’environnement et envers la société) que l’on peut faire scintiller les rayons de la liberté, que celle-ci soit individuelle, collective ou créative : Némésis nous le rappelle avec force et panache.


Pour citer cette page

Ania Wroblewski, « La juste colère de Némésis », MuseMedusa, no 8, 2020, <> (Page consultée le ).