Théorèmes de l’immortalité
Prolégomènes à une pensée amazone
Écrivaine et philosophe roumaine-canadienne, Laura T. Iléa a publié deux romans (Cartographie de l’autre monde, Humanitas, Bucarest, 2018 et Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015), un recueil de nouvelles (Est, L’Harmattan, Paris, 2009), des études littéraires parmi lesquelles La littérature canadienne en infrarouge. Le nihilisme féminin (Bucarest, Tracus Arte, 2015) et Littérature et scénarios d’aveuglement – Orhan Pamuk, Ernesto Sabato, José Saramago (Paris, Honoré Champion, 2013) et une étude sur le philosophe allemand Martin Heidegger (La vie et son ombre, Éditions Idea, Cluj-Napoca, 2007). Elle est actuellement professeure de littérature comparée à l’Université Babes-Bolyai, chercheure attachée au SenseLab, Concordia et membre du Centre de Recherche des Études Littéraires et Culturelles sur la Planétarité de l’Université de Montréal.
J’ai quarante ans. On me dit que je devrais déposer les armes, partir à la retraite, épouser un homme d’au moins dix ans plus âgé que moi, renoncer à faire le corsaire, à faire l’amour, à regarder vers des hommes plus jeunes que moi, ils veulent des filles plus jeunes, ils veulent les hormones, l’aventure, les enfants, le divorce, je n’aurais plus rien à offrir.
On me dit que je devrais regarder l’histoire avec l’œil surplombant d’un aigle, me détacher, posséder une vision philosophique, métaphysique, avoir des couilles, faire de la politique, ne plus crier sur mon fils, apprendre à choisir, démolir, mais d’un air aigre-doux, ne plus écrire à mes amants pour les implorer de ne pas renoncer à moi.
On me dit que les choix se rétrécissent, que la boucle se reboucle, que le bouc émissaire cherche un bouc émissaire. On me dit que je dois rigoler au sujet de la mort. Ou bien l’envisager doucement.
Je me suis plantée affreusement. Et tous ceux qui semblent ne pas s’être plantés souffrent d’un terrible mal de crâne. De passer d’une illusion à l’autre, de gommer un cul-de-sac pour un autre, de raconter des fariboles au lieu de tout simplement apprendre à nager. Le souffle coupé, les yeux écarquillés.
Mon fils est là. Il n’a aucune idée que je porte encore sur moi cette tendre couche que la jeunesse apporte. Cette jeunesse qui s’est offerte en cadeau à moi et que je ne sais préserver qu’en empêchant la dilution de la mémoire. En restant là. Bon gré mal gré. Expirant profondément l’air toxique d’un continuel jeu de séduction. Inspirant la sagesse d’un oracle dont les divinations sont dirigées vers un avenir improbable. Cette fois-ci, je vais gagner. Cette fois-ci, je ne vais pas perdre patience, cette fois-ci, c’est la vie qui doit commencer. Pour tout le reste, je ne m’inquiète pas trop. Je serai forte comme un rocher, imperméable comme la stratosphère de la planète Jupiter, enfin je vais amorcer son désir d’avenir grâce à la générosité de la vie.
Je revois ses courriels. Il m’écrit du fond de ce silence par lequel il a enterré un monde. Le sien. Le silence par lequel il n’a plus accepté de parler par la voix de son père. Par la voix médiumnique de son père, haut-parleur du monde intelligible.
C’est là, je pense, le secret de tout ce qui s’est passé entre nous. C’est toujours là le secret. Au début, à l’origine, dans les voix médiumniques. Dans notre rapport à un monde que nous ne connaissons pas, mais que les peurs, les souffrances et les désirs de nos parents projettent. Qui nous manipule.
Lui, Hippolyte, il a été manipulé par son père. Son père, qui avait secrété de la haine envers le nouveau monde. La haine envers tout ce qui le tenait captif, qui ne lui laissait pas la capacité de s’épanouir.
Je le vois sur son visage. Il est tout tendresse. Je me demande toutefois : quand tombera-t-il le coup fatal ? Quand me dansera-t-il la valse aux adieux ? Quand ne pourrais-je plus le manipuler, à mon tour ? Je sais qu’il y a un exercice de pouvoir dans tout ce que je vis avec lui. Il ne peut en être autrement. Il est trop jeune pour moi. Il faut qu’il oublie sa jeunesse. Il faut que moi surtout, j’oublie sa jeunesse.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi me suis-je entêtée à le garder auprès de moi ?
Je l’ai appelé un jour de juillet. Je venais tout juste de rentrer de Géorgie, où j’avais passé les derniers six mois à Tbilissi, en lutte contre la corruption, en essayant d’implémenter mes techniques de pédagogie radicale : dilemmes moraux, cercle vicieux, aporie, torpillage de l’intelligence jusqu’à ce qu’elle se rende à l’évidence de l’aporie. J’avais enseigné la technique de Socrate : de question en question, amener son interlocuteur à se contredire, rester interdit, tâter les nœuds, ne rien laisser inexploré. « Avez-vous connu des personnages démoniaques ? Des personnages capables de vous clouer sur place ? J’imagine que Socrate vous semble trop loin, intangible. Voilà, aujourd’hui, Marina Abramovic par exemple. » Pendant ce temps-là, j’avais oublié de raccrocher mon cellulaire. « Dis-donc, m’avait interpellée Claudio, un ami italien qui enseignait dans une université ontarienne. Socrate et Marina Abramovic, quelle association. »
Tbilissi et Montréal, une autre fameuse association. Je venais de rentrer, j’avais encore en tête l’idée de mon reportage, d’une université alternative qui contournerait les subventions gouvernementales et le mécénat. Parmi nos anciennes connaissances communes, on m’avait dit qu’il avait échoué dans ses démarches de devenir psychologue. Il voulait aider les autres, se livrer à leur besoin d’oubli, de délivrance, de bonheur. Il voulait palper leurs corps par l’intérieur, les rendre multi orgasmiques, leur injecter des parois diffuses. Il avait échoué.
