Mettre en scène une figure contemporaine : la première Médée du théâtre français !

Jean Monamy

Ex-professeur de Lettres et Art Dramatique en lycée et à l’UBS de Lorient, Jean Monamy a publié notamment : L’usinage à Béhar, (M’rM’r, No 10, 2008), Pourquoi Klossowski met-il en scène des formes scabreuses de sexualité féminine (2009), La révolte d’Iphicrate […] un modèle de l’art du simulâcre[…], (2010).

Pour CHTO compagnie, il met en scène des figures féminines rebelles : Chto, interdit aux moins de 15 ans, (2010), La Pierre fendue, (2012), LAURE / Fragments, (2014), et prépare La Médée (Fureurs & Fracas), dont il développe, ici, la « note d’intention ».


Pourquoi « ceste Médée-là » ?
Pourquoi « cest estrange parler » ?

Le malheur pour notre littérature dramatique est l’énorme différence entre intelligence et sagesse. Quand les auteurs dramatiques allemands commencèrent à réfléchir, […], ils commencèrent par construire une structure. Shakespeare n’a pas besoin de réfléchir. Il n’a pas non plus besoin de construire une structure. Chez lui, le seul constructeur est le spectateur. Shakespeare ne tord jamais le cours du destin d’un homme au second acte pour rendre possible le cinquième acte. Toute chose chez lui suit son cours avec naturel. Dans le caractère discontinu de ses actes, on reconnaît l’incohérence de la destinée humaine, lorsqu’elle est rapportée par quelqu’un qui n’a aucun intérêt à la remettre en ordre et à parer une idée qui ne peut être qu’un préjugé d’un nouvel argument qui ne provient pas de la vie. Shakespeare est par nature obscur. Il est matériau absolu.1

Bertolt Brecht, interview radiophonique de 1927, rapportée par Margot Heinemann, How Brecht Read Shakespeare, trad. Irène Bonnaud, dans Jonathan Dollimore and Alan Sinfield (dir.), Political Shakespeare- New Essays in Cultural Materialism, Manchester, Manchester University Press, 1985.

C’est d’abord pour continuer à montrer sur la scène de théâtre des figures féminines fortes tout en continuant à travailler sur des écritures singulières que CHTO Compagnie2

Chto Compagnie, <http://teatregy.wix.com/chtocie> (Tous les sites consultés l’ont été le 20 mai 2015).

s’est tourné vers La Médée3

Jean Bastier de La Péruse, La Médée, tragédie (1553). Pour télécharger l’édition originale (1556), sa version imprimable (1575), et l’adaptation jouée (2015), consulter : « La Médée », onglet « les textes », CHTO Compagnie, <http://teatregy.wix.com/chtocie#!-propos3/c1pdd>. (Désormais, les références LM renverront à cette adaptation.)

de Jean Bastier de la Péruse4

Nikola Banašević, Jean Bastier de la Péruse, 1529-1554 ; étude biographique et littéraire, Paris, PUF, 1923. Thèse téléchargeable : Internet archives, <https://archive.org/details/jeanbastierdelap00banauoft>.

, poète poitevin du XVIe siècle, compagnon de Baïf et Jodelle, membre de la Brigade, mort à 25 ans. Nous avons adapté la pièce pour trois acteurs, sans modifier le texte du personnage éponyme mais en pratiquant des coupes et en redistribuant certains textes des rôles supprimés à la Nourrice.

Que Médée soit sœur des trois figures féminines contemporaines que nous avons déjà exposées sur le théâtre5

« Sveta », réfugiée tchéchène, dans Sonia Chiambretto, Chto, interdit aux moins de 15 ans, Paris, Inventaire/Invention, 2008 ; « Laure », pseudonyme choisi par Colette Peignot, Écrits de Laure, 1938, texte établi par Jérôme Peignot et le collectif Change, Paris, J.J. Pauvert, 1985 ; « Elle, danseuse approximative », personnage de Alain Béhar, La pierre fendue, dans Brèves du Terral, Pézénas, Domens, 1997, p. 49-86. Pour la comparaison de Médée avec ces trois figures contemporaines, voir « Pourquoi Médée », CHTO Compagnie, <http://teatregy.wix.com/chtocie#!pm/c22ff>.

, lors des saisons précédentes, est une évidence.

