La parole châtiée et le cri vengeur : contamination sonore et prise de parole dans Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert

Emma Gauthier-Mamaril
Université de Montréal

Auteure
Résumé
Abstract

Candidate au doctorat au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, Emma Gauthier-Mamaril s’intéresse aux enjeux liés à la pratique épistolaire des femmes de l’Ancien Régime. Ses recherches actuelles, co-dirigées par Judith Sribnai (Université de Montréal) et Nathalie Freidel (Wilfrid Laurier University), portent sur le lien entre la participation des femmes aux sphères savantes du XVIIe siècle français et le traitement du corps dans leurs lettres. En 2019, elle dépose une thèse de maîtrise à l’Université d’Ottawa intitulée « Madame de Sévigné moraliste : regard anthropologique et écriture épistolaire ». La même année, elle cosigne un article avec N. Freidel dans Rabutinages intitulé : « La correspondance Bussy-Sévigné dans Épistolières 17 : usages épistolaires et outil numérique ».

Au sein du couvent des dames du Précieux-Sang, où la parole et le corps des religieuses sont mis sous silence, sœur Julie de la Trinité prend conscience de sa mission : tirer ses consœurs de leur sommeil forcé et leur redonner leur voix singulière grâce aux rires, aux bavardages et aux cris, formes brutes de la parole. Cet article propose de se pencher sur la prise de parole des femmes, en y réfléchissant en termes de châtiment, de vengeance et de contamination sonore. En adoptant une perspective féministe, nous effectuons une analyse thématique de la voix rythmée en deux temps. Nous nous penchons d’abord sur le milieu hostile du couvent, dans lequel les voix de sœur Julie et de ses consœurs sont étouffées par leurs voiles et dans lequel leurs corps ne font plus qu’un sous les ordres de la mère supérieure. Nous nous intéressons ensuite à la genèse de parole et à l’accession graduelle des religieuses à celle-ci par l’entremise de la figure de la femme châtiée et vengeresse, incarnée par Julie.

In the convent of the Dames du Précieux-Sang, where the voices and the bodies of the nuns are silenced, Sister Julie de la Trinité becomes aware of her mission: to return raw speech to her sisters through laughter, chatter and cries, drawing them out of their forced sleep. This paper aims to explore women’s speech acts, reflecting on them in terms of punishment, vengeance, and sound contamination. Adopting a feminist perspective, a thematic analysis of the voice is undertaken in two steps. Firstly, we consider the hostile environment of the convent, where the sisters’ voices are muffled by their veils and where their bodies are unified under the orders of the Mother Superior. Secondly, we turn our attention to the genesis of speech and examine how the nuns reclaim ownership of their voices through the figure of the chastised and vengeful woman, embodied by Julie.


Une voix de femme, tout d’abord voilée, monte, de plus en plus claire et aiguë, à la limite du cri, annonce la victoire de la lumière sur les ténèbres. Des répons embrouillés de sommeil surgissent, de-ci, de-là, derrière les rideaux tirés des cellules1Anne Hébert, Les Enfants du sabbat, Paris/Montréal, Seuil/Boréal, coll. « Boréal compact », [1975] 2018, p. 51-52. Désormais ES, suivi du numéro de la page..

Cette voix qui s’élève dans Les Enfants du sabbat (1975) d’Anne Hébert est celle de sœur Julie de la Trinité, fille de la sorcière Philomène faite religieuse par amour pour son frère. Il s’agit d’une jeune novice qui se venge des châtiments infligés aux dames du Précieux-Sang, notamment celui qui les contraint au silence. Au sein du couvent, où « l’organe de la parole2Yvan Leclerc, « Voix narratives et poétique de la voix dans les romans d’Anne Hébert », dans Madeleine Ducrocq-Poirier et al. (dir.), Anne Hébert, parcours d’une œuvre, actes du colloque de Paris III et Paris IV-Sorbonne (Paris, mai 1996), Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 190.  » des religieuses est coupé, sœur Julie prendra conscience de sa mission3« De cela, sœur Julie est certaine, comme quelqu’un qui a reçu une mission » (ES, 53). : avec « [s]a toute petite voix somnambulique et toute-puissante » (ES, 40), elle guidera un chœur de babillages entremêlés de cris et de litanies afin de tirer ses consœurs de leur sommeil forcé et de redonner à ces femmes leur voix singulière. Alors que la figure centrale de la sorcière a souvent été identifiée par la critique féministe comme « une façon de s’affirmer, comme la “seule revanche” accessible aux femmes à une époque où elles étaient privées de tout pouvoir social4Lori Saint-Martin, « Écriture et combat féministe : figures de la sorcière dans l’écriture des femmes au Québec », Québec Studies, no 12, 1991, p. 76. », il reste encore à réfléchir au rôle de Julie en tant qu’avatar de la némésis. Penser la révolte de Julie en termes de châtiment et de vengeance permet de mettre en relief les dimensions revendicatrice et justicière de la prise de parole par et pour les femmes.

