« Je m’appelle Anticore » : Game over de Martyne Rondeau ou la sœur assassine

Lori Saint-Martin
Université du Québec à Montréal

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Lori Saint-Martin est professeure titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. En plus d’un roman, de trois recueils de nouvelles et de nombreuses traductions littéraires (anglais-français avec Paul Gagné et espagnol-français), elle a publié une douzaine d’essais sur le féminisme et sur les rapports familiaux et les représentations du genre en littérature. Elle travaille actuellement sur le rapport sœur-frère en littératures française et québécoise et sur les liens entre espace, genre et sexualité.

Dans le roman Game over (2009), de Martyne Rondeau, Anticore torture et tue son frère dévorant, Polytox, et le jette dans un trou creusé avec un camion-pelle avant de se suicider. C’est en réponse à l’inceste imposé par le frère, cette agression originelle, cette profanation, que surgit la violence d’Anticore ; que surgit aussi la forme théâtrale et le procès du frère et d’une idéologie qui sacrifie les filles sur l’autel familial ; qu’éclatent d’autres frontières, entre soi et l’autre, privé et public, sens propre et sens figuré ; qu’apparaît enfin le trait stylistique le plus frappant du livre, la répétition, liée à l’enlisement du rapport frère-sœur. Ces motifs sont évoqués à travers les permutations du nom d’Anticore : Anti-Antigone, Anti-corps, Anti-care, Antigone quand même. Le roman pose la question de la place, non seulement des morts, mais aussi des vivants : quelle place a le droit de prendre un frère dans la vie de sa sœur, quelle place occupe la fille dans la famille et dans l’ordre social.

In Martyne Rondeau’s 2009 novel Game over, Anticore tortures and kills her abusive brother Polytox, throws him into a hole she dug with a steam shovel, and then commits suicide. It is in reaction to an initial abuse and desecration, the incest he forced her into, that Anticore’s violence erupts; that she stages a trial for the brother along with the ideology of female sacrifice; that various borders—between the self and the other, private and public, literal and figurative meaning—crumble; and that the major stylistic feature of the novel, its repetitions, caused by the sterility of the brother-sister bond, comes into play. These features are analyzed through changes rung on the name Anticore, such as Anti-Antigone, anti-body, anti-care, and Antigone, after all. The novel raises the issue not only of the place/space of the dead, but also of the living: how much space a brother can take up in his sister’s life and what is the place of girls in the family and the social order?


« Je m’appelle Anticore et je dois vivre cette histoire1

Martyne Rondeau, Game over, Montréal, XYZ, 2009, p. 13. Désormais GO.

 », affirme d’entrée de jeu la protagoniste de Game over, « née pour la tragédie » (GO, 19) comme celle dont elle porte (presque) le nom. La Québécoise Martyne Rondeau pratique, dans ce curieux roman, à la fois une reprise et un détournement massif de la figure d’Antigone, autour de la mort et de la sépulture de son frère, Polytox. L’inscription du texte dans le sillage de la pièce de Sophocle2

J’ai utilisé l’édition suivante, sans doute celle qu’a consultée Rondeau, qui en reprend textuellement un passage : Sophocle, Antigone, trad. Paul Mazon, introduction, notes et postface de Nicole Loraux, 4e tirage, Paris, Les Belles lettres, 2013. Désormais A.

est explicite, presque agressive – jeu onomastique, forme en partie théâtrale, fatalité familiale, motifs du meurtre et de la sépulture, nombreux clins d’œil au fil des pages3

Notamment la narratrice qu’on « enterre vivante » (GO, 23), le « champ de bataille » où se rencontreront frère et sœur (GO, 24), la référence à un « carrefour » où elle « ouvre les yeux et le feu » (GO, 32). À l’instar de Rondeau, j’ai préféré aborder Anticore en relation avec cet hypotexte et non par le biais des nombreuses relectures féministes récentes du personnage. Voir par exemple Fanny Söderbäck (dir.), Feminist Readings of Antigone, Albany, State University of New York Press, 2010, et Bonnie Honig, Antigone, Interrupted, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 36-68.

–, tout comme l’est la rupture d’avec elle.

Tentons de nous accrocher aux quelques bribes « réalistes » d’une histoire donnée pour quotidienne et contemporaine mais vécue et racontée de manière délirante. Lasse de porter la charge matérielle et émotive de son frère dévorant, le bien-nommé Polytox4

Il sera question plus loin des noms propres des personnages.

, Anticore, 42 ans, mariée mais sans enfants, productrice rock à ses heures, décide de le tuer. Elle l’attire dans un dépotoir où elle a déjà creusé un trou immense à l’aide d’un camion-pelle et le torture longuement tout en déclinant la liste accablante de ses crimes contre elle. Game over : la machine de mort qui s’emballe. Avant même que l’action commence, tout est joué, perdu, over. On voit déjà à la fois l’étrange fidélité au mythe et l’importance des modifications pratiquées : transformation d’Antigone en tortionnaire et assassine, disparition de tout personnage secondaire et donc recentrement extrême de l’action dramatique sur le couple frère-sœur, introduction d’une dimension féministe et revendicatrice, dérision, provocation et humour noir violent absents du texte de Sophocle.

La narration s’attarde interminablement sur le passage de la vie à trépas, la torture et le meurtre du frère, faisant trembler les protagonistes à la frontière entre la vie et la mort. La question de la « place des morts » – posée, avec une acuité particulière, ainsi que l’ont montré des siècles de commentaires, par le geste d’Antigone – est inséparable de celle de la place des vivants5

Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, Paris, L’Harmattan (2006) [1999].

, et si la sépulture s’impose comme un problème dans Game over, c’est parce que le frère, au préalable, a « tué » la sœur en réclamant de sa part une disponibilité totale6

Le « crime » contre Anticore est même plus ancien puisque c’est la mère qui a fait d’elle, très tôt, « celle qui tenait la mort au bout de ses bras » (GO, 78).