Mais en quoi une pièce (quasiment la plus ancienne tragédie écrite en France, la 2ème exactement, juste après la Cléopâtre de Jodelle dont la fable simple et claire se développe en vers classiques) peut-elle être considérée comme aussi inventive et étrange que trois « méfables schématiques6

C’est ce « genre littéraire » inventé qu’Alain Béhar attribue à La pierre fendue, op. cit., p. 51.

 » du XXe siècle, qui bousculent les règles des écritures poétique et théâtrale, comme celles de la typographie ?

En quoi peut-elle contribuer à rendre le mythe contemporain ?

C’est – d’abord et paradoxalement – à cause de son ancienneté que cette écriture devient aussi singulière que les trois autres, à condition d’en restituer la prononciation baroque !

Pour une oreille contemporaine, habituée à une langue de moins en moins accentuée et articulée, la prononciation de toutes les consonnes, comme en ancien (ou en moyen) français, fabrique une langue étrangère, violente.

Jean Monamy - Image son sans legende

Ainsi, le premier cri de Médée, articulé : « DI_Y_ÉOU_XXXXX », [di-j-eu-kssss] et non « Dieu(x) » nous entraîne d’emblée ailleurs, dans une radicalité rebelle aux bonnes manières et à tout ce que le monde convenu des civilisés a si bien policé.

C’est donc à partir du travail de la comédienne sur la manière de dire cette langue et dans sa confrontation avec le langage des deux autres acteurs que nous avons conservés pour notre adaptation, que se construira l’approche de cette Médée, afin de faire entendre tout ce que sa langue estrange et apparemment morte nous dit de notre monde et de ses incohérences.

La Médée et la question de la barbarie, dans le mythe

MÉDÉE

Ce n’est pas là ce qui te retenait : ton union avec une Barbare aboutissait pour toi à une vieillesse sans gloire.7

Euripide, Medea, trad. Henri Berguin, Philippe Remacle, <http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/euripide/medee.htm>, v. 591-592.

À la différence d’autres figures théâtrales révoltées, monologuant leur révolte contre les « dictatures arrangées8

Alain Béhar, op. cit., p. 81.

 » sans autre violence que celle des mots, Médée, passant à l’acte, pose très concrètement les questions déjà débattues chez Euripide, tant par la Coryphée que par Médée  : « Qui est barbare ? Qui est juste ? », grâce à une mise en question du socle même de cette civilisation : le logos, mise en question qui semble avoir disparu de nos jours, où la forme de la communication importe plus que la vérité de son contenu. C’est d’abord sur ce point que la figure de Médée peut aussi interroger notre monde.

Ainsi chez Euripide, Médée récuse l’accusation par un double renversement qui renvoie Jason à la barbarie d’un discours qui rend juste l’injuste, d’abord en lui disant ne pas partager le point de vue de ses mots, puis en lui affirmant qu’elle peut aussi d’un mot renverser sa vérité.

Comme sa voix, seule, ne peut suffire à convaincre les citoyens d’Athènes, la Coryphée, qui porte, dans le théâtre Grec, la voix de la cité et de la raison, est de son avis, et conteste aussi la valeur morale du discours de Jason dont elle ne loue que l’habileté :

LA CORYPHÉE — Jason, tu as fort bien arrangé ton discours. Pourtant, dussé-je parler contre ton attente, à mon avis, en trahissant ton épouse tu n’as pas agi selon la justice.

MÉDÉE — Ah! sur bien des points je suis en désaccord avec la plupart des mortels! Pour moi, l’homme injuste, quand il est habile à parler, mérite le châtiment le plus sévère. Se flattant de cacher ses injustices sous le voile de l’éloquence, il commet audacieusement tous les crimes. Malgré tout il n’est pas si bien avisé. — Toi non plus, ne va pas devant moi faire montre de beaux dehors et d’habileté. Un seul mot t’étendra sur le flanc : tu devais, si tu n’étais pas un traître, me convaincre avant de faire ce mariage, et non le taire à tes amis.

JASON — Ah! oui, tu aurais merveilleusement servi mon projet, si je t’avais parlé de ce mariage, à toi qui, même aujourd’hui, n’as pas la force d’apaiser le violent courroux de ton cœur!

MÉDÉE — Ce n’est pas là ce qui te retenait : ton union avec une Barbare aboutissait pour toi à une vieillesse sans gloire.9

Euripide, op. cit., v. 575-592.

