Voyageuse solitaire, Sarah Marceau-Tremblay est une artiste multidisciplinaire et doctorante en création littéraire à l’Université de Montréal. Après des études en sciences et en piano classique, elle s’inscrit en anthropologie en 2002, fait de la recherche en psychiatrie à l’Université de Montréal et devient modèle vivant au Centre Saidye Bronfman, où elle découvre la sculpture. Autodidacte, elle travaille dans Charlevoix mais fait six solos à Montréal : Mise à nu ou Penses-tu ? (Atelier Émond, 2003) ; ¡Flots Vivan! (Galerie Espace, 2005) ; Dentelles de Béton (Galerie YellowFishArt, 2007) ; Fatum? Dentelles de béton II (Galerie du Viaduc, 2010) ; On est tous enceintes/All we are is pregnant (Maison de la culture de Pierrefonds, 2012 et itinérance au Théâtre Labordée, 2013) ; La robe de Sophie, un conte sculpté (Galerie du viaduc, 2015). En 2004, elle étudie la philosophie à la Universitat Pompeu Fabra (Barcelone) et crée une sculpture grand format avec des patients de l’hôpital Sant Joan de Deu : Aula abierta. Elle est diplômée de l’Université de Montréal en lettres et sciences humaines (spécialisation en littérature comparée) avec une maîtrise sur le processus de création : Créer. Le phénomène de la création en donnant la réplique à Antonin Artaud (2010). En 2013, elle achète une ferme à Baie-Saint-Paul et multiplie les projets en région (co-direction des Filmantropes, Résidence d’artistes [Résidence nomade], expositions collectives, conférence au Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul), puis privilégie les œuvres grands formats dont Nordet et Suroît (siège social, Énergir, 2017). En 2018, elle expose Totem sans tabou (collectif 7 jours d’avance, dans le cadre du G7) et publie sa première nouvelle, Fœtus dans rue, dans la revue Moebius, no 158, « Filles, sœurs et complices de ceux qui vont pieds nus à l’envers de la vie ».
Des lustres à feuilles d’or éclairent un large couloir sans fin où les portes défilent. Le tapis est somptueux, d’un fleuri sobre, coloré de bon goût, mais la caméra titube. Personne.
12 sec.
Je reconnais le Parlement d’Ottawa.
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↵ Mar 22 h 02
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Achille
Allô
Comment ça va ?
J’écoute Landry
Je pense à toi.
Penthésilée
Nostalgie du Québec ?
Achille
La mort de Landry m’attriste
Toi ? Quoi de neuf ?
Nostalgie de tout
Penthésilée
Écoute, le timing est… je
suis en train d’écrire
Je dois t’avouer que mon meilleur texte c’est « Fœtus dans rue »
Et tu ne l’as pas lu
Tu le ne liras jamais
Mais t’inquiète, Achille, j’t’aime même si tu m’appelles juste quand t’es saoul
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↵ Mardi 22 h 12
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Achille
Pardon
Pardon
Penthésilée
En entendant la sonnerie sur mon autre ordi, j’ai ajouté à mon texte : « C’est comme ça tous les soirs. Du sang rien que du sang. Il veut m’entendre. Croquer le verre, saigner encore. Du vin qui se mêle aux blessures. Pourtant on ne bave plus. Achille ne veut pas de mon histoire. L’amour est mort. Je lui ai dit que j’étais désolée et que je ne voulais pas en parler. »
Achille
N’ai-je pas vécu chaque instant
Chaque souffle des arbres d’automne
Penthésilée
Je sais pas, Achille
Achille
Tous les instants
Écoute
Penthésilée
Tu étais le souffle de l’automne
Tu étais en coup de vent
Toujours en courant, c’est pas grave
c’est passé
Achille
Attends le vent siffle
Les feuilles virevoltèrent
Penthésilée
Oh que t’as dû t’en siffler plus d’une !
Achille
Regarde de chaque côté avant de traverser
Penthésilée
Je comprends pas
Achille
Ma lumière clignote
Penthésilée
Celle dans ta tête ou ton vélo dehors ?
Image ou littéral ?
Il fait noir, on comprend qu’une lumière intermittente illumine, mais peu. On décèle une clôture en fer forgé et du pavé uni.
6 sec.
Achille
Danse
Chemin obscur
Penthésilée
Bonne nuit, je retourne à ma rédaction
oublie pas ton casque
Achille
Pas maintenant
Svp
Le premier vent souffle
L’alouette hupeur
Je t’embrasse fort
Je m’ennuie toujours
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↵ Mardi 23 h 01
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…
Le petit pot à test d’urine et du sang. Rien que du sang.
Puis du sang qui devient rose, avec des bouts de chairs qui tournent en rond dans un petit cylindre à pisse pour finir par croquer du verre et saigner des lèvres. Encore.
Encore du vin qui se mêle au sang. C’est ce que je vois. Je lui ai dit que j’étais désolée. Que je ne voulais pas parler.
Mais Achille enterre sa vie de garçon comme ça tous les mois et je suis toujours invitée.