. Rondeau dé-place, si on ose dire, la question de la place : son frère a commis des actes qui ont mis sa sœur à la place de la mère-amante et lui-même à celle du fils-amant. Gestes déplacés qui ont tenu Anticore à l’écart de sa propre vie ; le seul moyen de se trouver un lieu propre, croit-elle, est de mettre le frère à sa place, sous la terre7

On voit déjà ici la confusion des sens propre et figuré qui caractérise tout le roman : un lieu propre pour la sœur implique pour le frère un lieu sale, sous la terre.

. Liée à l’appropriation et à l’abus de pouvoir, cette question exige donc qu’on la pose dans un contexte familial et social plus large. En effet, la réflexion qui forme le noyau du roman – la place à laquelle a droit le frère, vivant puis mort, dans la vie de la sœur, la mesure dans laquelle les femmes doivent accepter d’entretenir l’ordre familial aux dépens de leur propre épanouissement – revient sans cesse dans la fiction contemporaine des femmes. Tout en constituant un cas extrême par sa violence déchaînée et son éclatement formel, Game over partage cette vision : rapport frère-sœur semblable à un champ de bataille, ressentiment et soif de vengeance, présence de la fatalité et du tragique, inceste et confusion identitaire, mort, souvent violente, du frère ou de la sœur ou des deux, impossibilité de trouver la « bonne distance » entre fusion et rupture, et surtout, jeunes femmes sacrifiées qui refusent d’être la « gardienne de leur frère », rejettent la vocation de mère sacrificielle ou de garde-malade, voire de bouc émissaire, qu’on leur impose8

Voir Lori Saint-Martin, « La gémellité frère-sœur et les glissements du genre dans Les Amants imparfaits de Pierrette Fleutiaux et Les Souffleurs de Cécile Ladjali », dans Thérèse Saint-Gelais (dir.), Loin des yeux près du corps. Entre théorie et création, Montréal, Remue-ménage, 2012, p. 99-104 ; « Le rapport frère-sœur comme signe de la mixité dans le roman français contemporain des femmes », dans Amaleena Damlé avec Gill Rye (dir.), Aventures et expériences littéraires : écritures des femmes en France au début du XXIe siècle, Amsterdam, Rodopi, 2014, p. 177-194.

.

Si la sépulture, on l’a dit et redit, opère une séparation entre les morts et les vivants et, en créant cette frontière, fonde notre humanité partagée9

Patrick Baudry, op. cit. ; Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Genève, Labor et Fidès, 2005. Le film de László Nemes, Le Fils de Saul (2016), offre un témoignage des plus éloquent.

, Game over est plutôt la tragédie des frontières violées. L’inceste perpétré sur la sœur très jeune, puis l’accaparement de ses énergies vitales par un frère suicidaire, délinquant10

L’argent qu’il vole à sa sœur alors qu’elle gît inconsciente dans son appartement est l’emblème de son indifférence envers elle et du vol de vie qu’il perpétue.

et maître manipulateur, sont une première violation des frontières entre les êtres et conduisent à l’éclatement des violences qui suivent en surdéterminant autant les actes de la sœur que la forme textuelle (structure, images, langage). C’est en réponse à cette agression originelle, à cette profanation du lien frère-sœur, que surgissent la torture, le meurtre et la sépulture grâce auxquels Anticore espère « régler » le problème ; que surgit aussi la forme théâtrale, liée à un procès qui fait éclater à son tour la frontière entre soi et l’autre, amour et haine11

« Ils s’aiment en se tuant. Ils s’aiment dangereusement. Un véritable dérèglement de l’amour. » (GO, 28)

, entre privé et public, entre raison et folie, sens propre et sens figuré ; que surgit enfin le trait stylistique le plus frappant du livre, la répétition, liée à l’enlisement du rapport frère-sœur. Au fil de l’analyse, ces abus seront évoqués à travers les permutations du nom d’Anticore : Anti-Antigone, Anti-corps, Anti-care, Antigone quand même.

Anti-Antigone

Parenté essentielle : Antigone brave l’interdit de la parole féminine sur la place publique, au grand dam de Créon12

Pour François Duroux, ce qui est en jeu dans la pièce, c’est l’accès « des femmes (et pas seulement des mères) à l’agora, de leur droit à une parole plus articulée que le chant du rossignol ». Voir Antigone encore. Les femmes et la loi, Paris, Côté-femmes, coll. « Recherches », 1993, p. 12.

, et Anticore parle, parle, hurle, devant son frère, devant les spectateurs de sa mise en scène et devant les lecteurs, auxquels elle fait souvent référence. Elle vocifère (« voix » et « porter » selon son étymologie : ici, faire qu’une voix de femme porte13

La dédicace de Feminist Readings of Antigone se lit en partie ainsi : « for all women who fight for the right to speak in their own voice. » (Söderback, op. cit., p. v)

), crie ses accusations. Elle ensevelit son frère trois fois : d’abord sous un flot de mots, ensuite sous une pluie de coups, et, seulement alors, sous la terre.

L’esprit d’Anticore, toutefois, est radicalement différent de celui d’Antigone. Tuer et enterrer le frère : là réside autant la rupture d’avec son aïeule symbolique que l’étrange fidélité à sa logique. Là où Antigone veut honorer le corps mort de son frère14

Nicole Loraux, Les mères en deuil, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 1990, p. 46. Loraux ajoute qu’Antigone n’est pas une « révoltée ».

, Anticore profane le corps vivant du sien. Et si, chez Antigone, « la féminité […] fonctionne comme une instance relevant de cette désobéissance sacrée qui lui donne la force de combattre pour d’autres qu’elle-même15

Anne Dufourmantelle, La Femme et le Sacrifice. D’Antigone à la femme d’à côté, Paris, Denoël, 2007, p. 93.