Dès lors, maniant avec art, elle aussi, le logos, Médée fait porter la responsabilité de ses crimes sur celui à qui le crime profite : Jason. Elle ne tue que par amour pour lui, et ne se vengera que de cet amour trahi : elle n’a tué que pour l’aider dans sa quête (crimes anciens) ; elle ne tuera (meurtre des enfants) que pour effacer les fruits, les traces, d’un « faux-amour » et pour punir la trahison.

Jean Bastier de La Péruse conserve l’argument amoureux, dans le refus qu’a Médée de porter le poids des crimes commis pour la quête de la Toison d’Or, lorsqu’elle s’adresse à Créon (sous forme d’une prosopopée, dans notre adaptation, qui a supprimé ce rôle).

Oh que je n’eusse point aymé Jason : la Grèce

N’eust jamais recouvré sa plus grande noblesse;

Mesme, sans mon amour, ce tien gendre nouveau

Eust esté devoré du pied d’oerain toreau.

Advienne que pourra, je ne suis point marrie

Que de moy telle gent ayt esté favorie.

Voy la force d’amour, voy le bien que j’ay faict,10

LM, v. 374-380.

Et s’il ne critique pas aussi explicitement qu’Euripide la manipulation de la rhétorique, il le fait implicitement par la manière dont son héroïne démontre « l’injustice » de Créon et de Jason non seulement avec une grande rigueur, mais avec un grand souci de la « justice ». Elle ne nie pas ses crimes, elle demande simplement qu’on reconnaisse aussi les bienfaits qu’ils ont apportés aux « Heroës Grecs » :

Tous les Heroës Grecs que la toison dorée,

De tant d’hommes hardis à l’enuy désirée.

Fit mettre sur la mer, ne fussent retournéz,

Sans mon secours, au lieu auquel ils estoient nez.

Ores, par mon moyen, la fleur de la noblesse

Et la race des Dieux triomphe dans la Grèce.

Ny les frères jumaux, ny Lince cler-voyant,

Ny celuy qui vangea Phinée larmoyant,

Ny celuy qui du son de sa jasarde lire

Les touffues forests et les pierres attire,

Ny tous les Miniens, sans avoir mon support,

Ne fussent revenus en Grèce prendre port.11

LM, v. 356-367.

Pour établir une justice équitable, elle ajoute, preuve d’un talent à manier le logos aussi manifeste que celui que lui octroyait Euripide :

Et compare les deux avecque mon forfaict;

Et, contrebalançant le bien avecq’ le vice,

Fay-moy, à tout le moins, équitable justice.

Je ne veux pas nier qu’il n’y ayt faute en moy,

Je ne veux, point aussi m’excuser devant toy;12

LM, v. 381-385.

Par ces deux derniers vers, elle montre la complexité de sa figure : si elle reconnaît ses torts elle ne le fait ni dans la plainte ni dans la soumission, mais, consciente et courageuse, elle raisonne aussi bien que les civilisés et son dernier vers indique aux puissants la limite à ne pas dépasser : la menace est là, à peine masquée ; et Jason ne manquera pas de le lui rappeler :

Puis qu’ainsi plaist au Roy, il le faut vrayement.

J’en suis marry; mais quoy! ce n’est injustement;

Tu l’as bien mérité. C’est par trop grande audace

De menacer ainsi et le Roy et sa race :13

LM, v. 530-533.

En fait, comme chez ceux que nous appelons aujourd’hui « barbares » ou « terroristes », l’attitude de Médée est apparemment dictée par un extrémisme d’essence religieuse, à l’exemple d’autres héroïnes de tragédie, comme l’a démontré Jean Pierre Vernant14

Jean-Pierre Vernant, « Le moment historique de la tragédie », dans Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal Naquet, Mythe et tragédie en Grèce Ancienne, Paris, François Maspero, coll. « Textes à l’appui », 1972.

 : elle oppose la loi des dieux à celle des hommes, et ce, dès le premier mot de la pièce qui appelle les dieux aussitôt associés à la loi bafouée par le « parjure Jason ». Dès lors elle justifie sa vengeance devenue « juste querelle » comme acte de dévotion à « tous les dieux », qu’elle invite à la soutenir : (c’est moi qui souligne)

Dieux, qui avez le soin des loix de mariage,

[…]

Vous, ô Dieux, que jura le parjure Jason,

Par moy, meschante, hélas! seigneur de la toison,

Je vous atteste tous, tous, tous je vous appelle

Au spectacle piteux de ma juste querelle !15

LM, v. 46-61 de l’adaptation jouée, mais v. 1-14 du texte original.