La mission de Julie, que nous qualifions de némésis, s’exécute selon une trajectoire sonore. Comme l’esquisse bien le premier extrait cité, sa vengeance naît du silence – châtiment de la parole – et s’élève progressivement, en crescendo, de « plus en plus claire et aiguë, à la limite du cri » pour réveiller ses consœurs et leur extirper des « répons embrouillés de sommeil » (ES, 51-52). La mère supérieure, percevant sœur Julie comme une « épine dans [s]a vie » (ES, 19) et sa voix comme un poison qui menace d’infecter les filles sous sa charge, s’empresse d’exercer son autorité matriarcale et cléricale afin d’éviter une épidémie qui viendrait bouleverser l’ordre monastique, à coups de murmures et de cris. En ce sens, la némésis de sœur Julie peut être pensée en termes de contamination sonore, puisqu’elle infecte et transforme les autres religieuses. La trajectoire sonore et contagieuse qui se dessine dans le roman se prête à la fois à une analyse thématique de la voix et à une lecture féministe de la prise de parole. Alors que les questions liées aux perspectives narratives polyphoniques et aux représentations concrètes de la voix seront traitées en basse continue, les enjeux relevant du châtiment et de la vengeance au féminin seront mis à l’avant-plan, telle une ligne de plain-chant5L’alliage des considérations féministes et de l’analyse thématique proposée se justifie dès lors que l’on considère, avec Maïr Verthuy, qu’à « l’instar de son personnage qui ne se fait entendre/écouter que par l’emploi de gros mots, Anne Hébert lan[ce] le livre lui-même tel un gros juron pour briser le silence millénaire des femmes », « Ni Verbe Ni Chair/e ? La Religieuse et La Cloîture chez Michèle Mailhot et Anne Hébert », Atlantis: Critical Studies in Gender, Culture & Social Justice, vol. 14, 1988, p. 31.. Notre lecture féministe s’appuiera sur les travaux théoriques d’Hélène Cixous, de Lori Saint-Martin, d’Isabelle Boisclair et d’Évelyne Ledoux-Beaugrand6Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », L’Arc, no 61, 1975, p. 39-54 ; Lori Saint-Martin, loc. cit., p. 67-82 ; Isabelle Boisclair, « La solidarité féminine comme réponse à la domination masculine : étude de deux motifs genrés dans l’œuvre d’Anne Hébert », Les cahiers Anne Hébert, no 8, 2008, p. 15-36 ; Évelyne Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation. Héritage et mélancolie dans la littérature contemporaine des femmes, Montréal, XYZ éditeur, 2013. dont nous retenons deux éléments principaux. Le premier élément est que la prise de parole de la femme est d’abord corporelle et peut s’exprimer dans un langage « autre » qui prend les formes du bavardage et du cri. Le deuxième élément est que ces formes brutes de la parole sont transmises – tel un don – aux autres femmes afin de les réveiller de leur torpeur et les exhorter à se révolter contre la domination patriarcale.

Puisque la némésis de Julie est engendrée grâce au châtiment du silence, nous nous pencherons dans un premier temps sur le milieu hostile qu’est le couvent, dans lequel l’individualité des religieuses – qu’elle passe par le corps ou par la voix – est prohibée. L’étude du lieu où on châtie et où on est châtié nous permettra notamment de comprendre les effets de la privation de la parole des femmes et le caractère collectif et sororal du châtiment. Rassemblées en un seul corps, les religieuses souffrent ensemble et en silence, suivant les ordres de la mère supérieure qui leur lègue une culture patriarcale. Nous nous intéresserons dans un deuxième temps à l’émancipation de Julie de ce corps commun, où les corps de la mère et de la fille s’entremêlent. Il s’agira de suivre la progression graduelle des religieuses vers la parole, passant du souffle de vie à l’eucharistie, qui est orchestrée par la figure de la femme vengeresse, incarnée par Julie.

Le silence de la maison mère

Avant même les événements provoqués par Julie, le couvent des dames du Précieux-Sang est un lieu empoisonné, où la vie y est comparable à « l’eau morte d’un étang » (ES, 32). Le silence y règne et « la vie [y] vient mourir […], en longues lames assourdies, contre les marches de pierre » (ES, 50). Les femmes encloîtrées sont des « nonnes embuées de sommeil » (ES, 105), des « mortes-vivantes » (ES, 175). Dès l’incipit du roman, les premiers éléments qui permettent de situer Julie dans le couvent sont la cellule et le costume rigide et trop ample des sœurs (ES, 7). Endossant leur habit noir7Denis Bouchard note que le couvent « est monstrueusement coupé de tout espoir, voué aux ténèbres de la mort dont le vêtement noir est l’analogie », « Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert : l’enveloppe des mythes », Voix et Images, vol. 1, no 3, avril 1976, p. 379., les religieuses deviennent interchangeables, formant un seul corps. Selon un processus rappelant la régénération constante des cellules, une sœur vivante peut aussitôt remplacer une sœur morte, sans que personne ne s’en aperçoive, « [t]ant la ressemblance est parfaite entre les sœurs » (ES, 55). C’est d’abord le vœu de Julie de s’assimiler à ce corps :

Je ne demande à Dieu qu’une seule chose ; devenir pour l’éternité une religieuse comme les autres, me perdre parmi les autres et ne plus donner prise à aucune singularité. Une petite nonne interchangeable, parmi d’autres petites nonnes interchangeables, alignées, deux par deux, même costume, mêmes gestes, mêmes petites lunettes cerclées de métal (ES, 18).