 », Anticore lutte pour elle seule, pour sa survie, mais aussi contre l’asservissement des filles, des sœurs. Là où Antigone donne sa vie pour Polynice, Anticore veut tuer Polytox dont la vie « tentait d’anéantir la sienne » (GO, 19). Alors qu’Antigone obéit à une loi qui donne un sens à ses actes, Anticore refuse la loi de la famille, qui commande le sacrifice des filles ; son acte, hors norme, paraît dès lors insensé. En un sens, c’est moins une Antigone qu’un Caïn féminin, refusant – après l’avoir longtemps assumé – le rôle de « garde-malade permanente » (GO, 26) du frère. Comme Antigone, elle reconnaît parfaitement le « droit de sépulture », rituel destiné à séparer les morts et les vivants, mais elle a une manière proprement inhumaine de créer cette séparation : c’est elle-même qui « fabrique » le cadavre dont elle a creusé la tombe à l’avance. Mort prématurée et monstrueuse, profanatrice, et sépulture conçue non pour donner au frère une fin digne, mais pour en finir avec lui dans l’indignation et l’indignité16

Indignor, s’indigner ou rejeter comme indigne, rejoint indignus, révoltant, injuste, cruel, ou, significativement, « qui dégénère de ses ancêtres », qui déshonore la famille. Ainsi, l’indignation d’Antigone jaillit de l’indignité de sa famille et engendre la mort indigne de son frère. Voir L. Quicherat et A. Daveluy, Dictionnaire latin-français, Paris, Librarie de L. Hachette et Cie, 18e tirage, 1865, sur Googlebooks.

. L’inversion de l’ordre des événements (préparer la tombe, puis tuer) signale un refus absolu de l’ordre social. Enterrer, ici, c’est non pas honorer mais faire disparaître (comme on dit « tout ça est mort et enterré ») : tuer celui qui exige et accapare, se libérer enfin.

Antigone propose, avec une clarté éblouissante, une seule réponse : je dois enterrer mon frère. Anticore, dans son délire, pose une question tout aussi mortelle pour elle : combien de place, quelle place un frère peut-il occuper dans la vie de sa sœur ? Jusqu’où doit-elle lui sacrifier sa vie ? Elle pose la question de la « place » relative des êtres au sens le plus large, cherchant à sortir de cette (con)fusion qui, comme l’histoire des Labdacides, est le fruit d’un dérèglement dans l’ordre des générations : le frère incestueux17

En plus de l’inceste direct, Polytox viole avec un autre homme le mari d’Anticore qui, par la suite, n’aura avec elle que des relations anales violentes.

qui force la sœur à devenir et son amante, et sa mère. À partir de cet envahissement originel, de cette première violation des frontières, nous en relèverons d’autres, signes d’un dérèglement grave qui se répercute également sur la forme textuelle, au premier titre autour de l’envahissement du roman par le théâtre. Bien que le drame d’Anticore et Polytox semble relever uniquement du domaine privé, l’envahissement de la vie de la sœur par un frère convaincu de son bon droit éclate sur la scène publique lorsqu’Antigone crie : « Assez donné ! » et convoque les spectateurs pour l’étrange pièce intitulé « Un frère à abattre ».

Théâtre et procès

Le cœur du roman – nous reviendrons sur sa forme fragmentée et sur la figure de la répétition – est une confrontation sœur-frère présentée comme une pièce de théâtre (dialogues coiffés du nom du personnage, didascalies, appels aux spectateurs). Si le choix de la forme théâtrale est surdéterminé par la figure d’Antigone, c’est que, chez Rondeau aussi, le rapport au frère est une question de vie et de mort. Et le théâtre, qui donne à voir les corps « réels », visibilise aussi la question cruciale de la place qu’occupe Polytox dans la vie d’Anticore18

On trouve chez les Grecs anciens les origines à la fois du théâtre et du procès, et les grandes pièces font souvent place à des plaidoiries opposées. Pour une synthèse des liens entre les deux, voir Gérard Soulier, « Le théâtre et le procès », Droit et Société, nos 17-18, 1992, p. 9-26.

.

Contrairement à la tragédie de Sophocle, la « pièce » de Rondeau est un huis clos. Les premières pages du roman liquident les autres relations et les possibles témoins : les parents sont morts, le mari d’Anticore est parti en voyage d’affaires et Isogame19

Bien que le mot « isogamie » ait aussi un sens technique en botanique, on pourrait croire que le départ de l’épouse qui porte ce nom signifie l’impossibilité d’une union (« -game ») égale ou égalitaire (« iso-»). Le titre nous suggère aussi d’y lire le mot anglais « game » : Isogame échappe aux jeux truqués et mortels entre frère et sœur, suscitant l’admiration d’Anticore : « Combien je la trouvais chanceuse de te quitter… » (GO, 41)

, la femme de Polytox, a fui avec leurs deux filles après l’avoir pris en flagrant délit d’adultère. Sur cette scène mortelle, Anticore joue tous les rôles : procureur, témoin à charge, juge et bourreau, mais aussi auteure, metteure en scène et principale actrice, ne laissant à son frère que le rôle de la victime. Comme Étéocle, elle tue le frère ; comme Créon, elle le transforme en ordure20

« […] cadavre sans sépulture, pâture et jouet des oiseaux et des chiens » (A, 19).

(au double sens propre et figuré, puisque le lieu de son enterrement sera le dépotoir).

De quoi est accusé justement (ou injustement) le frère ? Avant tout, d’être toxique, comme son nom – à l’instar de celui de sa sœur – le dit, au croisement des registres mythologique et médical. Le nom fait écho à celui du frère traître, Polynice, l’homme « des multiples querelles » selon l’étymologie, celui qui ne mérite pas sépulture. À son « invasion criminelle21

A, p. 69, n.b.p. 58.