Cet argument, cet appel aux dieux et ces accusations de blasphème contre Jason constitueront toujours la justification de sa vengeance, chaque fois qu’elle devra agir :

Oyez, oyez mes cris, Dieux, entendez mes plaintes,

Et ne permettez pas que vos loix soient enfraintes

Par ce traistre meschant, qui en son esprit faint

Que vous ne pouvez rien, et nul de vous ne craint;

Mais, en despit de vous et de vostre iustice,

Délaissant la vertu, s’abandonne à tout vice!

Vangez, vangez ce tort! punissez ce meschef !

Dardez, ô Dieux! dardez vos foudres sur son chef !16

LM, v. 240-247.

Elle ne sollicite parfois que certaines divinités plus proches d’elle, comme Hécate, juste avant de préparer l’incendie du palais et la mort de Glauque et Créon :

Je courroi grommellant, et appellant sans cesse

De suitte tes trois noms : tu m’oirras, ma Déesse,

Et de mes cris ouys signe me donneras,

Quand soudain en palleur ta clarté changeras.17

LM, v. 565-568.

Mais il en sera ainsi jusqu’aux derniers vers où elle se place alors sous la protection de Phœbé qui lui garantit la victoire sur Jason : sa vengeance est « bénie » des dieux !

Tous tes propos sont vains, tu ne me sçaurois nuire,

Car Phebe mon ayeul me garde de ton ire18

LM, v. 697-698.

De la sorte, elle s’oppose au comportement civilisé, fondé sur des raisons politiques dont elle refuse la valeur, et cet extrémisme la conduira à commettre des actes terroristes assez proches de ceux des kamikazes contemporains : la bombe incendiaire est déposée par ses propres enfants, dans le palais, cachée dans un cadeau.

Mais de même que cette comparaison négative avec notre monde est aisée à établir, une autre comparaison peut être faite (oubliée par ceux qui opposent sans nuances « barbares » forcément sans excuses, et « civilisés » forcément sans reproches) qui concerne les conditions, créées par les « civilisés », de la fabrication du terrorisme de Médée, comme de certains terrorismes contemporains.

Médée est une « étrangère » adoptée seulement quand elle est utile à la société civilisée, mais rejetée une fois que d’autres intérêts se font jour comme le rappelle Nourrice dans le prologue que nous avons adapté de celui d’Euripide :

[…] elle n’aurait pas eu à se réfugier ici, à Corinthe, avec son mari et leurs petits.

D’abord, ils l’accueillirent avec amitié, les citoyens de ce pays où, les fugitifs, chassés d’Iôlcos, avaient abordé. Elle y vivait alors en parfait accord avec Jason. […]Mais voilà qu’à présent, le sort lui est contraire et tout se retourne contre elle. Elle souffre par ce qu’elle a de plus cher au monde. Car lui, Jason, le mal-aimant, il a trahi ses petits — oui les siens — et son épouse légitime, ma maîtresse. Oui, Jason l’a répudiée – ce n’est qu’une barbare à ses yeux et aux yeux de Créon, le maître de ce pays dont il a épousé la fille : Il ne s’est marié que pour partager une couche royale !19

LM, p. 1, lignes 14-23.

N’est-ce pas aussi une situation qu’ont connue les parents de nos « barbares » contemporains ?

Comme les harkis d’il y a 50 ans, Médée a trahi son peuple pour aider le « colonisateur », qui s’empare du trésor de sa terre : elle a révélé les secrets de son père et a tué son frère. D’abord bien accueillie, car nécessaire au retour du vaisseau Argo, elle devient vite « la sale étrangère » et, en elle, se construit la révolte contre les « traitres civilisés » qui a aussi mûri dans le monde contemporain.

Pour autant, ce n’est pas parce que le parcours de l’héroïne peut recouper celui de meurtriers contemporains que le texte justifie ou même explique terrorisme et barbarie. L’exposition théâtrale du débat, instauré par le sujet de la pièce comme par l’écriture du poète, ne vise qu’à en mettre à nu les secrets, mêmes ceux qui ne semblent pas cohérents, sans le rendre plus clair qu’il n’est et le résoudre.

C’est d’autant plus délicat que sa figure complexe ne peut se réduire à sa barbarie mythique, parce que le texte original de Jean Bastier de la Péruse la rendait déjà plus humaine que celle de Sénèque, et plus proche de celle d’Euripide.

