Emilie Maltais poursuit de lentes études en littérature à l’Université de Montréal. Elle participe parallèlement aux activités des Éditions Fond’tonne depuis 2013 ainsi qu’au comité de lecture de la revue Le pied. Ses textes, qui explorent les thèmes du deuil et de la maternité, sont parus dans L’organe, Le pied ainsi que dans la micro-revue Intimité du festival Dans ta tête.
Nous ne l’aimons pas. Sans raison particulière, ou plutôt si : pour toutes les raisons possibles. C’est la couture grasse, la large cicatrice qui part de son nez et descend jusqu’à sa bouche. Une fermeture éclair entrouverte qui devient sa lèvre supérieure. Sa bouche muette, béante comme une plaie. Nous ne l’aimons pas. C’est l’odeur de sauge brûlée sur ses cheveux corbeau, le reflet nacré de ses yeux transparents. Ce sont ses crayons de couleur pas plus longs qu’un pouce qu’elle couve jalousement, ses bottes de caoutchouc trop grandes, son sac en cuir vieux rose qui jure au milieu des nôtres en toile ou en plastique aux couleurs vives. Nous n’avons jamais rien vu de pareil.
Alors que nous sommes plongés dans nos jeux à la récréation, elle se tient droite au centre de la cour, son manteau de laine cérule sur le dos, de l’automne au printemps, qu’il pleuve ou qu’il neige. Nous pouvons sentir ses yeux, aussi pâles que son vêtement, se poser sur notre dos. Si l’un de nous trébuche, c’est par la force de son regard, tendu en travers de nos jambes. Elle a voulu nos genoux écorchés par le sable et les cailloux. Elle ne crie ni ne court avec nous, pas plus qu’elle ne longe les murs. Elle se tient droite, solitaire, sans honte.
Nous ne lui concédons qu’une seule chose : son talent indéniable pour le dessin, alors que la plupart d’entre nous sommes gonflés de fierté pour nos bonshommes allumettes, nos soleils et nos arbres tous semblables. Elle passe des heures concentrée sur le chatoiement d’une aile d’oiseau, son sujet de prédilection. Peu importe la thématique imposée par l’enseignante, elle parvient à mettre les volatiles au premier plan. S’il faut faire le portrait de notre famille, le sien est noyé dans une envolée de chardonnerets jaunes. S’il faut dessiner notre maison, la sienne se trouve, minuscule, dans le coin droit de la feuille, saisie en plongée de la cime d’un arbre, où un passerin bleu donne la becquée à ses oisillons. L’animal prend alors les deux tiers de la feuille, rendu avec une vivacité prodigieuse. Elle est la seule à savoir manier la perspective.
Nous nous méfions de son silence. Le bruit court qu’on lui aurait tranché la langue. Un matin, par défi, un garçon va lui demander d’ouvrir la bouche. Il s’agit de déterminer si la rumeur est vraie. Nous les épions, attendant un signe de la part du messager, mais il détale en hurlant et pleure qu’on l’envoie se reposer à l’infirmerie. Le lendemain, il refuse tout net de nous révéler ce qu’il a vu. Alors que nous évitons tous de l’approcher, lui se met à la suivre. Une journée, il lui lance du sable au visage, une autre, il vide une bouteille de colle dans ses chaussures d’éducation physique. Nous sommes maintenant assurés d’être témoins, chaque jour, d’une nouvelle machination dont elle est la victime. Jamais elle ne pleure. Jamais elle ne tente de l’éviter. Désormais, elle fixe le garçon du matin au soir, ne le quitte des yeux que lorsqu’il monte dans l’autobus.