 » de Thèbes répond celle commise par Polytox contre le corps et la vie de sa sœur : il l’a agressée, « empoisonnée » (GO, 26), « infectée » (GO, 61), incestée22

On voit parfois « incestuer », forme pertinente ici.

. Polytox, c’est une maladie23

L’assimilation crime-contamination-maladie était déjà présente chez Sophocle, comme le note Nicole Loraux (A, 31, n.b.p. 26).

génétiquement, sexuellement et psychologiquement transmise à une sœur dont les anticorps qu’annonce son nom n’ont pas su la défendre.

Anticore fait du meurtre la matière unique de « son » spectacle. Son frère est un cadavre in progress comme on dit work in progress, et l’obscène (ce qui choque et devrait se trouver hors scène) est partout : il n’y a pas de coulisses, tout est ici et maintenant. Anticore crée le cadavre en même temps qu’elle l’annonce, c’est son œuvre, son unique enfant. « Fatigant de traîner ton cadavre » (GO, 31), dit-elle comme une parodie de Pietà.

Où parle Anticore ? Ni dans le privé – la maison familiale ou conjugale – ni en public tout à fait, mais dans le no man’s land (ou no woman’s land) du dépotoir, entre privé et public, un lieu extérieur mais désert, sans témoins. Cela dit, le choix de la forme théâtrale porte la question sur la place publique. En faisant du corps du texte une longue scène de torture devant public, Anticore dénonce le mécanisme qui l’a « condamnée à jouer le même rôle toute [s]a putain de vie » (GO, 83) et sort de son silence de toujours, lave en public le linge on ne peut plus sale24

Pour Françoise Duroux (op. cit., p. 52), Antigone est condamnée parce qu’elle affirme la non-séparation « entre le politique et la moralité, entre le public et le privé ».

. Mieux, les spectateurs sont donnés pour « réels » : « L’urine éclabousse les personnages et même, horreur, la première rangée des spectateurs. Bien fait pour eux. » (GO, 59)25

Paradoxalement, le texte est à la fois très sec (dur, violent, implacable) et traversé, arrosé, inondé de liquides corporels : larmes, urine, sperme, acide jeté dans les plaies vives. Il ne coule pas pour autant, il n’est pas fluide mais heurté, secoué, à l’image des coups reçus de la part du frère : « Ma vie se traduit par les giclées, les entailles, les blessures du ventre, des avant-bras, en plein visage. » (GO, 32)

Cette agressivité qui dépasse la seule figure du frère nous rend collectivement complices du sacrifice des filles sur l’autel de la famille. Complices de toutes les formes de torture : « Si c’était possible, la majeure partie de la scène serait pleine de sang26

Le sang, c’est aussi la famille et l’enchevêtrement identitaire, au figuré dans Antigone, au propre ici : « Difficile d’avaler du sang, tout ce sang, notre sang. » (GO, 32)

avant la fin. » (GO, 60) Voilà l’une des nombreuses confusions du sens propre et figuré qui caractérisent le dire et le délire d’Anticore. Et quand elle « joue dans le sang de son frère » sur le sol et « trace avec un doigt des formes, des lettres, son testament » (GO, 71), nous sommes devant une mise en abyme de l’œuvre elle-même et de son fonctionnement, « hémorragie » (GO, 34) incontrôlable, à l’image de la fille saignée à blanc par sa famille.

Le tombeau de Polytox

Voici la « cérémonie » – mot récurrent (GO, 36, 97) – de l’ensevelissement de Polytox :

BIP BIP BIP elle recule pour lui rouler un autre coup de roue. Lui flanquer sa propre pelle dans la gueule, dans tout le corps misérable. Elle avance et recule plusieurs fois. Et elle crie QUE FAIT-ON AVEC LES ORDURES ? pendant cette manœuvre clé. Après elle va déplacer l’autre camion : un large trou de terre va accueillir la dépouille du frère […] C’est fait, elle l’a jeté dans le trou. Elle s’agenouille et lance de la terre dessus. Mouvements de bras presque beaux. Bras en transe. Elle ne pleure pas. Elle rit d’un rire des entrailles dégagées. Rire propre. Elle stoppe la cadence et avec ses ongles gratte le sol jusqu’à noircir entièrement ses doigts qu’elle lèche un à un. Instant sacré pour elle. (GO, 96)

Alors que l’Antigone de Sophocle jette du sable sur le corps de Polynice de ses mains nues et que celle d’Anouilh27

Jean Anouilh, Antigone, Paris, La table ronde, 2008 [1946].

utilise une petite pelle qui rappelle les châteaux de sable de l’enfance innocente, Anticore fait corps avec son camion-pelle, se tient à distance du cadavre. Préméditation immense, folle ; profanation et cruauté extrêmes dans la transformation de l’être humain en « ordure28

Le frère « ordure » est l’une des nombreuses confusions du sens propre (on serait tenté de dire « du sens sale ») et du sens figuré qu’opère le texte.

 », dans le geste de le lancer dans un trou anonyme qui rappelle une fosse commune. Mais en même temps, ce rituel a des dimensions érotiques (lécher ses doigts noirs de terre) et amoureuses qui tiennent, le texte le dit bien, du sacré. Rituel qui vise, comme tout le roman, un exorcisme impossible dont la forme textuelle rend parfaitement compte.

Doubles, miroirs, mise en abyme et mise à l’abîme

Anticore, ou la fatalité ; Anticore, ou l’empreinte du frère. La protagoniste constate, à la toute fin de sa tirade, son impuissance à créer du neuf : « Je me répète, je ne suis que répétition, je ne vis que la même répétition. » (GO, 97) S’enchevêtrent ici la rhétorique textuelle (rabâchage), l’essence même du personnage (obsession) et l’enlisement de sa vie (« la même répétition », pléonasme éloquent), donc de son texte29

Le contexte théâtral active aussi un autre sens du mot « répétition » : « [C]’est son ultime nuit de culpabilité. Dernier rapport avec les répétitions. Pour se sauver. » (GO, 25)

. Alors qu’elle cherchait « une langue inconnue, une langue qu’on lui a coupée très tôt », une langue « oubliée, sacrifiée » qui permettrait qu’elle « ressuscite » (GO, 77), Anticore ne peut, finalement, rompre ni avec son lourd passé familial, ni avec la répétition discursive : elle n’a rien d’autre à dire. Quand on a eu un tel frère, « [a]vant n’existe pas » (GO, 39) et, surtout, il n’y a pas d’avenir.