Je suis attirée par les phéromones de l’échec. J’ai besoin, moi aussi, d’attiser la malchance, de palper de l’intérieur sa chair.
Les manger crus. Accumuler trophée après trophée, comme les hommes. Se perdre, se détacher, se recomposer.
« Connais-tu des gens heureux autour de toi ? » me demande-t-il. Personne. Soixante pour cent ont déjà déposé les armes, se sont résignés, mais ils ne le savent pas ; vingt-cinq pour cent sont névrosés, à la recherche d’une chimère ; et les quinze pour cent restants sont définitivement perdus, nulle chance de rattrapage. » Domestiquer les gens. Par la peur et par l’envie. Par le besoin. Leur inculquer des besoins dont ils ne pourront plus se défaire. Inventer la vie. Lui appliquer des coups de fouet comme s’il s’agissait de leçons de grâce. Sans remords. Sans arrière-pensée. Avec la bonté, la tendresse et la miséricorde d’une pute. Ayant perdu tout discernement. Don de soi absolu. Grâce qui répugne aux sermons amoureux. Se maintenir en vie. Ne pas faire le pacte de la vigilance.
Le désir – le monstre. Qui se réveille en nous et qui nous oblige à partir à la chasse. Qui nous sort de notre aisance et nous pousse à frôler le ridicule. Saigner de partout – c’est aussi une manière d’exister.
Le jour où j’ai compris que j’étais prête à tout faire afin de rester en vie – je me suis dit que quelque chose avait définitivement changé en moi. Que les coups que mes anciens amoureux m’avaient appliqués m’ont immunisée contre le ridicule, la peur et le désir. Jusqu’à un certain point, l’érotisme était l’équivalent du suicide. Seuls les hommes-hormones me faisaient face. Ceux qui ne comprenaient rien à mon paysage intérieur. Ceux qui ne voyaient que mon corps. Ce cratère protubérant.
Il faut également dire que j’ai commencé à apprécier l’amitié. Et que si je devais choisir entre une rencontre amoureuse et une rencontre avec ce groupe multiculturel qui frise l’alcoolisme et l’imposture, j’y penserais à deux fois avant de me décider pour la première.
J’ai en tête de faire mon grand reportage. Sur une forme d’enseignement non institutionnelle, un Robin Hood du vingt-et-unième siècle, qui attend d’être rétribué par un surplus de vision. Les gens me reprochent que je cherche une forme d’indigénisation de la pensée, un retour en arrière. C’est la moindre des choses. Pas d’indigénisation, pas de mongolisation, pas de balkanisation. Une université d’invisibilité. Une université où on apprend l’art de ne pas mourir. C’est ce que je leur ai proposé, moi. Un exercice de non-rétribution galopante. Un exercice où on se trouve en permanence à l’affût. À l’affût pour chercher l’information scandaleuse. Ou tout simplement pour ne pas se faire avoir.
Je l’ai compris à Rome, une ville qui est érigée sur des couches de sang. « Et de sperme », disait quelqu’un. Cette envie d’être un empereur romain en train d’étrangler les foules par son désir de pouvoir. Rien qu’à voir la tribune à partir de laquelle les empereurs de Rome s’adressaient aux foules – et la folie du pouvoir revient. Rien qu’à imaginer l’ivresse qu’un tel pouvoir pouvait donner – et les idéaux contemporains paraissent rabougris, malformés. À l’époque de Trajan, Rome comptait un million cinq cent mille habitants et l’empire en entier comptait cinquante-cinq millions de citoyens. Octavianus Augustus avait eu trois femmes : la première, trop vieille pour encore lui donner des enfants. Comme sa descendance était en jeu, l’empereur demanda le divorce au Sénat. Il épousa ainsi sa deuxième femme. Elle tomba enceinte. Le jour où elle mit au monde son premier-né, une fille, Octavianus Augustus demanda à nouveau le divorce. On le lui accorda. Il épousa donc une troisième femme, Livia de son nom, une jeune fille de seize ans, qui portait l’enfant d’un autre homme. Par la suite, Augustus adopta le fils de Livia. Vive la loi du père qui défie la biologie ! La Rome antique fonctionnait selon d’autres lois.
Pas de surprise quand les femmes prenaient leur revanche. Quelle est la cause la plus répandue de la mort chez les empereurs romains ? » « Le poison. » « Oui, mais le poison dispensé par qui ? » « Par leurs femmes, évidemment. » « Oui, bien sûr. Comment le sais-tu ? » « J’ai une longue expérience de vie. » C’est ainsi qu’on fonde des empires. Par le combat. Celui pour le pouvoir n’est pas moins dur que celui entre les deux sexes pour le droit à la succession, à la reproduction et à l’amour de la progéniture.
Avec de courts moments de réconciliation.
Fragment d’un roman en cours d’écriture
Pour citer cette page
Laura T. Iléa, « Théorèmes de l’immortalité. Prolégomènes à une pensée amazone », MuseMedusa, no 7, 2019, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).