L’habit monastique l’étouffe cependant, tout comme le couvent en entier coupe le souffle à la communauté de femmes : « Pas le moindre souffle d’air […] dans le couvent hermétiquement fermé » (ES, 30). Ce lieu éloigné du monde asphyxie les religieuses qui désirent se faire violence en se mettant sous la tutelle de la « Sainte Mère l’Église » (ES, 18).

Du couvent ne peut jaillir aucun signe de vie, aucune pulsion, aucun bruit, aucune parole qui ne soit autorisée :

Toute parole qui franchit le mur du silence, en temps et lieux permis et réservés à cet usage, doit être prononcée à haute et intelligible voix, en vue de l’édification du plus grand nombre de nos sœurs. Les conversations en aparté ou à voix basse sont rigoureusement interdites (ES, 18).

Tout éclat de parole qui déroge au silence collectif est répréhensible et doit être puni. De tous les signes de vie prohibés par la vie monastique, c’est le châtiment de la parole individuelle qui active la révolte de Julie. Celle-ci n’est toutefois pas la première sœur à être réprimandée dans le roman, comme on pourrait le croire. Il s’agit plutôt de sœur Gemma, qui est la première à réagir aux événements surnaturels provoqués par sœur Julie :

Sœur Gemma est nommée cuisinière.
– Moi, la cuisine, c’est ce que j’aime le moins au monde !
Quelle déclaration imprudente, ma sœur ! Un jour, comme ça, en récréation, dans un éclat de rire. Vous n’aviez qu’à tenir votre langue. Ceci n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Ici, rien ne s’échappe. Les murs de ce couvent ont une mémoire d’éléphant. Tout peut se retourner contre vous, en temps voulu pour l’épreuve (ES, 46).

Ce châtiment est d’ailleurs inspiré d’un autre épisode où Gemma dérange le silence sacré du couvent, moment, notons-le, caractérisé par un éclat de rire. Seule la voix collective est permise, autorisée puis aussitôt reprise, obéissant à un ordre supérieur dictant les mouvements d’une chorégraphie à effectuer par un corps commun : « Le mouvement et la voix nous sont rendus. Coups de claquoir. Debout. Assises. À genoux. Génuflexion. Un grand signe de croix. Inclinons la tête. Relevons la tête. Ballet solennel de la messe » (ES, 31). Cette voix s’exprime par la première personne du pluriel (« nous ») et ne peut prétendre à aucune intériorité propre. « [C]ette privation de la parole est liée à la perte d’identité8Yvan Leclerc, loc. cit., p. 190. » des religieuses, au même titre que l’est le port de l’habit noir.

Cloîtrées, asphyxiées, réduites au silence et privées d’une individualité, les religieuses du couvent à Québec, sous la plume d’Hébert, font écho à l’image de la femme que « décrient » les écrivaines féministes de sa génération : « Toujours vivante mais amoindrie par les couches de la socialisation que la culture patriarcale lui a imposées, celle qui incarne la féminité véritable [c’est-à-dire la femme “authentique” qui est cachée, voire étouffée par le mythe féminin créé et entretenu par les hommes] se voit réduite au silence9Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 52.  ». Qu’il y ait un lien entre les représentations des personnages féminins du roman et le projet d’écriture des femmes de la génération d’Hébert n’est pas le fruit du hasard. De nombreux indices textuels dans le roman font le pont entre les propositions théoriques des auteures féministes et la production littéraire des auteures de la sororité, qui sont les théoriciennes et les écrivaines des années 1970-1980, dont plusieurs pratiquaient par ailleurs la théorie-fiction10Cf. Andrea Oberhuber, « Dans le corps du texte », Tangence, no 103, 2013, p. 8.. Cette appellation, qui met en relief le caractère filial, sororal et incestueux d’une communauté de femmes qui vivent dans le même corps ou le même territoire du féminin, communauté à laquelle aspire la sororité11Cf. Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 37-69., nous semble très à propos pour désigner les dames du Précieux-Sang, sœurs en religion enfermées dans la « [m]aison mère[,] [m]aison matrice » (ES, 50), « l’Alma Mater » (ES, 76).

Alors qu’Élise Salaün voit dans cette domination féminine une opposition positive à l’univers de la cabane où la sorcière est soumise à la loi du père, synonyme du diable12Cf. Élise Salaün, « Joseph et Julie, jumeaux androgynes. Indifférenciation de genre dans Les enfants du sabbat », Les cahiers Anne Hébert, no 8, 2008, p. 88., cette mainmise matriarcale doit être davantage problématisée. Dans la mesure où nous considérons que l’ordre imposé aux dames du Précieux-Sang est l’équivalent d’une culture patriarcale oppressante, l’autorité de la « Sainte Mère l’Église » (ES, 18), personnifiée par la mère supérieure, doit aussi être conçue comme problématique, voire nocive. En situant l’action principale du roman dans un couvent de femmes, Anne Hébert dénonce, comme l’avance Anne-Élaine Cliche, la « participation de l’Église à un pouvoir matriarcal mortifère et abêtissant13Anne Élaine Cliche, « L’enchantement de la violence », Voix et Images, vol. 41, no 3, 2016, p. 54. ». Dans une entrevue, la romancière nuance son propos en expliquant que le rôle négatif de la mère est le résultat de contraintes sociales imposées aux femmes :