Achille reste à Ottawa, mais c’est encore moi sa Vénus de la rue Caron.
Les autres avaient pourtant reçu le faire-part.
Deux ans plus tard, j’ai compris qu’il avait peur de se tromper de chambre pour sa nuit de noces.
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↵ Mardi 23 h 23
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C’est habituellement quand j’arrive à la station Jolicœur qu’il veut m’entendre.
Je sors souvent du métro quand le téléphone sonne.
Mais Achille ne veut pas de mon histoire.
Achille
T’es là ?
Je marche toujours sur l’eau jusqu’à ce qu’elle se glace. Le iphone glisse de ma poche, tombe comme moi et se fracasse la vitre. Avant de perdre la boule j’ai l’impression de tacher le silence des flocons de la rue Caron. J’ai toujours l’impression de salir les autres. Pourtant c’est moi, qui ai déboulé les escaliers pour me retrouver dans le corridor de l’Hôtel-Dieu.
L’Halloween en plein hiver avec une nouvelle bordée de rouge. De la belle neige blanche maudite, collante, qui coagule déjà. Je déteste l’odeur du fer. Le goût du fer. Je n’ai jamais compris les gens qui léchaient leurs plaies. Ça m’écœure. L’eau du Styx qui perle sur la peau.
Achille
Allô !
Penthésilée
J’ai tué mon potentiel d’enfant, Achille
Comme le cri de Caystre qui jaillit et se fige aussitôt dans ma tête quand je me réveille à l’urgence.
On m’avait tendu le couteau pour l’égorger, alors que le soleil avait déjà brûlé le champ et toutes les verges d’or de l’été 2012. On changeait la tradition familiale : la tuaille du cochon se ferait dorénavant au féminin et la veille de l’automne bénirait l’homicide. Alléluia.
Achille
Penthésilée
C’était mon fœtus après tout
Je les regarde en déterrée. J’avais nourri Caystre au biberon trois fois par jour pendant quatre mois. Ils pensaient quoi ? Que la ville, la neige absorberaient le sang et que l’élégie de son cri finirait en agonie joyeuse ? Que je fêterais sa jugulaire en la tranchant « fais dodo Colas mon petit frère » ? Mais ça va pas ?
En disant « non », j’avais eu la sensation de demander à des enfants survoltés d’arrêter de rire, le temps d’une photo. Pourtant l’œil de notre petit cochon familial qui pesait « enfin » 110 kilos avait un regard familier : celui de mon grand-père, le jour où on nous avait annoncé que le patriarche allait tous nous effacer de sa mémoire. Je n’ai jamais oublié l’orthographe du mot « Alzheimer ».
Mais après ma réponse, le coup de grâce sonne déjà la prochaine station dans l’intercom de l’hôpital : j’ai tué le patriarcat familial deux fois. Encore la voix moralisante, slash neutre, slash irritante, slash « ta gueule » de Michèle, que je surnomme Tanaïs, notre nouvelle messe communale dans le métro : « station Jolicœur ».
Achille
Alors ta rédaction ?
Penthésilée
Le test de grossesse était positif
Après trois jours au triage je me rappelle encore tous ces yeux où s’obstinent les lémures. Quatre parfums de regard, deux pantois, eux, moi, et deux terrifiés : Caystre et mon grand-père.
Je suis au brancard numéro 49 dans le couloir de l’urgence. Un entre-deux de grabataires aux couleurs mortes. Me reste juste l’œil de notre petit Caystre et le sentiment du mot « pantois ».
Je n’ai jamais compris pourquoi ils nous donnaient une seule jaquette. Moi je la mets à l’envers, comme un manteau portefeuille, cordelettes et tissu noués. Je les resserre encore quand le vieux du numéro 46 ou 47 se lève, une main sur le soluté et l’autre sur la civière. Les fesses au grand dam de personne.
La transmission s’effiloche.
Je repasse en boucle ce jour non fatal comme les autres, celui du retour dans mon éternel paysage d’enfance. Le fleuve. Le village des Éboulements. Ma famille. Haut-le-cœur.
Malgré l’odeur saumâtre de l’urgence, je vois encore Caystre, la tête pendante, son œil accroché sur moi. Je vois aussi mon grand-père faire la tuerie annuelle. Puis à table, ses poils de moustache mouillés bougent, le boudin a atterri dans son assiette : il me raconte l’histoire de sa première tuaille. Après un silence de mort réciproque, il me demande qui je suis.
– Personne.
Le boudin m’a toujours levé le cœur.
Parmi les faces glauques pendues aux solutés, je sens aussi un bout de corps éthylique voguer et tanguer cap sur moi. Angoisse. Je comprends que c’est mon petit cadavre à moi, avec sa tête de 4,7 centimètres et ses reliques de cœur dans une vague de faux formol : le printemps 2012, l’erreur du médecin, je suis enceinte à mon insu, les manifs en chaise roulante, ma maladie introuvable, le fleuve vu du cimetière… et Achille, toujours dans un 5 à 7.