La structure du roman obéit au même principe de réitération : l’ensemble est formé d’un petit nombre de « motifs ressassés30

Michel Braud, « Ressasser l’existence », dans Éric Benoît et al. (dir.), Écritures du ressassement, Modernités, no 15, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2001, p. 171.

 » et chaque « nouvelle » partie reprend ce qu’a dit la précédente31

À part la dernière, qui en trois petites pages dit la fin d’Anticore, j’y reviendrai, mais aussi l’impossibilité de créer du neuf.

sans pouvoir aller ailleurs. C’est le rapport au frère qui imprime sa circularité stérile à un récit incapable d’avancer. Avant même la première partie du livre, on trouve une page sans titre dite par Anticore, et qui raconte déjà toute l’histoire. Deuil d’abord, dans un même souffle, d’une autre fin et d’une autre forme textuelle :

Ç’aurait pu être autre chose.
Un texte plus doux, bien articulé ; un texte au-dessus de la mêlée.
Mais. On ne décide de rien, surtout pas du texte à écrire. (GO, 13)

Le texte se poursuit ainsi : « Il est question assurément d’une mise à mort. D’un appel qui traverse les frontières de la chair. […] Game over ou l’ultime tilt macabre. Je m’appelle Anticore et je dois vivre cette histoire. » (GO, 13) Tout est là, bien que les lecteurs ne comprennent pas encore : le nom fatal de l’héroïne, l’exécution à venir, la confusion pathogène des « frontières » entre elle et son frère. La première partie, intitulée « Désobéir » (GO, 15-29) et racontée à la troisième personne, relate ce qu’on reconnaîtra après coup comme les préparatifs de cette mise à mort : fantasmes de la torture « qui troue l’espoir au tournevis, qui achève tout » (GO, 19). La pièce de théâtre qui forme le reste du livre, « Un frère à abattre », active le sens propre de ces images : il y aura « réellement » des camions-pelles, un dépotoir, un tournevis qui trouera à répétition le corps de Polytox. Bref, la même histoire de cette fratrie infernale est racontée par trois fois : tout est dit en une page, puis redit en quinze, puis redit en soixante-dix. On est en présence d’un texte désarticulé, brisé à l’image du corps de Polytox et de la vie d’Anticore avant lui, un texte qui est à la fois un marteau et le débris qui en résulte. Encore ici, sens propre et sens figuré se mélangent et engendrent le désastre : « Plus de service au numéro composé. Je passe à la décomposition » (GO, 43). La même histoire – pour Anticore, il n’y en aura jamais d’autre – se joue et rejoue, sans fin.

Et quelle est cette histoire ? Celle d’une sœur qui tente en vain de se « désagrafer » (GO, 15) du frère. « Désobéir » commence ainsi : « Du trou – lumière grisâtre – émergent deux silhouettes à peine visibles. Elles se tiennent à distance mais étonnamment rapprochées. Silence. » (GO, 15) Mais voilà, la division du texte en deux grandes parties est à l’image de cette paire ; les deux silhouettes ne pourront se séparer qu’au prix de la mort, les deux parties sont faites d’une même matière mortelle. Cette première partie du texte est une amorce de la seconde, la pièce de théâtre, qui ne fait que l’amplifier. Imbrication narrative qui reproduit l’enchevêtrement identitaire d’Anticore et de Polytox, mise en abyme qui annonce une mise à l’abîme, le frère jeté dans le « trou » béant. Acte désespéré, texte-hurlement.

Peut-on sortir du sillon ?

« Tu peux crier de la jambe. J’ai hurlé d’ailleurs. » (GO, 38) Le corps agressé a donc une voix, tout comme les êtres se confondent avec leur rhétorique : « La vie de son frère est exclamation et impératif. Sa vie à elle claque au bout des hyperboles fulgurantes incessantes. » (GO, 20) Et si la folie était justement là, dans l’impossible (con)fusion du frère et de la sœur, de la parole et du geste (crier-frapper), du dedans et du dehors (frontières du corps trouées par l’inceste, puis par les coups de tournevis), du sens propre et du sens figuré ?

« Le frère demeurait dans les parages. Dans les sillons de sa sœur32

Dans son roman Ravaler (Montréal, XYZ, 2008), histoire d’une mère qui dévore son fils Roman, l’image sert à décrire une entente sexuelle parfaite entre la narratrice et son mari : « […] cette envie d’entrer l’un dans l’autre. Il est aiguille, je suis sillon. » (p. 37) Dans Game over, la fusion est devenue malsaine et violente, signe de stagnation et non de plaisir réitéré.

 » (GO, 16), lit-on. Délirer, au sens étymologique, c’est précisément sortir du sillon, paradoxe douloureux ici. D’une part, le discours d’Anticore a dérapé et a dépassé les bornes, au point d’en devenir irrecevable, voire incompréhensible ; de l’autre, il est porteur d’une logique calculée pour faire échapper la petite fille modèle au chemin tout tracé, au sillon qui conduit directement à la mort ; le délire meurtrier est alors la seule échappatoire, la seule voie saine33

Le lien avec les disques vinyle de musique violente et nihiliste, dont elle évoque souvent les sillons, est à signaler ; cette musique façonne aussi sa perspective et sa manière de dire, d’autant que la cérémonie de torture est décrite comme « le concert live avant la mort » (GO, 98). Le « disque » du discours d’Anticore est rayé et n’avance pas.