[À] une certaine époque, la mère a eu beaucoup d’importance au niveau familial précisément parce qu’elle n’en avait aucune ailleurs. Elle n’existait que parce qu’elle était mère, même pas épouse. Figée dans son rôle de mère, exclue de la société, elle a, en accord avec la morale figée de l’époque, trop souvent exercé un pouvoir destructeur sur les enfants, sur les futures femmes et sur elle-même14André Vanasse, « L’écriture et l’ambivalence. Entrevue avec Anne Hébert », Voix et Images, vol. 7, no 3, 1982, p. 441, cité dans Anne-Élaine Cliche, loc. cit., p. 53-54..

Confinées à la cabane ou au couvent, les mères dépeintes dans Les Enfants du sabbat détiennent un pouvoir d’action limité, certes, mais puissant et terrible. Leur rôle de bourreau, bien que néfaste, est déterminant pour la genèse et l’exécution de la némésis de Julie.

Alors que Philomène exerce ses pouvoirs dans la montagne de B…, le couvent des dames du Précieux-Sang est sous la charge impérieuse de mère Marie-Clotilde de La Croix. Celle-ci a « rang de supérieure et [a] des filles sous [s]es ordres » (ES, 19) : « Je dis à l’une : va, et elle va ; à l’autre : viens, et elle vient ; et à la nouvelle postulante qui entre ici : fais cela, et elle le fait » (ES, 19). Elle est à la tête du corps commun que forment les dames du Précieux-Sang et commande leurs voix et leurs mouvements : lorsque « [l]a mère supérieure se signe […][,] tout le couvent [se signe] avec elle » (ES, 94). Comme Julie détient ses pouvoirs sorciers d’une lignée de femmes remontant au XVIIe siècle (ES, 103-104), le pouvoir de la mère supérieure lui est légué par d’autres femmes-mères :

Moi, Marie-Clotilde de la Croix, supérieure de ce couvent, moi-même dépendant de notre supérieure générale, qui relève de notre mère provinciale, elle-même soumise à notre mère générale, qui est à Rome, toutes femmes, tant que nous sommes, jamais prêtres, mais victimes sur l’autel, avec le Christ, encadrées, conseillées, dirigées par nos supérieurs généraux, évêques et cardinaux, jusqu’au chef suprême et mâle certifié, sous sa robe blanche : Sa Sainteté le pape, je jure et déclare que tout est en ordre dans la maison (ES, 55).

Remarquons cependant, comme le fait Cliche, que la « Sainte Mère l’Église » (ES, 18), bien que féminisée allégoriquement, demeure sous le giron du « chef suprême et mâle certifié » (ES, 55) et de ses sbires masculins15C’est aussi ce que souligne Maïr Verthuy dans son analyse du Portique de Michèle Mailhot et des Enfants du sabbat d’Anne Hébert : « Par le biais du couvent, image même du “matriarcat”, Mailhot et Hébert […] démontrent à la fois le rôle réel des femmes dans la société québécoise et la vraie fonction du pouvoir – limité – qui se voit déléguer à certaines d’entre elles par la hiérarchie masculine. » Loc. cit., p. 28.. Acolyte de la série d’hommes qui pénètrent le couvent et auxquels se soumettent les religieuses, la mère supérieure est semblable à Philomène, la mère de Julie, qui est « complice et impuissante16Élise Salaün, loc. cit., p. 79. » face à Adélard, son mari, le diable. Ces deux figures maternelles complexes donnent la vie à leurs filles tout en les condamnant à une vie soumise à la loi du père. Philomène laisse Adélard violer Julie, tout comme la mère Marie-Clotilde la soumet à la « Sainte Règle » (ES, 20), aux regards inquisiteurs et aux mutilations des prêtres, du médecin et du grand exorciste. À la lumière de cette participation à une culture patriarcale, nous ne pouvons qu’acquiescer à la lecture de Cliche et conclure que la figure de la mère, en ce qu’elle est « femme du père17Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 44. », est problématique. La mère peut châtier au nom du père, mais n’exerce aucun pouvoir de vengeance. Seule la fille, Julie, peut déployer une némésis complète.

L’initiation à la sorcellerie de Julie mènera au meurtre de Philomène, dénouement peu surprenant considérant que « [l]a mise à mort des mères comme moyen de libération des filles18Ibid., p. 45. » est un lieu commun dans les textes des écrivaines de la sororité19Pensons notamment à L’amèr ou Le chapitre effrité de Nicole Brossard, Montréal, Typo, 2013 [1977]. . Ce meurtre est révélateur d’un désir de tuer la « femme du père » afin de « retourner vers un lieu oublié […], un corps maternel vivant20Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 45. », « la mère archaïque21Ibid. », celle qui est source de vie et de liberté. Cela explique la convergence positive du corps de la mère et de la fille suite au meurtre de Philomène : « Il faut que la sorcière meure dans le désespoir. C’est elle ! C’est ma mère. C’est moi. Je suis elle et elle est moi. » (ES, 161) Aussitôt Philomène morte, Julie retombe cependant sous la tutelle d’une autre « mère patriarcale22Lori Saint-Martin, « De la mère patriarcale à la mère légendaire : Triptyque lesbien de Jovette Marchessault », Voix et Images, vol. 16, no 2, 1991, p. 246. », soit la Sainte Mère l’Église représentée par mère Marie-Clotilde. Les voyages de Julie dans la montagne de B… la mènent à retrouver son identité propre, celle de sorcière. La redécouverte de sa singularité l’incite à commettre de nouveau le meurtre de la mère, mais cette fois-ci à l’échelle du couvent, afin de faire renaître « le corps maternel vivant23Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 45. » des dames du Précieux-Sang et de se venger de la domination du père. Ce meurtre se fera dans « le bruit et la fureur, jusqu’à la fin » (ES, 175).