Entre mon vomi quotidien et l’amnésie des babyboomers, j’avais grossi. Au Printemps érable, je grossissais. Je ne grossis jamais. Avec mon test de grossesse et le réconfort des pommiers en fleur, je me souviens de ma vulve béante sur la mort, dans le cimetière Mont-Royal. J’avais ensuite délibérément violé mon avenir avec un aspirateur. À la clinique, des sarraus blancs avaient eu la grâce de me donner de ses filaments rosâtres dans un petit pot de plastique avec un couvercle rouge.
C’était « ma » boule à neige.
Gigotant chaque fois qu’un sarrau blanc donne l’ordre de faire rouler un patient, me hante encore cette question enfantine : « pourquoi les tests aux mauvaises nouvelles sont toujours positifs ? »
J’attends dans un couloir à civières. Encore. Encore l’odeur de la mort. Encore de la chair morte. Encore un lendemain avorté. Alors je pense à Achille. Je me dis que sa blonde devrait être enceinte à l’heure qu’il est. C’est là que mon téléphone sonne. C’est Achille pour me dire que Diane vient d’accoucher.
Félicitations. Quoi dire de plus ? Va chier ?
Notre fœtus aurait quatre ans aujourd’hui.
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↵ Mercredi 09 h 01
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Achille
Tu dors encore?
Message non lu
Le vieux du numéro 46 ou 47 revient des toilettes, s’assoit péniblement, replace son soluté, se retourne et me sourit avant de s’allonger. J’ai l’impression qu’il me reconnait. Mes lèvres se crispent, mes paupières se plissent, j’esquisse un sourire désolé et je n’ai même pas envie de sacrer. Je voudrais lui confier que comme beaucoup de petites filles naïves, j’aurais pu me transformer en princesse, en conte de fées, mais que j’ai préféré Cendrillon – maudit inconscient acéphale – sans la fin heureuse. J’ai envie de lui dire, même s’il oublie, qu’il fut un temps où tous mes princes charmants se transformaient en grenouille. Ou en ces crapauds à peau verruqueuse qui ne valent plus la peine d’être baisés parce que le livre d’histoires est fermé. Le conte de fées termine bredouille et la beauté de jadis n’est maintenant tissée que par des haillons de chair ou une peau de chagrin à jamais trop petite. Je lui confierais que, dans mes yeux, le linceul sait faire courir des larmes brèves et courtes, car à quoi bon pleurer un amphibien ou un batracien qui, à la larve ou au têtard près, vit dans la terre moite et froide et dont le cœur sait ralentir son battement.
L’honneur ne se perd pas en montrant son cul.
…
Printemps 2012
« Penthésilée. Le timing est… ma job prend trop de place. C’est non. Mais… c’est ta décision. Je vais être là pour les sous, pas pour l’enfant. Pas maintenant, je suis désolé ».
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↵ Mercredi 09 h 11
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Achille
je sais ce que je voulais te dire
en sortant de ma misère alcoolique
hier soir, mais c’est fou ce que je suis
content que tu ne sois pas en Indonésie
en ce moment !!!
Tsunami d’un bord. Volcan de l’autre…
Message non lu
On s’était rencontrés à la mauvaise place au mauvais moment. Ses yeux étaient brillants, couleur fauve et profonds, insondables. Comme un océan noir qui attire pour aucune raison. J’étais à l’époque incertaine des bienfaits de cette rencontre, et suspicieuse, je sentais un air marin ou mieux, un air salin qui manque d’algues. Je l’ai aimé, je crois, et j’ai compris : afin de parvenir au deuil du vivant, il faut trouver une mort pour le remplacer. Ça n’a aucun sens, comme tout le reste. Mais l’être humain prend souvent de ces airs de fête lorsqu’il donne un sens à tout. J’allais donc le remplacer par la mort.
On peut lire vers la fin de Fœtus dans rue :
4 septembre 2012
[Achille] est revenu d’Ottawa. Il voulait des enfants finalement.
– Oui, mais pas avec toi que je lui ai dit, mon corps c’est un pays en guerre sul point de finir…
7 novembre 2018, rue Clark
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↵ Mercredi 09 h 32
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C’est là que je me suis réveillée. Je n’étais pas sur la rue Caron, ni au métro Jolicœur et encore moins aux Éboulements, ou contemplant le fleuve vu du cimetière. J’étais collée en cuillère avec Ulysse. Ulysse c’est mon amoureux. En m’embrassant, il me dit que mon ordinateur n’arrête pas de sonner. Je me retourne embrumée, lui souriant :
« Tu sais bien que c’est Achille, l’énervant, il était encore saoul hier quand il m’a appelée. »
– En tout cas, il a mis son casque !
On rigole.
On se colle.
On fait l’amour.
Je lui dis que je l’aime.
Il me dit qu’il m’aime.
J’ai envie d’écrire.
Puis, j’ai comme un arrière-goût.
Un goût de mort.
Crayon, papier, ordi.
Achille vous fait Hello !
Coucou
Ulysse est vasectomisé.
Pour citer cette page
Sarah Marceau-Tremblay, « Penthésilée, vasectomisée ? », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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