Car cette Médée, archaïque, violente et barbare par son comportement et par sa langue pourrait bien se révéler aussi moderne et féministe, ce qui la rend encore plus contemporaine et intéressante comme « matériau absolu pour le théâtre » !

« Barbare et Féministe, ceste Médée » ? — Décidément ce n’est pas clair !

La vraie violence, c’est celle du cela va de soi.

[…] Un tyran qui promulguerait des lois saugrenues serait à tout prendre moins violent qu’une masse qui se contenterait d’énoncer ce qui va de soi.20

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975.

Médée se venge d’un dépit amoureux, personnel, dans les deux textes antiques de référence (celui d’Euripide, comme celui de Sénèque), dont le texte de Jean Bastier de la Péruse est une sorte d’adaptation, qui, dans sa version complète, en reprend les personnages et même le chœur, tout en développant certaines scènes.

Mais chez les anciens, Médée ne plaide que sa cause, même si celle d’Euripide s’adresse au chœur des femmes pour plaindre la condition des femmes mariées21

Euripide, op. cit., v. 230 sq.

, plus que celle des femmes bafouées, dont elle ne se prétend pas porte-parole, au contraire de celle de La Péruse.

Chez Euripide, Médée assure sa survie auprès d’Ègée, et se retire sur son char après avoir simplement puni Jason et lui avoir prédit une mort médiocre, causée par un vestige du vaisseau qui lui apporta gloire, rendant ainsi concret l’adage de Nourrice :

« Souvent fortune aux hommes favorise

Pour renverser puis après leur emprise. »22

LM, v. 132-133.

Chez Sénèque, elle part de la même façon, sans toutefois prédire sa mort à Jason. Mais, surtout, dans ces deux versions, Médée n’a pas le dernier mot.

Comme il est traditionnel chez les Grecs, la Coryphée conclut la pièce d’Euripide par une sorte de « morale » assez proche de l’adage de la nourrice rendu concret par la fin prédite par Médée :

LA CORYPHÉE

De maints événements Zeus est le dispensateur dans l’Olympe.

Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux.

Celles que nous attendions ne se réalisent pas; celles que nous n’attendions pas, un dieu leur fraye la voie.

Tel a été le dénouement de ce drame23

Euripide, op. cit., v. 759-763.

Sénèque, lui, donne le dernier mot à un Jason définitivement « impie » et quasi nietzschéen :

JASON

Oui, parcours les hautes régions de l’espace,

Et atteste, partout où tu passeras, qu’il n’y a point de dieux.24

Sénèque, Medea, trad. E. Greslou,

Philippe Remacle, <http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/medee.htm>, v. 1026-1027.

L’originalité, et la modernité du texte que nous avons adapté, sans rien changer des scènes que nous avons gardées, tiennent d’abord à ce que Médée a le dernier mot, dans le texte original comme dans notre adaptation. Et ce dernier mot dit qui elle est, in fine : « Je suis une femme qui dépasse son histoire et celle de Jason, et s’affirme, en héroïne de la cause des femmes abusées et trompées, à qui j’apprends à ne pas subir le joug des pouvoirs » :

Qui aura désormais de faux amant le blasme,

A l’exemple de toy se garde du danger

Par qui j’apren mon sexe à se pouvoir vanger!25

LM, v. 714-716 (clausule).

Cette extension de son « cas » à l’ensemble des femmes était déjà amorcée à la fin de l’acte I, quand elle décrit à Nourrice la relation « hommes-femmes » en des termes que les féministes contemporaines ne désavoueraient pas :

MÉDÉE

[…] ô que folles nous sommes

De croire de léger aux promesses des hommes!

Nulle d’oresnavant ne croye qu’en leur coeur,

Quoy qu’ils jurent beaucoup, se trouue rien de seur!

Nulle d’oresnavant ne s’attende aux promesses

Des hommes desloyaux : elles sont menteresses!

S’ils ont quelque désir, pour en venir à bout

Ils jurent terre et Ciel, ils promettent beaucoup;

Mais, tout incontinent qu’ils ont la chose aymée,

Leur promesse et leur foy s’en vont comme fumée.26

LM, vers 268-277. Vidéo : Jean Monamy, Oh que folles nous sommes : <https://vimeo.com/120586646> Répétition Lorient, 18 février 2012.

C’est un des moments où, scéniquement, les deux femmes seront très proches, très intimes même sur le plateau, puisque c’est sur ce terrain que Médée entend attirer sa confidente-opposante, afin de donner à sa cause une universalité qui rend son désir de vengeance acceptable, voire juste, au moins au regard des femmes.