La genèse de la parole

Afin d’accomplir le geste symbolique de mise à mort de la « mère traditionnelle », Julie doit d’abord éprouver le châtiment commun aux femmes, soit le silence imposé par la loi du père. Cette domination masculine découle vraisemblablement de la punition que Dieu fait subir à Ève et à sa descendance lors de son expulsion d’Éden : « Je ferai qu’enceinte tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera24Genèse, 3, 16, Traduction œcuménique de la Bible comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament, Toronto/Montréal, Société biblique canadienne, 2004, p. 25. Tous les versets bibliques seront désormais tirés de cette édition.. » Le partage de la parole entre femmes est, dans Les Enfants du sabbat, lié à cette épreuve corporelle commune. Sans avoir subi le châtiment, comment Némésis pourrait-elle se venger ?

Puisque l’« organe de la parole25Yvan Leclerc, loc. cit., p. 190. » des dames du Précieux-Sang est mutilé, celles-ci doivent se résoudre à « s’exprimer par gestes », selon un vocabulaire moins complexe que celui des « sourds-muets » (ES, 50). Le corps et l’esprit de Julie se révoltent contre ce mode de communication et s’envolent bientôt dans ses souvenirs d’enfance, où l’air de la forêt dans la montagne de B… est plus respirable. Au début du roman, Julie accepte de faire face aux visions qui la troublent uniquement dans « l’intention d’user à jamais une image obsédante[,] [s]e débarrasser de la cabane de son enfance » (ES, 7). Cette intention est tout d’abord guidée par un désir d’absolution : « [J]e serais délivrée, absoute, blanche comme neige, sans enfance et sans avenir. La vie du couvent se refermerait autour de moi, pareille à l’eau morte d’un étang » (ES, 32). Ce désir est motivé par la promesse qu’elle a faite à son frère, soit la promesse de ne plus songer à leur enfance baignée dans les rites sorciers et sataniques et de devenir une contemplative. Cette nouvelle vocation n’est pas sans rappeler ce que déplore Cixous chez les femmes à qui on a inculqué, dès un jeune âge, le devoir de s’emmurer, de se « conserv[er], intactes d’elles-mêmes, dans la glace, [de se] [f]rigidifi[er]26Hélène Cixous, loc. cit., p. 41. Les italiques sont de l’auteure. ». Malgré sa promesse, Julie ne pourra pas résister au vent du passé qui lui redonne le souffle et l’aide à reprendre vie. Celui-ci vient soulager l’enfoncement des ongles dans les paumes de la main, les évanouissements et les cloques sur les mains27« Sœur Julie continue de se taire. Ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. » (ES, 20); « Sœur Julie, les deux genoux en terre, s’abîme dans la contemplation du parquet bien ciré. La tête lui tourne. Le parquet miroite et prend une importance excessive, emporte sœur Julie dans son éblouissement, lui fait chavirer l’esprit. Vertige. » (ES, 20) ; « Elle se promet d’observer fidèlement tous les exercices de la semaine sainte, afin qu’aucun mal n’arrive à son frère. Que s’éloigne à jamais la catastrophe qui rôde autour de Joseph ! Que mes mains, jointes en prière, le protègent des balles et des obus ! Prier sans cesse. Me mortifier sans pitié. Sœur Gemma prétend que sœur Julie a poussé un grand cri, retirant ses mains de sous l’eau froide du robinet, là où elle lavait les légumes. […] sœur Julie eut des cloques dans les paumes des deux mains, comme si elle eût été ébouillantée à travers une passoire » (ES, 79-80)., soit les douleurs corporelles qu’infligent le silence et les prières dictées par la « Sainte Règle ». Les pénitences qu’on lui impose lorsqu’elle va à confesse n’ont aucun pouvoir contre le « vent très fort la poussant, dans un paquet de voiles larguées vers le large » (ES, 22), vers la forêt de son enfance. C’est dans le passé, dans la cacophonie du sabbat satanique, qu’elle retrouve la vie :

Sœur Julie n’a jamais éprouvé moins de distance entre elle et la petite fille. Toute frontière abolie, voici que je retrouve mon enfance. Aucune résistance. Je m’ajuste à sa chair et à ses os. Je me réchauffe à la source de ma vie perdue, pareille à une chatte ronronnante s’installant près du feu (ES, 38).