. On est loin d’Antigone, et proche, tout proche.

Anti-corps et anti-core : les enjeux d’un nom

Il vaut la peine de rappeler l’étymologie d’Antigone : « de anti, “contre” ou “à la place de” et de gonê, “descendance”.34

Nicole Loraux, « Introduction », A, p. XI.

 » Anticore est radicalement opposée à sa descendance, sans pouvoir y échapper, et refuse la place qu’on lui a assignée : ni sœur, ni fille, ni mère. Anticore, c’est aussi l’anti-corps, la femme privée de son épanouissement et de sa jouissance. Anti-corps parce que son frère l’a violée, donc remplie abusivement, et en même temps vidée, « siphonnée » (GO, 57), « vampiris[ée] » (GO, 59). Anti-corps parce que son frère l’a privée35

Il ne s’agit évidemment pas de déterminer si son frère l’a « vraiment » rendue stérile, seulement de constater l’ampleur de son influence sur elle. Il donne aussi sa version des faits, mais c’est elle qui domine tous les échanges et dont la narration épouse la vision. Le choix de la perspective narrative s’inscrit dans le désir de vengeance contre lui.

de la maternité nécessaire, selon elle, à sa plénitude de femme : « Tu as ligoté mes trompes » (GO, 31) ; « Tu m’as rendue stérile, folle […] en braillant nouveau-né à jamais » (GO, 97). Anti-corps enfin parce qu’elle n’est plus que voix qui crie et armes qui frappent. Pour se venger, elle réduit son frère à n’être que corps pénétré par les balles et le tournevis, corps féminisé alors qu’elle-même abuse de la puissance phallique des armes. Corps dégradé, profané, parce qu’il est traité de « chien » (GO, 17) et transformé en déchet qu’Anticore met en pièces36

« Que mes ongles deviennent vautours du cou. Que ma bouche te déchiquette les paupières d’abord. » (GO, 33) Là encore, on serait dans la légitime défense, ou plutôt dans la loi du talion : Anticore venge ainsi « ses membres déchiquetés » (GO, 77). La mère a été « déchiquetée » dans l’accident de voiture qui l’a tuée (GO, 70) ; lourde est la fatalité familiale. Se construisent ainsi, par les motifs répétés, quantité de réseaux qui demanderaient une étude systématique.

, à l’image des « oiseaux affamés » (A, 5) qui dévorent le corps de Polynice.

Enfin, le titre du livre nous autorise à ces jeux bilingues, Anticore c’est l’Anti-core, celle qui n’a pas de noyau (« elle a été sa sœur toute sa vie avant de n’être rien d’autre » [GO, 18]), la femme en deuil de l’enfant jamais né mais aussi de sa propre vie. Anti-« korê » aussi37

Korê en grec ancien : jeune fille. Voir Nicole Loraux, « Introduction », A, p. XI.

puisque, très jeune, elle a dû sacrifier jeux et amies pour s’occuper du frère.

Anticore et l’anti-care : la révolte de la fille-machine

Anne Dufourmantelle résume une vision fréquente de la relation frère-sœur :

Au contraire des parents qui cherchent à perpétuer leur être propre dans leur descendance, la relation entre le frère et la sœur a été vue de tous temps comme figure de l’amour désintéressé, mais d’une rare passion […] La féminité elle-même trouve sa quintessence morale dans la condition de sœur.38

Anne Dufourmantelle, op. cit., p. 90.

Mais n’y a-t-il pas là une idéalisation intéressée, si on peut dire, une édulcoration bénéfique pour le frère, dangereuse pour la sœur ? Et s’il s’agissait là d’une vision patriarcale, celle du frère narcissique qui cherche chez sa réplique féminine l’admiration, le soutien, le « désintérêt », c’est- à-dire le dévouement parfait, le care de tout temps féminin ? Le frère ne bénéficie-t-il pas, matériellement, émotivement et même sexuellement, de ce désintérêt ? Quelle est la Loi qui impose ce sacrifice à la sœur, et qu’arrive-t-il si elle l’enfreint ?

Comme d’autres fictions du rapport frère-sœur, Game over pose la question du care, qu’on peut définir sommairement comme un ensemble de soins pratiques (laver, nourrir, soigner) et émotifs (consoler, encourager, accompagner) dont la responsabilité incombe, depuis les temps immémoriaux, aux femmes. Anticore est aussi anti-care, elle qui rompt le pacte muet entre elle et son frère, le pacte conclu par la mère en son nom : « Imagine ce qu’est la vie d’une jeune fille qui attend son frère au coin d’une tentative de suicide, ce qu’est la vie d’une fille qui doit répondre aux commandes de tous… » (GO, 78) Anticore dénonce la mort, très ancienne déjà, de ses propres désirs : « Depuis le commencement elle se sait en manque de sa propre vie » (GO, 26) ; « J’ai passé à côté de ma vie à sauver la tienne » (GO, 90). Elle refuse cette assignation, dénonce l’appropriation39

Colette Guillaumin définit l’appropriation comme une mainmise de « la classe des hommes » sur celle des femmes, y compris l’appropriation de leur temps, des produits de leur corps, l’obligation sexuelle et la charge physique des membres invalides du groupe comme des individus valides de sexe mâle. Voir « Pratique du pouvoir et idée de nature (1) L’appropriation des femmes », Nouvelles questions féministes, no 2, février 1978, p. 5-30, p. 10.

de sa personne, rompt la continuité comme on rompt ses chaînes.