Elle a, elle aussi, déjà pris l’autobus scolaire. Mais le chauffeur refuse à présent qu’elle monte. C’est une faiseuse de trouble. Elle a mordu au sang la main d’une fille plus vieille qui voulait lui couper une mèche de cheveux. Car il existe, parmi nous, un petit trafic d’objets lui ayant appartenu : bouts de crayon, esquisses, barrettes. En première année, certains prétendaient qu’elle leur avait donné un dessin, une part de collation. Ce privilège les drapait de mystère, leur garantissait une certaine popularité dans la cour. Ils l’avaient donc approchée, peut-être même lui avaient-ils parlé ? Avec le temps, ses colifichets prennent de la valeur ; difficiles à obtenir, symboles de notre audace, nous en avons fait une monnaie d’échange. Mais certains ne savent pas s’arrêter, et du glanage des choses qu’elle abandonne, quelques-uns passent au vol. Sur le marché de notre monnaie, on trouve maintenant un lacet, un bas, un examen de vocabulaire et, la devise la plus prisée : une dent de lait. La disparition de la dent fait scandale, c’est la seule chose que la fille déclare volée à l’enseignante. On la croit tout d’abord perdue. Quand le voleur la brandit, presque un mois plus tard, elle devient instantanément la chose la plus précieuse que nous pouvons posséder. Elle permet d’acheter tous les desserts d’un élève pendant une semaine, des tours illimités de corde à danser, le titre de capitaine d’équipe et même, parfois, le travail des plus brillants pour les devoirs de mathématiques.
La fille attend chaque soir qu’on vienne la chercher. Ce qui se produit plus souvent tard que tôt, alors que nous avons un à un quitté à pied ou en autobus la cour de l’école. Enfin seule, elle plonge sa main dans la poche de son manteau et en sort un morceau de craie. Elle sait que l’enseignante jette les tiges cassées ou trop petites pour écrire au tableau. Elle profite de l’animation qui suit la cloche pour repêcher les plus beaux morceaux dans la corbeille. Sur l’asphalte de la cour, elle trace d’abord un cercle incomplet autour de ses pieds. Elle aménage l’accès vers ce qui deviendra, entre marelle et labyrinthe, une suite intriquée de corridors ornés d’oiseaux, de fleurs et de lianes. Le temps d’attente détermine l’ampleur de l’ouvrage et celui-ci fait, à quelques reprises, plusieurs mètres de circonférence. Nous retrouvons souvent sa fresque le lendemain matin et en prenons possession, l’intégrant à nos jeux. Elle n’en revendique jamais la propriété.
La tangente prise par le garçon horrifié, plutôt que de se tarir, s’accentue. Les uns et les autres participent maintenant à divers traquenards qui ont pour seule victime la muette. La persécution atteint son apogée quand quatre élèves subtilisent ses bottes et son éternel manteau puis plongent le tout dans une mare de boue. Ce sont, de toute façon, des objets trop volumineux pour intégrer notre économie clandestine. Ce soir-là, le professeur attend avec elle qu’on vienne la chercher, un sac de plastique rempli de tissus encore sales à la main. Même si je participe de loin à la conspiration par mes idées, je parviens mal à m’expliquer comment nous avons pu en arriver là. La détermination des autres, qui ne faiblit pas malgré l’absence de riposte, m’écœure. Quand, dans les jours suivants, une épidémie de varicelle se déclare chez tous ceux qui la tourmentent, je suis surprise d’être épargnée.
L’absence des plus fortes têtes ne provoque pas d’accalmie. La varicelle en guise de preuve, les plus timides font maintenant pleuvoir sur elle les coups anonymes. Dès la mise en rang le matin, elle est pincée, poussée, entravée. Je cherche une solution. Je n’ai ni la grandeur d’âme ni le courage d’intervenir auprès d’eux. Je voudrais tout de même, par un geste, me racheter. Chez moi, en jouant dans le salon, je remarque la tranche rouge et dorée d’un livre et il me vient une idée. Nous possédons une édition de luxe du Lumen Picturae et Delineationis. Je le glisse subtilement dans mon sac d’école, convaincue que rien ne lui fera plus plaisir qu’un traité de dessin de la Renaissance. Ce soir-là, je me couche satisfaite de mon altruisme, persuadée que mon cadeau effacera des mois de mauvais traitements. Elle sera contente et mon immunité sera garantie. Tous, nous reprendrons notre place : elle, seule au milieu de la cour, et nous, jouant sans lui porter attention.
