Les ensorcelées

Hélène Laforest

Hélène Laforest a complété en 2014 une maîtrise en recherche-création à l’Université de Montréal. Sa recherche portait sur la réécriture féministe des contes chez Nelly Arcan et Christine Angot. Après avoir publié quelques textes dans Le Pied durant ses études, elle a fait paraître une nouvelle dans Brins d’éternité et une autre dans Nyx. Elle fait partie du comité de lecture du Pied et de celui de Nyx. Elle publiera prochainement son premier roman, aux Éditions Prolepse.


Sous l’éclat vif de la lune, Emelda observe ses protégées. À son approche, leurs fleurs s’ouvrent, diffusent leur parfum. Tandis qu’elle caresse les tiges du bout de ses longs doigts, celles-ci se raidissent, se gonflent, s’allongent, se tendent pour s’offrir. Elle circule parmi les plantes suspendues, les plantes grimpantes, les diverses rangées de plantes déposées sur de longues tables, sur des chaises (qui ne sont prétextes qu’à accueillir d’autres plantes, car nul ne s’y assoira jamais) ou à même le sol (car il n’y a décidément plus d’espace disponible).

Emelda se rend, sans se presser, jusqu’au hamac situé au centre de la pièce de verre. Elle en retire les trois plantes qui s’y reposaient, les pose par terre, s’allonge à leur place sur le tissu rayé qui se tend sous son poids. Elle lève son regard vers le ciel verdoyant, vivant, qui danse pour attirer son attention. Elle tend la main. Une tige s’y accroche, s’enroule autour de son bras. Elle ramène sa main sur sa poitrine. La tige suit ses mouvements, enlace son corps, le caresse de ses feuilles duveteuses, la parcourt de son apex délicat. D’autres végétaux fendent l’espace jusqu’à elle, étirant leurs tiges, luttant les uns contre les autres pour se tailler une place digne de leurs ambitions, de leurs désirs.

Son corps, rapidement, se couvre de verdure fraîche. Elle est au cœur d’un foisonnement animé où les plantes, malgré leur diversité, ne se distinguent plus. Jaillissent comme de nulle part et d’un peu partout des yeux sans paupière (jamais en paires, guettant tout à la fois, chacun au bout de sa propre tige), de très longs doigts verdâtres (par groupes de trois), des dents arrondies (d’inoffensives molaires de ruminants), des pieds aux orteils souples et pointus (gare au petit orteil : il sécrète du venin), des seins vert lime (dont la peau très douce rappelle l’aloès), des cheveux brillants (disposés en crinières abondantes et en rivières lisses), des poils blonds (pâles comme de la neige sous le rayon lunaire). Cet amas de chair végétale et de végétaux charnels, mêlé violemment à Emelda — à la fois leur mère, leur maîtresse et leur bourreau —, frissonne au même rythme qu’elle tandis qu’elle jouit de ce contact puissant. Alors qu’elle tressaille encore, la pointe bourgeonnée d’une tige s’enfonce au plus creux d’elle, brusquement. Le bourgeon y éclate, déployant en elle une feuille palmée et légèrement velue qui, tandis que la tige se retire doucement, lui donne des sensations nouvelles, la fait glisser de nouveau vers la jouissance.

Des tiges particulièrement solides saisissent son corps, le soulèvent en formant un hamac végétal. Les feuillages les plus épais recouvrent sa peau. Elle s’assoupit, somnole pendant quelques heures dans le bien-être de ses sens.

À son réveil, elle rencontre trois grands yeux qui l’observent attentivement. Une plante, un peu hostile, s’est approchée d’elle. Illuminée par le soleil qui se lève à peine, mais qui déjà fulmine, s’enflamme, la plante danse de son corps souple et tout en courbes. Ses nombreuses feuilles luisent follement sous cette lumière crue. Son unique fleur, rouge vif, disproportionnée, presque obscène, cette fleur à la fois bouche et sexe, l’appelle avec insistance, s’ouvrant puis se fermant, enflant, se gonflant, s’étirant, se tendant.

Emelda, ainsi provoquée en duel, se jette sur ses pieds, s’élance vers cette plante immense. Toutes deux se livrent autant un combat qu’elles se livrent au plaisir, sans réserve. Sont arrachés dans cette lutte des feuilles, des tiges, des cheveux et des morceaux de vêtements. La fleur dévore de baisers voluptueux tout le corps d’Emelda, qui, elle, s’affaire à contraindre chaque tige pour mieux posséder celle qui l’affaiblit en la faisant trembler d’ivresse. Elle caresse doucement le duvet qui recouvre certaines de ses feuilles, procurant à la plante de semblables frissons, glisse ses doigts au cœur de l’ardente corolle, qui se referme sur ceux-ci, les aspirant avidement, délicieusement. Emelda se laisse avaler jusqu’à l’épaule par cette bouche extensible. Elles cèdent l’une à l’autre, cessent de lutter contre le désir, cessent d’utiliser le plaisir comme une arme pour désarmer l’amante.