Le procès de Polytox, c’est celui qu’Anticore intente à « ses lois incestueuses, capricieuses » (GO, 25), mais aussi à la Loi du care : comment conférer un tel droit au frère, imposer de telles obligations à la sœur, simplement parce qu’elle est née à côté de lui ? Ici, le care, en principe douceur et sollicitude, débouche directement sur la violence ; il n’est pas l’antithèse de cette violence, mais sa cause : « Je pouvais enfin respirer une fois assassine. » (GO, 84)

De même que ce qui importe à Créon, c’est l’ordre de la cité et le maintien de son propre pouvoir (A, 53), l’assignation des femmes au care est encore aujourd’hui un puissant facteur de stabilité, épargnant des peines et des dépenses aux hommes et à l’État40

Je laisse de côté ici la réhabilitation féministe du care, étrangère à la logique de Game over.

. Anticore est celle qui crie enfin qu’il s’agit d’un marché de dupes et qu’elle ne « marchera » plus. « Rebelle aux ordres du roi » (A, 37) comme Antigone, sauf qu’elle tue en plus d’enterrer, et ce qu’elle tue, c’est non seulement le frère mais aussi le care ; elle en finit avec la sœur bonne et dévouée, au prix de sa propre disparition. Alors qu’Antigone invoque la loi des dieux comme sa raison d’agir, voire d’être, Anticore se positionne d’emblée comme hors-la-loi.

Un ordre social, c’est une machine bien huilée qui se reproduit elle-même ; à l’inverse, la logique qui régit Game over est celle de la machine déréglée41

On pense ici à « La colonie pénitentiaire » de Kafka ; la machine-Anticore « écrit » sa terrible sentence sur le corps du frère, pour finalement s’en prendre au sien propre.

. La « fille-machine programmée à comprendre, soutenir, réparer, consoler, aider, panser son frère » (GO, 79) s’installe au volant du camion qui lui passe à répétition sur le corps. Seule réponse possible à « la machine à culpabilité en marche dans ma tête dans tout mon corps » (GO, 40), une machine plus puissante encore, puissante comme un camion-pelle. Anticore, devenue machine de mort, voudrait tuer le sacrifice des sœurs, l’ordre patriarcal, en lui opposant son dés-ordre extrême. Pourrait-on parler d’un cas extrême, mais aussi exemplaire dans le sens qu’il sert de leçon, d’un cas dont la terrible violence signale mille abus quotidiens, feutrés, perpétrés contre les sœurs depuis toujours ? Par le procès du frère et de la Loi qui le protège, par son règlement de comptes qui dérègle, par sa logique autre, par la profanation d’une certaine idée du féminin comme don et disponibilité, Anticore incarne un féminin terrible, négatif, sale, un féminisme destroy42

Anticore rappelle celles que Lola Lafon appelle « les petites sœurs crado et pas montrables du féminisme ». Selon Lafon, il « faudrait commencer par consentir à déplaire, à fâcher. Oser être désagréable, folle même […] Et se souvenir de la bagarre. Celle qui fait le corps moite, les joues trop rouges et les cheveux en l’air. La bagarre aux mains sales […] ». Fait intéressant, Lafon reprend la question de la « place », que j’ai élargie ici au-delà de celle envisagée par Baudry : « Trash ou légaliste, le féminisme se cherche frénétiquement une place (et l’a trouvée…), alors qu’il s’agissait peut-être de se vouloir fièrement en-dehors de toute place offerte ». Voir Lola Lafon, « Le champ des batailles désertées », Mauvaise Herbe, 24 juillet 2010 (Consulté le 15 février 2016). Françoise Duroux, elle, compare Antigone à Olympe de Gouges ou Théroigne de Méricourt, femmes dites monstrueuses parce qu’elles outrepassaient leur condition (op. cit., p. 86).

. Mais il faut peut-être de ces transgressions-là – du moins dans la fiction – pour dénoncer la Norme.

Qui a tué Anticore ?

Tuer le care, donc, pour se donner une chance de survivre. Mais voici la dernière phrase du texte, qui tombe sans préavis et laisse les lecteurs sans mots : « Et elle se tire une balle dans le ventre une balle dans la bouche » (GO, 99).

Ainsi, Anticore porte atteinte aux parties du corps déjà détruits par le frère : son ventre rendu stérile et « sa tête détraquée par lui » (GO, 17). Il est depuis toujours trop tard, et ses gestes, qu’elle voulait fondateurs d’une liberté nouvelle, n’étaient en fait, elle le dit et redit, que la reproduction, la répétition de ce que le frère lui avait fait : elle le domine, l’envahit, le pénètre comme lui l’avait dominée, envahie, pénétrée. L’invocation de la légitime défense – tuer pour éviter d’être tuée –, si elle permet de justifier le geste d’Anticore, la prive du même coup de son originalité, de sa propre voie. De fait, nous l’avons vu, c’est l’impossibilité de sortir du sillon tracé par le frère et par la culture du sacrifice des filles qui a raison d’Anticore43

Déjà enterré (agonisant ou mort, on ne le sait pas), Polytox semble ressusciter et regarder le suicide d’Anticore du centre de la scène, impossibilité rendue logique par le champ sémantique du fantôme qui parcourt le roman.

 ; elle délire, mais pas assez pour se dégager.

La cérémonie de la mise à mort, pour Anticore, se doublait d’un autre rite, destiné à la faire renaître : « Je suis sauvée ; ton enterrement et mon baptême. » (GO, 66) Mais le meurtre ne peut avoir raison d’une obligation de se sacrifier44

Autre intertexte probable, l’œuvre de la romancière québécoise Anne Hébert. Voir Lori Saint-Martin, « Femmes et hommes, victimes ou bourreaux ? Violence, sexe et genre dans l’œuvre d’Anne Hébert », Cahiers Anne Hébert, no 8, 2008 : l’œuvre hébertienne ressemble à « un champ de bataille rangée, où règnent la rage, les pulsions déchaînées et les confrontations mortelles » (p. 113) ; chez Hébert, « le vouloir-tuer des femmes est un vouloir-vivre » (p. 122), une révolte comme celle d’Anticore, qui tournera pourtant court. On pourrait poser la même question à son sujet qu’à celui des romans hébertiens : « comment parler de libération au milieu d’un champ de ruines ? » (p. 133).

si profondément enracinée ; alors que dans nombre de romans qui portent sur la dyade frère-sœur, il faut que l’un meure pour que l’autre vive45

Voir Lori Saint-Martin, « Mixité et filiation : le rapport sœur-frère en littérature contemporaine », dans Lori Saint-Martin et Ariane Gibeau (dir.), « Filiations du féminin », Montréal, Cahiers de recherche de l’IREF, coll. « Agora », no 6, 2014, p. 87-98. La tragédie paraît déterminante ici ; de même, dans Les Souffleurs de Cécile Ladjali (Paris, Babel, 2004), le frère et la sœur, metteurs en scène rivaux (lui de Racine, elle de Shakespeare), meurent tous les deux.

