Trois histoires courtes

Laurent Herrou

Laurent Herrou est écrivain. Son travail dans le domaine de l’autofiction lui a ouvert les portes de revues internationales (Pylône et Ecritures en Belgique, Brèves et MuseMedusa au Québec, TowerJournal aux Etats-Unis, Hétérographe en Suisse, et D’ici là, Rue Saint-Ambroise et Monstre en France). Il a publié neuf livres en France. Son dernier opus est paru chez Jacques Flament sous le titre Le Bunker – Deuxième Témoignage en février 2015.


Blanche-Neige

Dans l’appartement que nous habitions à Nice, ma mère avait un dressing. C’était un mot que la plupart des enfants de l’école ne connaissaient pas. Le dressing était dans le couloir, face à un grand miroir. Je ne me souviens pas s’il était fermé par une poignée classique ou par une serrure, comme un placard. J’ai néanmoins cette image-là : de la clé que l’on tourne.

Il y avait quelque chose de Barbe Bleue dans cet inter-dit : les vêtements de ma mère. Parce que je n’étais pas une fille.

Comme pour ses bijoux : mon grand-père offrait à ma mère des bijoux de grande valeur, de l’or souvent, et des diamants — ma mère n’aime pas les couleurs. On entendait souvent dire que les bijoux seraient légués aux filles, et aux belles-filles quand il n’y avait que des fils (c’est le cas dans ma famille). Je savais déjà que personne n’hériterait des bijoux de ma mère, du moins : je savais que je n’en hériterais pas. Ce n’était pas une question de prix, ni de valeur. C’était une question de reconnaissance : c’était à moi qu’ils revenaient.

Il y avait une fille parfois, chez nous, qui est la fille de la meilleure amie de ma mère. Ma mère l’appelait : ma fille.

Elle ajoutait : enfin, j’ai une fille.

Elle disait pourtant partout qu’elle était heureuse de n’avoir eu que des garçons.

Le dressing abritait les robes de ma mère. Les vêtements de tous les jours, mais aussi ceux, exceptionnels, des soirées. Il y avait là une chauve-souris. Une cape noire qu’elle enfilait par la tête et qui glissait le long des bras, révélant les poignets et les mains, et, mas-quant le corps, tombant sur les chevilles, disait toute l’élégance de la silhouette. À l’opposé, il y avait une combinaison de cuir blanc, sans manche, cintrée, qui allongeait les jambes et dont la fer-meture éclair montrait la peau mate de la gorge, la naissance des seins.

Ma mère était très belle, personne ne pouvait l’ignorer.

Elle se regardait dans le miroir, et elle pleurait. Elle ne s’aimait pas, je tiens d’elle. La même insécurité, la même violence à l’encontre de moi-même. La même prétention pour masquer les faiblesses. Et l’absence de pitié envers celles des autres.

Un jour, je me tenais derrière elle. J’étais un adolescent, j’avais la même taille qu’elle. J’avais regardé dans le miroir, son reflet. Il y avait quelque chose qui n’allait pas : le visage se déformait à gauche. Un pli se dessinait sur la bouche, qui la déséquilibrait. Je m’étais déplacé, elle m’avait suivi du regard. Dans la vie, la déformation n’existait pas. Elle était un effet du miroir : son reflet la trahissait au quotidien.

Nous étions pareilles.

Ne cherchez pas la faute.

Ma mère a une mèche blanche. Dans ses cheveux sombres. Apparue tôt, sans doute après ma naissance. Elle la coiffe avec fierté, elle ne la cache pas, au contraire : elle la rend différente.

Nous sommes pareilles.

L’autre fille est blonde, elle ne lui ressemble pas.

On dit souvent que je tiens de mon père, que c’est mon frère qui res-semble à ma mère. On parle du nez, des yeux. La forme du visage.

Il existe une photographie : ma mère est sur le perron, à la campagne, la tête sur les genoux. Elle boude, elle n’est pas heureuse. Elle a seize ans peut-être, les sourcils froncés malgré le temps que l’on devine clément sur le cliché en noir et blanc.

C’est moi.


L’orgueil

Je travaillais dans un hôtel modeste à Paris, je m’y emmerdais ferme.

