Anna Kalyvi
Paris I-Panthéon-Sorbonne
Artiste-chorégraphe et titulaire du master Erasmus Mundus Cultures Littéraires européennes, Anna Kalyvi prépare actuellement sa thèse « Médée illymytée. Du mythe en scène (théâtre et danse) aux XXe et XXIe siècles » (dir. Jean Marc Lachaud. Arts Plastiques et sciences de l’Art, Paris I-Panthéon-Sorbonne). En Octobre 2014, elle a participé au colloque international « Théâtralité(s) » de l’Université de Strasbourg (« La théâtralité en mouvement. Du texte à la scène-de la scène au texte. Medea de Pascal Quignard dansée par Carlotta Ikeda »).
Durant ces dernières décennies, le mythe de la redoutable magicienne de l’Antiquité grecque qui a tué ses enfants pour se venger de son mari a été particulièrement vivant. Dans cet esprit de modernité, Médée est éclairée par les artistes chorégraphiques contemporains, devenant pour eux une source illimitée d’inspiration. Si chaque Médée est ensanglantée, c’est-à-dire associée à l’infanticide que sa réputation lui connaît, chacune d’elle est également singulière puisque chaque artiste envisage et représente le mythe à sa façon. Quel écart présentent les chorégraphies contemporaines par rapport à l’archétype et quel lien allégorique pourrons-nous établir entre Médée et l’enfant, entre l’artiste et la création ? Nous allons aborder ces questions à travers les chorégraphies et les témoignages personnels de trois créateurs contemporains : Dimitris Papaioannou, Renato Zanella et Angelin Preljocaj.
In the last decades, the myth of Medea has been resurfacing frequently. In this spirit of modernity, the formidable sorceress of the Greek antiquity, who murdered her children to take vengeance on her husband, has been persistently portrayed by choreographers, for whom she has become an unlimited source of inspiration. If each Medea is considered bloody (always associated with the infanticide for which she is infamous), each one of them is also unique, since each artist represents the myth in his own way. What degree of distortion do modern choreographies present compared to Euripides’ version? By what means is this distortion represented on the artistic level? Finally, what allegory lies between Medea and child, and artist and production? We will examine these questions by comparing the creations of three contemporary choreographers: Dimitris Papaioannou, Renato Zanella and Angelin Preljocaj.
Médée, un nouveau-né
Le canevas de ce mythe multiplie les scénarios à résonance universelle […] et cependant le noyau de la légende manifeste au long des millénaires une étonnante stabilité.1
Michèle Dancourt, Prénom Médée, Paris, Éditions Des femmes, 2010, p. 23.
En règle générale, Médée, au XXe siècle, passe déjà dans une phase plus ésotérique dans laquelle elle réfléchit, s’interroge, médite, devient plus autocentrée, en retournant symboliquement la vengeance contre elle. Telle est par exemple la Medea de Pascal Quignard qui réalise – après avoir médité – un infanticide-avortement2 Pascal Quignard, Medea, Bordeaux, Éditions Ritournelles, 2011. Le poème est interprété au niveau artistique par Carlotta Ikeda, danseuse de butô japonais. « Il y a un avant et un après Euripide dans la façon d’appréhender l’héroïne ». Marc Durand, Médée l’ambigüe : approches plurielles d’une figure de légende, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, p. 10. Martha Graham, Cave of the Heart, sur une musique de Samuel Barber, 1946. Sasa Waltz, Medea (à partir du texte de Heiner Müller et l’Opéra de Pascal Dussapin Medeamaterial), théâtre Champs-Élysées, 6 octobre 2010. Renato Zanella, Medea’s Choice, Festival d’Égée, Syros, 22-24 juillet, 2011. Angelin Preljocaj, Ceci est mon corps – Le songe de Médée, DVD, Opéra National de Paris, France, 2004.