Sans doute était-ce, pour Jean Bastier de la Péruse, un moyen de rendre l’héroïne moins monstrueuse, dans la mesure où entre l’antiquité et l’époque moderne, la notion de pitié, négative à Athènes, est devenue positive dans l’idéal chrétien. Au lieu de la voir en négatif de l’idéal de justice de la cité, le spectateur veut désormais pouvoir s’identifier à elle : si ses actes suscitent toujours l’horreur, elle peut attirer la sympathie s’ils s’expliquent par une injustice qu’elle dénonce : ici, la cause des femmes. Cela suffit-il à effacer sa monstruosité aux yeux des civilisés ?

Certes Médée porte, par ce biais, un message positif et moderne malgré sa langue archaïque et son comportement barbare. Et Jason et les civilisés en apparaissent encore plus injustes, malgré leurs lois policées. Le fait qu’elle ait le dernier mot, en se posant en modèle à suivre par son « sexe », l’héroïse même, au sens moderne du mot. Mais cette héroïne reste une barbare !

Alors, elle est « quoi », Médée, à la fin ?

Même si elle a le dernier mot, elle reste une énigme pour nos cerveaux « intelligents et sages » qui veulent tout construire d’avance conformément à des principes idéologiques de plus en plus autoritairement énoncés, aujourd’hui, ceux qui vont de soi.

Comme les personnages de Shakespeare (presque contemporain de La Péruse), la Médée reste, « hic et nunc », dans ce texte, mélange incohérent et discontinu de logique et de déraison, de barbarie archaïque et de défense d’une cause moderne, donc matériau absolu pour le théâtre, qui doit la traiter comme tel.

La Médée et la question de la barbarie, en scène

Il n’est rien de plus bête que de monter Shakespeare pour le rendre clair. De par sa nature, il n’est pas clair. C’est un matériau absolu.27

Mathias Langhoff, reprenant et commentant Brecht (supra, note 1) en note d’intention pour Richard III, 1995.

En choisissant de monter cette Médée, nous avons hésité quelque temps entre plusieurs manières de travailler cette langue, craignant que, sur la durée du spectacle, la restitution de la prononciation baroque ne lasse les spectateurs, car ça devient une langue vraiment étrangère, non seulement par la versification qui bouleverse la syntaxe et par le vocabulaire, parfois bien différent des termes actuels, mais surtout parce que cette diction fait sonner les consonnes, estrange même des mots familiers. Fallait-il traduire certains passages et les faire dire en langue moderne ? Projeter une traduction ? Ne laisser cette langue qu’à Médée ?

Seulement dans ce cas, la langue de La Médée de Jean Bastier de la Péruse, « éructée » dans la prononciation d’époque, ne ferait donc de l’héroïne, qui ne parle pas la langue de ses accusateurs, que « LA barbare » que rejettent à juste titre Jason et Créon, comme tous les « tenants de l’ordre » qui rejetaient les femmes révoltées contre les dictatures raisonnées, dans nos précédentes mises en scène !

En effet, quelle que soit la langue de ceux qui la maîtrisent, la rhétorique dont usent les civilisés peut justifier traitrise et abus de pouvoir. Ne peut-elle aussi justifier la vengeance, qui certes n’est pas la justice, pas plus que le traitement réservé à Médée ne relève d’une quelconque justice, et ce d’autant plus que, si elle n’obéit pas à l’ordre de Créon, elle périra avec ses enfants !

NOURRICE : […]

Le Roy Creon a fait commandement

Qu’elle prenne ses fils, et quitte son territoire,

Toute affaire cessante (sauf à préférer la mort).28

LM, v. 295-297. Le texte original est : « Le Roy Creon a faict commandement / Quell’ print ses filz, et delaissast grand’ erre / (Si mieux n’aymoit souffrir mort) ceste terre. »

Eu égard à la façon dont le texte pose ces questions de la barbarie et du terrorisme, nous avons opté pour ne laisser qu’à Médée la diction baroque. En effet, si les autres personnages de la pièce parlaient comme elle, seuls ses mots la rendraient barbare, et le contraste avec les civilisés, nécessaire à la scénarisation du débat, serait moins évident ! La nourrice elle-même, sa confidente, semblable sur ce point à Jason et Créon, considère comme « barbares » ses actes passés (les meurtres d’Absyrthos et de Pélias) et futurs (les meurtres de Glauque et des enfants, l’incendie du palais qui fait périr ses habitants, dont le roi Créon).