Il y avait un ordinateur à la réception sur lequel je pouvais écrire. Aux clients pour confirmer leur réservation, ce qui faisait partie de mes attributions. Aux amis, des courriers éventuels quand le patron n’était pas dans les parages. Le temps ne passait pas pourtant, et mes lectures ne suffisaient pas à accélérer le mouvement.

J’avais entrepris d’écrire un roman. J’étais convaincu que l’engage-ment dans le récit me permettrait d’oublier les heures perdues à attendre le client.

C’était une histoire de science-fiction, dans un monde futuriste où le vent jouait un rôle primordial : la caste régnante en avait la maîtrise. C’était un héritage que l’on recevait le jour de sa majorité lors d’une cérémonie de transmission entre mère et fils, où la mère perdait la vie. Je ne me souviens plus des lois exactes qui régissaient ce monde. J’avais créé des personnages annexes et une mythologie nouvelle qui servait mes ambitions.

Le vent à mes côtés, le temps s’envolait.

Le texte débutait par l’accès à la majorité de mon héros : c’était aussi le jour du rituel de préparation pour la cérémonie. Il avait une peau cuivrée et des cheveux noirs et bouclés. Il ressemblait à sa mère, presque trait pour trait, et l’admirait beaucoup. C’était avec appréhension qu’il voyait s’approcher la joute qui allait les opposer. Parce qu’il y avait un combat, c’était la tradition pour que le peuple accepte le futur souverain, même si le combat était joué d’avance : la mère s’inclinerait en faveur du fils. Sauf que la mère était bien décidée à remporter la victoire. Cela, le fils ne le savait pas.

J’avais quitté le travail à l’hôtel avant d’avoir terminé la rédaction du chef-d’œuvre que j’imaginais et c’était mieux ainsi : je ne faisais même plus attention à la présence du patron et des clients.

Les sourcils froncés, la tête baissée, j’écrivais.

Aujourd’hui, je me dis que sans l’hôtel parisien, je n’aurais peut-être jamais écrit.

Aujourd’hui, je me dis que sans une mère à l’orgueil démesuré, je n’aurais peut-être jamais écrit.


Ma mère

Ma mère raconte souvent que sa sœur était jalouse de ses cheveux qu’elle portait longs, jeune fille. Ma tante était une rousse sage, à la crinière drue et bouclée. Ma mère tenait de l’héritage indien qui coule dans nos veines : elle était plus grande que sa sœur, sa peau plus dorée, ses yeux noirs comme ses cheveux. À l’occasion d’une crise sanitaire, on con-seillait aux parents de couper les cheveux de leurs enfants. Ma mère disait que ma tante, l’aînée, s’était alors vengée d’elle, en préconisant qu’il fallût lui couper les cheveux — ce qui avait eu lieu.

Quand j’étais enfant, je détestais aller chez le coiffeur. C’était des crises continuelles, parce que je ne voulais pas que l’on touche à mes cheveux. Ma mère m’y forçait, elle trouvait que les cheveux longs ne m’allaient pas. D’abord, raides, ils tombaient dans mes yeux, puis quand ils avaient bouclé après la puberté, elle trouvait qu’ils me faisaient une tête de clown. On se battait autour de mes cheveux. Tout le temps.

Lorsque j’ai révélé mon homosexualité — c’était plus complexe alors : je disais que j’étais une fille emprisonnée dans un corps de garçon — ma mère a pleuré.

Quelques jours plus tard, elle est venue dans ma chambre, elle m’a demandé pardon. Je n’ai pas compris de quoi elle parlait. Elle m’a dit qu’elle avait beaucoup d’amis qui portaient les cheveux longs quand elle était jeune fille, et qu’elle les trouvait beaux. Elle ne comprenait pas pourquoi elle avait tellement insisté sur ma coupe de cheveux, pourquoi c’était si important pour elle. Elle disait que si elle avait agi différemment, on n’en serait peut-être pas là.

Je ne voyais pas alors les fils qui se tissent entre les événements.

L’écriture est venue plus tard, qui se charge de cela.


Pour citer cette page

Laurent Herrou, « Trois histoires courtes » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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