Par cet accord invisible, les chorégraphes contemporains semblent vouloir créer leur propre histoire à leur façon, confirmant que « le destin de l’héroïne se déclinera aussi dans les noms et dans la langue qui la décrivent8 Marc Durand, Médée l’ambigüe : approches plurielles d’une figure de légende, op. cit., p. 12.
Je voulais créer mon spectacle à partir de ce que tout le monde connaît concernant Médée. J’ai essayé de trouver ma propre façon d’interpréter son caractère, un événement qui laisse finalement libre l’interprétation de toute la pièce.9
Témoignage personnel de Renato Zanella, lors d’une discussion le 18 mai 2012, Opéra National de la Grèce, Athènes, à l’occasion de la représentation de sa performance Medea’s Choice.
En accord avec cette opinion de Zanella, Dimitris Papaioannou mentionne clairement à propos de Médée 2 :
Je ne reproduis pas Médée d’Euripide. Ma propre Médée est une histoire d’amour. Son mythe intérieur (son histoire) est simple. Elle a été choisie comme femme exceptionnelle par un homme qui avait trop de confiance en lui-même. Mais finalement, il la trahit. Donc, cette fille exceptionnelle change, elle devient handicapée au niveau sentimental par sa trahison.10
“Δεν αναπαράγω τη Μήδεια του Ευριπίδη. Η δική μου Μήδεια είναι μια ιστορία αγάπης. Ο εσωτερικός της μύθος είναι απλός. Διαλέχτηκε ως μια εξαιρετική γυναίκα, από ένα άντρα που παραείχε εμπιστοσύνη στον εαυτό του. Τελικά όμως την προδίδει. Αυτό λοιπόν το εξαιρετικό κορίτσι αλλάζει, ακρωτηριάζεται συναισθηματικά από την προδοσία του.” Dimitris Papaioannou, La performance – Pensées pour Médée 2, entretien du chorégraphe, 21 octobre 2008, <http://www.youtube.com/watch?v=C5VqK4ncsDI&list=UUDMcbV0Bvhk2G5aekfAm6rw&index=5&feature=plcp> (page consultée le 2 mai 2012). C’est nous qui traduisons.
Les deux chorégraphes se rejoignent en relevant dans leurs témoignages personnels un point de convergence : faisant écho à l’antiquité grecque où les tragédies étaient toujours associées au dramaturge (on dit Antigone de Sophocle ou Iphigénie d’Euripide), ils évoquent la relation entre créateur et création, la deuxième dérivant du premier. Si Zanella utilise le pronom possessif « mon » qui se réfère au mot « spectacle », Papaioannou utilise le mot « propre » qui se réfère à la création elle-même (à Médée 2) mais aussi à lui-même en tant que démiurge de celle-ci. Cette singularité des créations contemporaines révèle une sorte de relation de type parental, chaque Médée étant à la fois unique et dépendante de son créateur. Disons qu’elle est son enfant, ou selon les termes de R. Barthes, « l’auteur est réputé le père et le propriétaire de son œuvre11 Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, p. 74.
En ce qui concerne les créations chorégraphiques, le lien parental se concrétise au niveau légal dans les droits d’auteur. De nature morale, le droit à la paternité signifie que « l’auteur a le droit de se faire connaître publiquement en sa qualité d’auteur et d’exiger la mention de son nom sur l’œuvre divulguée. […] Ιl peut aussi interdire à quiconque d’usurper la paternité de son œuvre12 Centre National de la Danse, « Cession de droits d’auteur d’œuvres chorégraphiques », CND, décembre 2014, <http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=5&ved=0CDsQFjAE&url=http%3A%2F%2Fmutualise.artishoc.com%2Fcnd%2Fmedia%2F5%2Fcessiondroitdauteuroct2014.pdf&ei=bGSMVegTgbBTx-eduA4&usg=AFQjCNExIkafJAX5anEiF4cZ6MeHYVUehw> (page consultée le 27 juin 2015). Cloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies ; la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Université Paris-Ouest, <http://m2bde.u-paris10.fr/node/2397?destination=node%2F2397> (page consultée le 22 juin 2015).