Aussi, cette nourrice dira le texte tel qu’il est écrit (comme Jason) mais de manière moderne, voire carrément traduit en langue contemporaine (comme le montre la citation précédente) puisque, civilisée et quasi Coryphée à certains moments, elle ne cesse de tenter d’inculquer à Médée des principes raisonnables.

Ainsi, le choix dramaturgique qui donne à Médée un parler dérangeant pose théâtralement, rien que par la diction des acteurs, un débat entre :

  • celle que sa langue, immédiatement, désigne comme estrange (à la fois « étrange » et « étrangère »), alors que la rigueur de son discours est indiscutable,
  • et « le monde dit civilisé » celui des Corinthiens, mais aussi le nôtre, puisque la langue de la nourrice et de Jason (qui véhiculent notre manière de penser la barbarie et la civilisation), plus policée (aux sens de « politesse » et de « police ») nous apparaît plus familière dans sa forme comme dans la morale qu’elle véhicule.

Or ce langage « poli » est aussi celui de la « force aveugle » et de la « traîtrise » !

C’est donc d’abord par ce biais que La Médée du XVIe siècle peut éclairer le débat qui agite « notre monde » sur la question de la barbarie. Mais il faut aller plus loin dans le travail scénographique pour que le débat soit politique.

Ainsi, puisque dans la tragédie antique, l’héroïne est monstrueuse de sorte qu’en aucun cas le spectateur n’est incité à s’identifier à elle et à son hubris, la langue de Médée, venue d’un autre monde, d’un autre temps, outre qu’elle caractérisera sa différence, empêchera d’emblée toute identification, d’autant plus qu’elle sera clairement distincte de celle des autres figures, celles qui condamnent sa violence, soit par la force (Jason, Créon), soit par une éducation à la prudence (Nourrice).

Pour rappeler la distance infranchissable qu’établissait le théâtre Grec entre le mythe régi par des lois religieuses et la cité policée par des lois laïques, on renforcera scénographiquement la distance que les deux autres acteurs doivent garder par rapport à la violence de l’héroïne. Ainsi Nourrice, le plus souvent cantonnée dans un couloir à cour, oscillera entre attrait et répulsion : parfois confidente, sa langue peut décalquer celle de sa maîtresse qui envahit tout le plateau, auquel elle peut difficilement résister ; le plus souvent Coryphée, elle se tient à la frontière de la scène et de la salle, parlant comme un livre, autant à Médée qu’aux spectateurs.

Nourrice-Gouvernante-Coryphée

Nourrice-Gouvernante-Coryphée

En fait, dans l’adaptation que nous avons faite pour distribuer le texte entre trois acteurs, elle prend en charge plusieurs répliques du Gouverneur et du Messager du roi, notamment celles qui encouragent Médée à accepter l’ordre de Créon, et le récit de l’attentat. Aussi, le statut qui caractérise le mieux sa figure est celui de Gouvernante au double sens domestique et politique du terme. Nous la caractériserons donc de la sorte sur le plateau. Cette posture l’installera parfois en rapporteuse lisant son texte comme un objet figé une fois pour toutes, même quand il semblera exprimer une émotion très vive. Comme la Coryphée antique qui était un médiateur politique, capable de se mettre à la place de toutes les parties, elle alternera son jeu selon ses trois fonctions : nourrice et gouvernante quand elle se placera dans l’espace de sa relation personnelle à Médée (nourrice quand l’émotion et l’affection l’emporteront sur la raison, gouvernante le reste du temps) et gouverneur / porte-parole du Pouvoir, quand elle se placera dans l’espace politique. Elle portera même un habit de « gouvernant » contemporain.

Jason-Mythologie

Jason-Mythologie

Jason, gendre du Roi dont on fête le mariage, sera traité selon le même code vestimentaire, mais avec une distance supplémentaire : en ombre double.29

Vidéo : Jean Monamy, Entrée de Jason : <https://vimeo.com/120595891>, Répétition Lorient, 17 février 2012.

Toutes les photos (libres de droit) ont été prises par Sylvie Kerneur, lors de la répétition du 17 février 2015.

  Son image mythologique sera projetée sur le mur de jardin, tandis que l’acteur, en costume moderne, traité à contre-jour, parlera depuis cour.