La large bouche-fleur s’attarde longuement entre les jambes d’Emelda, qui s’est allongée par terre, vaincue, triomphante. Les étamines, proéminentes et abondantes, dansent sur le sexe gonflé comme autant de doigts pointus et minuscules qui pianotent, comme autant de petits pieds qui se meuvent au rythme effréné du cœur d’Emelda. Le grand pistil s’enfonce dans les profondeurs du sexe, suivi par les poudreuses étamines. Les pétales, d’une douceur exquise, caressent les lèvres en un seul long baiser. La fleur embrasse interminablement cette autre fleur. Les innombrables tiges de la plante voltigent autour d’elles, se tordent comme des vipères.

Seul l’épuisement finit par les désunir.

Quelques semaines plus tard, Emelda est prise d’une fatigue insurmontable. Elle passe ses journées allongée, impuissante. Elle se prépare des décoctions, des emplâtres, des teintures. La fatigue, indélogeable, a élu domicile dans son corps, rien ne l’en chassera.

Le ventre d’Emelda, jusqu’alors lisse et plat, saille un peu, enfle de jour en jour, se charge d’une teinte rosée, puis rougeâtre. Lorsqu’elle y touche, la douleur la fait sursauter. La bosse, dissymétrique, remue presque constamment, provoquant de vifs élancements. Quelque chose se débat dans sa chair. Elle y applique des cataplasmes très régulièrement ; la chose migre pour les éviter. Emelda s’arme d’un long couteau, ne sachant plus comment se défendre contre cette force qui vient de ses propres entailles, prête à s’éventrer s’il le faut. Elle n’arrive plus à dormir ; sa fatigue grandit en même temps que l’excroissance.

Et puis au bout de trois mois, la chose s’extrait de son utérus comme une lourde pierre. Cela se passe tranquillement, en quelques instants à peine. Emelda rompt d’un coup de dents le cordon semblable à une racine.

Lorsque la chose naît, elle n’a pas de nom, elle n’en aura jamais. Emelda enveloppe la petite créature d’un drap sans même la regarder.

Elle sera mère. Une sorte de mère.

Sous le tissu, elle sent se déployer l’être nouveau. Développant le paquet sans enthousiasme comme un cadeau non désiré, elle y découvre une sorte de gros bourgeon qui éclôt fébrilement, qui libère deux bras, une tête boursouflée qui déjà hurle, indignée. Les cris de cette singulière enfant sont rauques, sinistres et semblent ne jamais devoir se tarir. Ils évoquent les plaintes d’un spectre égaré entre deux mondes, qui se lamente depuis des siècles et qui ne demande qu’à cesser d’exister. Emelda rabat le drap sur le petit visage déformé par les sanglots.

Les jours passent et la créature continue de se développer. Emelda, lentement, la découvre. Déjà il lui pousse des dents. Elle hurle comme si elle voulait les arracher par la simple force du son. Lui poussent aussi de petites branches le long du cou, de la taille, des bras. Ses deux grands bras s’allongent, plus larges que sa taille-tronc très fine. De minuscules pieds abondent au bout de ses courtes jambes-racines qui s’entortillent, asséchées, assoiffées. Elle ne saurait compter sur ses pieds ni sur sa taille, qui ploierait sans doute sous son poids ; elle est asymétrie, déséquilibre, anomalie. Se déplaçant uniquement à l’aide de ses longs bras aux doigts pointus comme des crocs qui mordent dans le bois du plancher, comme des épines qui l’entaillent profondément, comme des serres qui le labourent, le redéfinissent, le strient, elle demeure à la hauteur du sol, l’échine cambrée, à l’affût, comme un fauve. Elle renifle tout ce qu’elle trouve. Ses grands yeux sans paupières ne se reposent jamais. Elle non plus.

Emelda déploie très peu d’efforts pour accueillir sa progéniture dans le monde, s’en tenant loin. Elle ne l’a pas nourrie depuis sa naissance, entre autres parce qu’elle ne sait pas quoi lui offrir, elle dont les seins se sont affaissés plutôt que de se gonfler de lait, et pourtant, non seulement la chose vit, mais elle croît, à une vitesse phénoménale. Emelda lui en veut d’être née et d’être ce qu’elle est ; sa fille lui en veut de l’avoir mise au monde et d’être dans ce corps douloureux. Ses cris deviennent de plus en plus perçants, jaillissant d’elle en flots continus comme s’ils étaient nécessaires, comme s’ils l’aidaient à exister, à absorber les nutriments dont elle a besoin pour grandir.

La petite créature ne se calme que lorsque Emelda la confie à la plante qui l’a engendrée. Toutes deux semblent revivre au contact l’une de l’autre. En sa présence, l’enfant rit toujours abondamment. Emelda a horreur de son rire d’aigle, d’hyène, presque autant que de ses pleurs, que de ses plaintes.

La plante nourrit l’enfant de son affection. Elle la berce, la promène dans l’espace, au bout de ses longues tiges. Quand la plante-mère la touche, leurs tiges se couvrent de fleurs prodigieuses aux couleurs éclatantes, qui n’en finissent plus de se déployer, de grossir. Quand elles se séparent, ces fleurs se fanent aussitôt, se ratatinent en de petites boules, semblables à des cadavres d’insectes, puis tombent par terre. Elles seront balayées avec dégoût.