En redevenant une avec la petite fille qu’elle était, sœur Julie se réapproprie son identité de sorcière et commence à exercer allègrement ses pouvoirs sur autrui, ce qui lui permet d’abord d’exécuter un désir de vengeance personnelle en châtiant ceux qui lui ont fait du tort.

Assez rapidement, Julie comprend qu’elle seule est « voyante » et qu’elle seule est « tirée hors de [s]on corps avec violence » (ES, 32) afin de profiter de l’air qui pénètre le couvent (ES, 27). Elle s’étonne que ses « sœurs, privées d’air [comme elle], ne s’évanouissent pas, rangée après rangée, comme un pré de cornettes que l’on fauche » (ES, 31-32). C’est alors qu’elle décide d’écouter la « voix sourde qui lui chuchote à l’oreille » sa mission christique : « Tu es ma fille et tu me continues. Toutes ces hosties pâmées de bonnes sœurs, il faut que tu les possèdes et que tu les maléficies » (ES, 125). Au-delà de la vengeance personnelle, Julie doit essayer de sauver ses consœurs en les empoisonnant avec ses cris et ses rires libérateurs. Elle se rend compte que les religieuses sont encore vivantes, mais plongées dans un état de somnolence : « À travers les rideaux blancs des cellules, fermés pour la nuit, s’échappe un vague murmure de respirations endormies » (ES, 51). Sa propre prise de parole prend ainsi, comme dans d’autres romans d’Hébert, « la valeur d’une épiphanie de voix mortes28Yvan Leclerc, loc. cit., p. 193. ». Afin de répondre aux châtiments infligés par la domination masculine, Julie orchestre sa vengeance, posant de ce fait un geste de solidarité féminine, et transmet aux dames du Précieux-Sang son pouvoir de parole29« Seule la résistance peut sauver les femmes de ces multiples tentatives d’appropriation, survenant le plus souvent quand elles sont isolées. Mais pour résister, sans doute faut-il avoir été dotée, par sa mère, par ses sœurs, ses pareilles, d’outils confortant l’idée de sa force. » Isabelle Boisclair, loc. cit., p. 32., c’est-à-dire un pouvoir d’action et de résistance face à une culture patriarcale.

La mission de Julie est de réveiller ses sœurs en leur transmettant, par voie de contamination, la parole. Grâce aux événements surnaturels dont elle est le catalyseur, elle parvient à susciter un bourdonnement de murmures et de chuchotements, paroles qui surgissent en réaction à quelque chose. Son rire, transperçant le mur de silence qui les séquestre, vient ébranler le couvent. Le premier éclat survient lors de la messe, lorsque « dessous sa cornette, la face éblouie de sœur Julie de la Trinité rit aux anges », produisant ensuite « une grande confusion dans la chapelle du couvent » (ES, 43). Cet épisode se répète par trois fois, provoquant la démission de l’aumônier (ES, 53). La scène au lavoir est cependant décisive, car c’est à ce moment où toutes les sœurs – à l’exception de sœur Gemma –, sont obnubilées par le corps de Julie en transe :

Toutes les petites sœurs défilent alors devant sœur Julie. C’est à qui lui pencherait la tête sur l’épaule, ou lui bougerait les pieds, sur les carreaux mouillés, comme on fait avec une poupée mécanique. Sœur Julie dort toujours. Seule, sœur Gemma, terrifiée, refuse de toucher sœur Julie en un aussi étrange état. Bientôt le vague sourire de sœur Julie se change en un fou rire irrépressible. Elle est secouée, de la tête aux pieds, par une tempête de plaisir, comme si on la chatouillait. Sœur Julie ne se réveille toujours pas. Elle tire la langue comme si elle mangeait une glace. Son ventre et sa croupe s’agitent frénétiquement, d’une façon fort indécente (ES, 59 ; nous soulignons.).

Aussitôt avertie, la mère supérieure accourt et tente « de ramener la paix le plus rapidement possible parmi ses filles, changées en statues de sel, manches retroussées jusqu’aux coudes, mains rouges, savonneuses, pieds dans les flaques, yeux ronds, bouches ouvertes, âmes exposées aux quatre vents » (ES, 60), leurs sens éveillés témoignant de la vie qui les anime toujours et de leur vulnérabilité quant au « poison » que sécrète Julie. L’image des filles changées en statues de sel renvoie indéniablement au mythe de Méduse, figure qui représente, chez Cixous, la femme qui stupéfie en prenant la parole : « Il suffit qu’on regarde la méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit30Hélène Cixous, loc. cit., p. 47.. » Plusieurs pages plus loin dans le roman, le Dr Painchaud observe Julie, la méduse du couvent, qui « rit, la gorge renversée et laiteuse », de manière à ce que sa « beauté ne fa[sse] plus l’ombre d’un doute, à présent » (ES, 135).