Faisant contraste, le costume de Médée ne permettra pas de l’identifier, ni géographiquement ni historiquement : son temps n’est pas celui de l’histoire, c’est celui du mythe et le Caucase de la mythologie est aussi violent (Io y fut poursuivie et Prométhée enchaîné), que celui de l’histoire contemporaine.

Jean Monamy - Notre Médée contemporaine

Ainsi, par tous ces contrastes, sera révélée la « rigueur rigoureuse » et vivante du raisonnement de Médée, sans que l’incohérence et la discontinuité psychique entre les deux pôles qui inspirent ses actes n’apparaissent moins obscures que le texte les écrit. Sous des dehors abrupts et des cris de colère, son discours se montrera capable de révéler les failles de la condamnation injuste qu’elle subit, comme des consolations de celle qui veut la raisonner.

Sur le théâtre sera donc simplement exposé ce débat que notre monde tente de fermer d’emblée en ne considérant que la monstruosité de l’estrangère criminelle, sans interroger ses propres monstruosités masquées à travers une rhétorique formatée pour rendre immédiatement assimilable le point de vue du monde bien ordonné qui peut faire passer pour juste ce qui est injuste.

« Medea nunc sum »

Medea nunc sum

(Maintenant je suis Médée)30

Sénèque, op. cit., v. 910.

Nous monterons donc La Médée (Fureurs & Fracas) comme Bertolt Brecht et Mathias Langhoff nous invitent à le faire, et nous laisserons le spectateur « faire sa construction ». Le seul éclaircissement que nous lui apporterons se situera avant qu’il entre dans la salle : on lui projettera, en boucle, une courte vidéo de l’histoire de la conquête de la Toison d’Or31

« Médée », onglet « D’abord la toison d’or », CHTO compagnie, <http://teatregy.wix.com/chtocie#!-propos1/c254i>.

, afin qu’il connaisse les événements auxquels le texte fait allusion.

Dans l’incohérence apparente des actes de Médée, rendue sensible par toute sorte de contrastes :

  • entre la violence exprimée par ses mots et sa rigueur de rhétoricienne ;
  • entre son sens rationnel de la justice et sa vision magique du monde ;
  • entre la cruauté archaïque de sa vengeance monstrueuse et sa sensibilité moderne au sort des femmes ;

on reconnaîtra l’incohérence d’une destinée humaine, portée par quelqu’un qui n’a aucun intérêt à y mettre plus d’ordre en parant une idée, qui ne peut être qu’un préjugé, d’un nouvel argument qui ne provient pas de sa vie propre, marquée par sa rencontre avec Jason et ses suites malheureuses, comme Nourrice le rappelait dès le prologue.

Régisseur-Jason-Contemporain

Régisseur-Jason-Contemporain

Sans chercher à rendre cette incohérence plus claire, le théâtre laissera énigmatique la nature de ce matériau absolu, afin que le spectateur le reçoive en interrogation et non en certitude qui va de soi, comme l’époque voudrait nous l’imposer, au mépris de la liberté de penser et de construire par nous-mêmes. Pour accentuer encore le brouillage et donner toute sa contemporanéité à cette Médée, la régie se fera à vue entre la scène et la salle, et c’est le régisseur qui donnera voix et corps au Jason d’aujourd’hui, tout en lançant l’image du Jason mythologique.

C’est par la rigueur de cette proposition théâtrale assumée, par des moyens qui lui sont propres (proxémique, diction, costumes, lumières, vidéo, accessoires) que le texte écrit pour dire les mots de Médée, sa syntaxe et sa versification, à la fois émotives et rigoureuses, sera rendu fidèlement dans sa diction archaïque, en contraste avec les mots de Nourrice et de Jason, traités de manière plus contemporaine et avec distance. Ainsi restera suspendue en énigme une figure mythique, an-historique, parlant une langue dite « morte » et pourtant vivante et vibrante.

Jean Monamy - Image dernière page

Figure échappant dès lors à toute simplification, puisque trop complexe, elle ne pourra être perçue ni en modèle à qui s’identifier ni en monstre absolu. Elle constituera, au mieux, le pivot à la fois éternel et flottant, instable, d’un débat, lui aussi éternel et irrésolu, (chez les Grecs de l’antiquité, comme chez nous actuellement) avec elle-même et avec les figures portées par ses partenaires, comme avec nous-mêmes.


Pour citer cette page

Jean Monamy, « Mettre en scène une figure contemporaine : la première Médée du théâtre français ! » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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