Le lendemain après la classe, sous le poids de mon sac à dos dont les coutures peinent, j’attends que la cour se vide. La fille se tient, debout, dans un coin plus reculé de la cour qu’à l’habitude. Une fois certaine que tout le monde est parti, je m’approche. J’ai cru qu’il y aurait de la peur dans son regard, mais il n’y a rien. Elle ne recule pas. Bien que le printemps soit très froid, elle ne porte ni tuque ni gants. C’est elle qui me dévisage et moi qui baisse les yeux. La morve coule dans le sillon de sa cicatrice, la fait briller. Ses ongles sont rongés jusqu’à la peau, bordés de crasse. Son manteau ne s’est jamais remis de la boue malgré le lavage. J’ai beaucoup de mal à sortir le livre. Je le lui tends. Après une éternité à le tenir à bout de bras, je comprends qu’elle n’a pas l’intention d’accepter mon cadeau. Je dois rentrer chez moi. Je suis surprise qu’elle ne se jette pas sur le livre. Je le dépose à ses pieds, envahie par la colère. Je tourne les talons et prends en courant la direction de ma maison, les larmes aux yeux.
Malgré mon effort, rien ne change. Le garçon qui la tourmente se casse une jambe à la récréation. Nous savons qu’il a fait exprès de lui donner un coup sur le nez dans les rangs le matin même. Quand sa mère vient le chercher pour l’amener à l’hôpital, la fille sourit, un anneau de sang séché bordant encore sa narine. J’attends, malgré tout, un signe que le livre lui a plu. J’espère qu’elle me donnera un dessin encore plus beau que les autres grâce aux leçons qu’il contient. Mais elle m’ignore. Je continue d’y croire jusqu’à la dernière journée, sans avoir droit à aucun remerciement, aucun présent en retour. Les classes se terminent plus tôt ce jour-là pour les vacances. Il fait déjà très chaud et, en route vers chez moi, je réalise que j’ai oublié ma boîte à lunch à l’école. Ma mère sera furieuse. Je fais demi-tour, les épaules brûlées par la sueur et le frottement des bretelles de mon sac. La porte de l’école est déjà verrouillée. Personne ne vient m’ouvrir même si je cogne pendant de longues minutes. Je finis par abandonner. Je reprends le chemin de la maison en faisant un détour par la montagne de sable livrée ce matin. L’école fera remblayer l’aire de jeu pour effacer le lit de nos rivières, nos douves et nos projets d’étang.
Je veux profiter du fait qu’il n’y a personne pour grimper tout en haut. Du sommet, je verrai sûrement jusque chez moi. Arrivée tout près, je découvre le cartable en cuir rose posé par terre. La muette, elle, je ne la vois pas. Je contourne la montagne. Elle est là, enfoncée jusqu’aux épaules dans le sable. À chaque tentative de s’extirper, elle s’enfonce un peu plus. Dès qu’elle me voit, elle s’agite, lâche un cri rauque. Si je tente de l’en tirer, je serai probablement engloutie moi aussi. Je pose mon sac, en sors mes ciseaux. Ils ont de vraies lames, pas comme les modèles de plastique pour bébé qu’ont la plupart des autres élèves. Je m’approche et me couche doucement à plat ventre sur le sable. Ses bras sont déjà ensevelis. Elle a la tête de côté et j’arrive à agripper sa queue de cheval. Ses cheveux sont épais et raides, les lames glissent à plusieurs reprises.
L’an prochain, je serai capitaine de l’équipe de ballon-chasseur pendant toute l’année.
Pour citer cette page
Émilie Maltais, « La muette », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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