, le livre de Rondeau est encore plus radical et plus désespéré.

Il faut revenir, ici, à la question de la place : la place des morts, mais aussi celle des vivants qui, ici, sont des morts en sursis. Si « tout l’enjeu de la ritualité funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation avec la mort46

Patrick Baudry, op. cit., p. 46.

 », Anticore, en fabriquant elle-même le cadavre du frère, ne parvient pas à lui trouver cette place. S’il en est ainsi, c’est qu’elle n’a littéralement jamais trouvé la sienne, ni tant que son frère vivait, ni après sa mort. L’espace textuel a beau être occupé par sa parole à elle, cette parole a été colonisée d’avance par Polytox et elle ne parle que de lui. Le frère prend toute la place, dans sa vie, dans sa tête, dans son sexe qu’il a pénétré et dans son texte qu’il a envahi. D’où la raison de son geste désespéré, d’où aussi son échec. L’inceste a créé cette fusion qui fait que, comme dans Antigone, « non seulement le mort tue le vivant » mais « c’est le tué qui tue le tueur »47

Nicole Loraux, « La main d’Antigone », A, p. 127.

et brouille la distinction entre le « frappeur » et le « frappé »48

Ibid., p. 128.

. Ironie, la brève partie qui relate sa mort s’intitule « Free games » : on n’y trouve rien de libre ou de libérateur, mais la gratuité du sacrifice est clairement nommée.

Anti-anti-Antigone, ou Antigone après tout

La saga des Labdacides : tragédie politique, tragédie familiale. « Ma famille m’a tout pris », constate à son tour Anticore (GO, 96), bien au fait de la dimension politique – patriarcale – de sa propre histoire. À la fin, il ne reste plus personne : père pendu, mère disparue dans un accident de la route, frère et sœur morts le même jour et de la même main. La transmission toxique, la confusion des places née de l’inceste, ont eu raison d’eux, y compris de celle qui a voulu échapper à cet enfer.

Dans Antigone, les frères ennemis ont un « double destin, auteurs et victimes à la fois d’un fratricide sacrilège » (A, 15) ; Antigone et Hémon gisent « sur le sol, cadavre embrassant un cadavre » (A, 95). Et ainsi sera Anticore à côté de son frère tué ; elle se donne la même mort, et fusionne avec lui en même temps qu’elle s’en détache : depuis les « deux silhouettes » du début, qui « se tiennent à distance mais étonnamment rapprochées » (GO, 15), rien n’a bougé. Game over ou le théâtre de l’immobilité mortelle.

Comme Antigone, Anticore est née pour être sacrifiée, immolée au frère, bien qu’elle refuse avec véhémence cette assignation. Comme elle, elle est fille de l’inceste et mère symbolique par la force des choses. Comme Antigone, elle ne peut plus « compter au nombre des humains ni au nombre des morts » (A, 67). Comme Antigone, elle commet un crime (le fratricide) qui en dénonce d’autres (les sévices dont elle-même a été victime). Et comme Antigone, elle se donne la mort à la fin ; comme Antigone, elle meurt de et pour son frère. « Comme Antigone » et tout à fait autrement, bien sûr ; mais les différences ne doivent pas faire oublier la profonde sororité. Enfin, Rondeau reconnaît explicitement cette parenté en citant la pièce de Sophocle. Anticore fait sien en le reprenant textuellement le défi lancé par Antigone à Créon, donc à la tyrannie, qui est aussi la proposition d’un ordre autre : « Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui m’a traitée de folle. » (A, 37 ; GO, 98)

La sœur sans sépulture

À première vue, Rondeau réactive la tragédie de Sophocle pour mieux la détourner. Mais elle se montre mortellement fidèle à sa logique patriarcale. Vivant ou mort, Polytox a pris toute la place dans le corps, la psyché, la vie d’Anticore. En ce sens, la question de la « place des morts » n’est jamais résolue : la place de Polytox, c’est tout l’espace psychique et romanesque ; le roman est son tombeau, au sens littéral et figuré, le tombeau aussi d’Antigone. Texte-limite qui met à l’épreuve l’idée même de limites et de frontières, Game over est une œuvre de destruction massive. Anticore, comme Antigone, c’est nous toutes, ce n’est personne.

Ce qu’Anticore cherche à mettre à mort est non pas le devoir de sépulture en soi – elle y veille à sa manière –, mais le devoir d’obéissance dont il est une figure extrême, rejet du féminin-service, du féminin-sacrifice, au prix (paradoxe amer) de sa propre vie. Que mettre à la place de la famille patriarcale ? Anticore, trop détruite, ne peut répondre. À la fin, la scène est vidée, noire : game over. Personne ne reste pour porter la ritualité. Anticore a enterré son frère mais personne n’est là pour l’enterrer, elle49

Le présent article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche sur les sœurs et les frères en littératures québécoise et française contemporaines, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines et mené avec Isabelle Boisclair de l’Université de Sherbrooke.

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Pour citer cette page

Lori Saint-Martin, « “Je m’appelle Anticore” : Game over de Martyne Rondeau ou la sœur assassine », MuseMedusa, no 4, 2016, <> (Page consultée le ).


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