Après un examen médical, le médecin et la mère supérieure découvrent une brûlure de forme rectangulaire au niveau des reins sur le corps de Julie. Cette marque, identifiée comme étant le stigma diaboli, la marque du diable, indique la provenance de la parole de la sorcière transmise par sa mère lors de son initiation. Comme le rappelle Neil B. Bishop, la révolte chez les personnages féminins d’Hébert « commence au ras du corps, leur corps devenant leur parole31Neil B. Bishop, « Les Enfants du sabbat et la problématique de la libération chez Anne Hébert », Études canadiennes, no 8, 1980, p. 35. ». Mère Marie-Clotilde, qui a toujours soupçonné sœur Julie d’être porteuse d’un mal contagieux, s’empresse alors de mettre celle qu’elle tient pour hystérique ou sorcière en quarantaine forcée. Son rôle en tant que femme soumise à la loi du père devient de plus en plus évident, au point où il est possible de la reconnaître dans le texte de Cixous faisant état de la femme qui se refuse à elle-même la parole :

[Q]ui ne s’est pas, surprise et horrifiée par le remue-ménage fantastique de ses pulsions (car on lui fait croire qu’une femme bien réglée, normale, est d’un calme… divin) accusée d’être monstrueuse ; qui, sentant s’agiter une drôle envie (de chanter, d’écrire, de proférer, bref de faire sortir du neuf) ne s’est pas crue malade ? Or sa maladie honteuse, c’est qu’elle résiste à la mort, qu’elle donne tant de fil à retordre32Hélène Cixous, loc. cit., p. 40..

L’enfermement de Julie pique la curiosité des membres de la congrégation et suscite des « [c]huchotements de bouche à oreille » (ES, 74). Malgré les ordres de la mère supérieure, les religieuses viendront bientôt murmurer leurs souhaits sous la porte de la chambre de la sorcière qui les exaucera avec facilité. Après avoir « humé » le poison vivifiant qui déborde de la chambre de la malade, leurs voix se multiplieront dans des chapitres composés uniquement de dialogues, parfois entrecoupés par des litanies (ES, 155-156 ; 182-183) : « Les cornettes ont des antennes, les guimpes ont des radars. On chuchote à la récréation. On flaire, on hume le surnaturel qui flotte dans l’air » (ES, 124). En leur donnant une raison de murmurer entre elles et de déroger au silence contraignant qui leur est imposé, Julie transmet aux religieuses « mortes-vivantes » le bavardage, « acte de parole [qui] prime sur le sens dans la mesure où il est considéré comme un embrassement qui doit réveiller les femmes “d’entre les morts, d’entre les mots, d’entre les lois”33Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 65-66. ». Cette forme de parole est le premier outil de vengeance que Julie donne à ses consœurs afin de s’insurger contre le système patriarcal qui étouffe leurs voix.

Consciente de l’ampleur de la maladie qui menace de bouleverser l’ordre établi, mère Marie-Clotilde met en place une série de mesures pour tenter d’isoler la source du poison et tente de dissimuler l’état fragile de son emprise sur la situation. Souhaitant plus que tout délivrer le couvent de la vipère qu’il réchauffe en son sein34André Brochu, « Les Enfants du Sabbat », Anne Hébert : le secret de vie et de mort, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2000, p. 143., elle décide de « surveille[r] le corridor, afin qu’aucune religieuse ne se trouve sur le passage de sœur Julie » (ES, 122) et ordonne que « la vitre du vasistas [soit] badigeonnée de blanc » (ES, 177) pour qu’aucune curieuse n’aille épier la possédée et ensuite faire des comptes rendus à ses consœurs. Ces mesures n’arrivent cependant pas arrêter le passage du cri de Julie qui transperce le mur de silence prescrit par la « Sainte Règle » :

En dépit des consignes de silence, rigoureusement respectées par les sœurs surveillantes, tout le monde est au courant de ce qui se passe. Sœur Julie, quoique enfermée, émet des ondes qui se propagent dans toute la maison. Elle est le centre de la vie et existe si fortement parmi les mortes-vivantes, que cela devient intolérable. Elle proclame qu’elle est enceinte et va vivre cela dans le bruit et la fureur, jusqu’à la fin (ES, 175).

C’est en vain que la supérieure resserre les contraintes sur le couvent et sa sévérité n’engendre que l’émergence d’une autre série de cris. En « supprim[ant] tous les calmants à l’infirmerie » (ES, 75), elle réveille les réclamations de sœur Jean de la Croix, la chanson de corps de garde de sœur Agathe, les coups et la voix chevrotante de sœur Lucie des Anges, les hurlements de sœur Sophie, les pleurs de sœur Angèle et surtout « le cri de sœur Constance de la Paix, qui est aveugle et à demi paralysée, rauque, inhumain, un grognement plutôt, répété jusqu’au matin, rythmé, saccadé, comme frappé sur une enclume » (ES, 76-77). Les cris et les geignements sont la deuxième forme de la parole qu’offre Julie à ses sœurs, offrande ayant la valeur d’une vie nouvelle, ce qui n’est pas sans rappeler la nouvelle alliance chrétienne et la promesse de résurrection.