À deux ans, l’enfant, qui n’en est plus vraiment une, ne sait toujours pas parler. Elle ne sait pas davantage se taire. Emelda n’en peut plus depuis bien longtemps ; elle s’est rangée dans l’ombre, se tissant une absence sous laquelle se dérober, en compagnie des araignées, des cloportes et des moutons de poussière, devenus nuages puis montagnes. Sa peau, couverte de poussière, de saletés et de furoncles, semble une couverture déposée sur ses os. Elle s’est crevé les tympans et s’est empli les oreilles de cadavres d’insectes accumulés avec le temps, mais entend quand même sa fille crier.

Le plancher est couvert de sang menstruel, qui s’écoule des nombreux sexes de la créature, dissimulés sous ses racines de plus en plus longues. Celle-ci passe presque tout son temps avec sa plante-mère, riant et communiquant avec elle dans un langage fait de frémissements et de claquements, hors de la vue de son autre mère. Emelda la voit parfois s’accrocher aux murs comme un insecte, sortir par une fenêtre brisée, disparaître. Chaque fois qu’Emelda l’aperçoit, elle lui découvre de nouvelles horreurs, de nouvelles raisons de ne pas l’aimer. Certaines des tiges qui lui poussent sur le corps deviennent de nouveaux bras ; elle a deux petits bras sur son bras gauche, un autre sous son menton. De nombreuses écorchures zèbrent son épiderme verdâtre dont la pilosité considérable rappelle des herbes hautes, et de ces plaies émergent des feuilles et des dents.

Il arrive que leurs regards se croisent, qu’Emelda ne soit pas assez effacée pour être oubliée. La créature, alors, s’approche, la renifle d’un air dégoûté, lui hurle à l’oreille toute sa haine, lui fouette violemment le visage avec l’une de ses tiges en faisant demi-tour. Chaque fois, Emelda se retient de lui sauter au cou pour l’étrangler, pour enfoncer dans sa gorge ses doigts noueux aux ongles crochus, puis ses deux mains, pour lui arracher la carotide, lui rompre d’un coup les vertèbres cervicales, pour déraciner de cette chose la vie qu’elle n’aurait pas dû recevoir.

Un jour, rentrant par une fenêtre après y avoir disparu quelques heures plus tôt, la créature s’arrête net à quelques pas de sa mère. Ses yeux brillent d’une haine sans cesse renouvelée, sa bouche s’ouvre sur un cri guttural. Pour la toute première fois, la mère voit sa fille debout. Son tronc s’est élargi, ses pieds, déjà nombreux, se sont multipliés, son cou s’est étiré prodigieusement, sa chevelure-herbe effleure le plafond. Elle se met à danser au rythme de son propre cri, faisant tournoyer sa tête au bout de son cou, ses feuilles au bout de ses branches, ses doigts au bout de ses bras, ondulant son tronc, levant alternativement ses jambes-racines pour révéler ses sexes. Son corps se couvre de fleurs aux parfums pestilentiels, sa poitrine s’ouvre en deux hibiscus énormes et rougeoyants à la gueule béante, au fond de laquelle on aperçoit son cœur palpitant, gorgé de vie. La chose ricane, tournoie sur elle-même, regarde sa mère marcher vers elle à quatre pattes, la furie guidant ses pas, déformant ses traits, lui fournissant l’énergie nécessaire pour un affrontement.


Emelda bondit sur sa fille, plonge ses deux mains dans les hibiscus, attrape son cœur entre ses deux paumes, qui ne tardent pas à fondre au contact de ce viscère corrosif tandis que les corolles lui enfoncent de petites dents tranchantes dans les poignets. Les hurlements inarticulés de la mère se mêlent aux ricanements sinistres de la fille, qui empoigne Emelda de ses immenses mains, la bascule, lui met la tête à l’envers, lui déchire les vêtements de la pointe de ses épines, lui écarte les jambes et lui dévore le sexe, enfonce sa langue pointue dans l’orifice, saisit l’utérus, l’arrache, avale sa première maison sans la mâcher. Satisfaite, elle desserre légèrement sa prise, ne tenant plus sa mère que d’une main. Dans un mouvement désespéré, Emelda se donne un élan, s’accroche au corps de sa fille et grimpe jusqu’à sa gorge, puis tente d’y enfoncer ses doigts, ne se rendant pas compte qu’elle n’en a plus, que tout a fondu depuis ses ongles jusqu’à ses poignets. La fille allonge son cou jusque devant le visage maternel crispé par la rage, et le lui happe, l’arrachant d’un coup comme un masque en un baiser fatal. Puis elle dévore en une seule bouchée ce qu’il reste de sa mère.

Son corps se met à fleurir de joie.


Pour citer cette page

Hélène Laforest, « Les ensorcelées », MuseMedusa, no 5, 2017, <> (Page consultée le ).


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