Cette nouvelle alliance est scellée par le sacrifice d’une figure christique qui donne à manger à ses ami(e)s son corps et son sang, rituel qui prend la forme de l’eucharistie. À la toute fin du roman, Julie déclare sa mission dans le couvent accomplie : « Je leur ai donné le démon à communier. Le mal est en eux maintenant » (ES, 187). Or ce mal qu’elle a donné en communion, c’est son propre corps-parole : « [J]e fais l’hostie de notre étrange communion » (ES, 69). La parole est eucharistie dans la mesure où elle nourrit le corps et garantit sa santé. Le dimanche de Pâques, la supérieure remet à ses filles le courrier qu’elle leur a confisqué pendant le carême, les privant d’un moyen de communiquer avec le monde extérieur. Dans cette scène, les lettres sont déposées près des assiettes des religieuses, s’entremêlant avec le reste de la nourriture :

Alléluia, mes sœurs ! La parole nous est rendue, et le libre mouvement de nos genoux et de nos reins cassés, et la nourriture et la boisson du petit déjeuner pascal. Voici le café d’orge qui fume et le gruau raboteux, couleur de tweed, sous des ruisseaux de lait frais. Alléluia, mes sœurs ! Voici le courrier tant attendu, déposé bien en vue, en face de chaque assiette (ES, 89).

Le corps-parole eucharistique de la sorcière ne se transmet donc pas seulement de « bouche-à-oreille » (ES, 157), mais aussi de bouche-à-bouche : « Une communion fonctionnant sur le mode d’une contamination, par le contact d’un bouche-à-bouche plutôt qu’un bouche-à-oreille, dans lequel l’écoute a pour fonction de décoder le sens des mots échangés35Évelyne Ledoux-Beaugrand, op. cit., p. 66. . » Il importe peu que les religieuses comprennent le sens des rires et des cris de la femme qui crie. Il suffit de laisser les sons pénétrer leurs corps et éveiller leurs sens. Tout comme d’autres écrivaines de sa génération, c’est « [s]ous le signe de la sorcière » qu’Anne Hébert imagine « une lignée de femmes qui se transmettent la vie et la connaissance dans la plénitude des sens36Lori Saint-Martin, « Écriture et combat féministe », loc. cit., p. 75.. » C’est également à titre de figure de la némésis que Julie redonne à ses sœurs ce qui leur a été dérobé : la possibilité d’alimenter leur corps, de faire résonner leurs voix, et de mener une vie nouvelle.

En réveillant les voix et les corps de ses sœurs, Julie réussit à supplanter non seulement la mère supérieure, mais également la « Sainte Mère l’Église » en se déclarant l’incarnation de sa communauté, tout comme elle avait jadis pris la place de Philomène à titre de sorcière : « – La dame du plus précieux sang, c’est moi ! crie sœur Julie » (ES, 184). C’est paradoxalement en embrassant le châtiment divin imposé aux femmes et en partageant les douleurs de l’enfantement de la parole avec ses consœurs que Julie parvient à venger ses sœurs en faisant entendre les cris de son enfant-démon : « Une seule réalité démente pour tous. Une seule méchanceté absolue. Sollicités par le diable, nous lui répondrons et nous serons agis par lui, à notre tour. La cruauté n’aura plus de secrets pour nous » (ES, 185).

***

Bien que nous ayons présenté le don de la parole aux dames du Précieux-Sang sous une lumière positive, le caractère malfaisant et perfide de Julie nous oblige à interroger l’ambiguïté de ce cadeau empoisonné. C’est avec malice que Julie devient une intruse dans le couvent et l’infecte. Son accession à la parole, ainsi que sa transmission, provoquent des cauchemars et de la frayeur chez les religieuses (ES, 77). Comment concevoir le mal qu’elle sert en communion comme don positif ? « [M]ême si les femmes se transmettent le plus souvent entre elles des pouvoirs, des mots, la vie, elles se transmettent également des peurs, du silence37Isabelle Boisclair, loc. cit., p. 29. », souligne Boisclair. Les cris et les murmures tirent les sœurs en dehors de leurs cellules, mais ne les mènent pas au-delà de la chapelle. Le concert de voix sataniques qui secouent le couvent ne se veut pas salutaire. La mission de Julie ne l’engage pas à faire fuir ses consœurs du lieu qui les opprime : il s’agit uniquement de les réveiller, de sonner le cor(ps) du matin, de les armer de leurs voix. Julie ne lègue aucune solution à ses consœurs : elle les amène à prendre conscience de leur léthargie et leur transmet des moyens de manifester leur présence vivante. Figure de la némésis, elle crie « pour faire venir les femmes [au cri], dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel38Hélène Cixous, loc. cit., p. 39. ». Il n’est pas important de comprendre d’où vient l’enfant-démon qu’elle leur laisse étouffer dans la neige (ES, 187). Ce qui compte, c’est qu’un « grand déploiement d’harmonium » s’élève de la chapelle afin de couvrir « la voix de chaton nouveau-né enfermée dans la muraille » (ES, 186). L’essentiel, c’est que « le voile du sanctuaire [s’est déchiré] », que « les tombeaux [se sont ouverts] », et que « les corps de nombreux saints défunts [ont ressuscité] » d’entre les morts39Matthieu, 27, 51-52. .

Nous aimerions remercier Andrea Oberhuber, Pascale Millot, Éric Debacq et Raphaël Pelletier d’avoir relu et commenté des versions préliminaires de cet article.


Pour citer cette page

Emma Gauthier-Mamaril, « La parole châtiée et le cri vengeur : contamination sonore et prise de parole dans Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert », MuseMedusa, no 8, 2020, <> (Page consultée le ).