Pour le champ chorégraphique, cette formalisation se réalise à travers la notation de la danse qui, bien moins efficacement que l’enregistrement vidéo14 Cette méthode de concrétisation doit être considérée dans son propre cadre de législation dont les artistes doivent prendre garde. « En France aucune compagnie d’importance, excepté le ballet Preljocaj, n’emploie à temps plein de choréologue ». Dany Lévêque, Angelin Preljocaj : de la création à la mémoire de la danse, Paris, Éditions Les Belles Lettres/Archimbaud, 2011, p. 37.
Tout au long de la création A. Preljocaj revient sur les pas et précise les détails… et produit sans cesse des recommandations, même lors d’une première, quelques minutes avant l’entrée sur scène.16
Ibid., p. 124.
Même si la « partition adéquate » reste un moyen ambivalent de fixation à cause de nombreuses difficultés associées à sa production (impossibilité de noter l’œuvre dans sa totalité, difficulté de transcrire certaines caractéristiques essentielles d’interprétation ou modification de ces éléments par chaque interprète-danseur), elle ajoute malgré tout à l’authenticité de la création mettant en évidence le lien patriarcal qui en était issu17 Graham McFee, « Danse, identité et exécution », dans Julia Beauquel et Roger Pouivet (dir.), Philosophie de la danse, Paris, P.U.R., 2010, p. 143-166.
Or, ce processus de création appliqué au champ chorégraphique actuel (conception de l’idée artistique originelle, réalisation, formalisation et protection même au niveau légal) peint la relation artiste-création avec la couleur de la maternité plutôt que celle de la paternité. Traitant les mythes antiques de la Création en tant que métaphores, Otto Rank écrit que
la création est d’abord maternelle et devient, peu à peu, « personnelle ». C’est-à-dire que ce qui est d’abord créé par la mère – que ce soit un individu ou un monde – l’est, plus tard, par le moi individuel, le héros en personne ; ce n’est que relativement tard, à l’ère du patriarcat et des droits patriarcaux, que le principe de reproduction est attribué au mâle.18
Otto Rank, L’art et l’artiste, Paris, Éditions Payot, 1984, p. 175.
Si Papaioannou utilise le mot grec σύλληψη19 Dimitris Papaioannou, « Αrchive », site officiel de Dimitris Papaioannou, <http://www.Dimitrispapaioannou.com/gr/recent/medea2> (page consultée le 30 juin 2015). Platon, Banquet <205 c 1>, cité dans Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos, édition préparée par Myrto Gondikas et Pascal Vernay, Paris, Seuil, 2007, p. 142.
La singularité de chaque création unit les artistes contemporains d’une façon presque contradictoire, sous un aspect commun : celui de « l’utérus autocréateur et autodisséminant21 Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art : essai sur la psychologie de l’imagination artistique, trad. de l’anglais par Francine Lancoue-Labarthe et Claire Nancy, Paris, Gallimard, 1974, p. 252. Ibid. Rainer Maria Rilke, « Lettres à un jeune poète », dans Œuvres I, Paris, Seuil, 1966, p. 327.
Le corps dansant dans le Chœur des symboles
Lorsqu’un récit préexiste à la danse sous forme de texte ou de livret, il reste souvent seulement un prétexte. […] Il arrive ainsi que le danseur se raconte une histoire qui est sa propre histoire.24
Véronique Fabri, « Syntaxe de la danse », dans Jérôme Game (dir.), Le récit aujourd’hui, Saint-Denis, P.U.V., coll. « Esthétiques hors cadre », 2011, p. 92.
La singularité que nous avons mentionnée concernant les chorégraphies contemporaines ne se réfère pas seulement au créateur mais aussi à l’interprète qui véhicule l’idée artistique au public en employant ses propres moyens. Le danseur offre une « remise en cause à partir du mouvement de toute procédure » selon les termes de Laurence Louppe, autrement dit, « un corps qui réinterroge les modes de production spectaculaire à partir de l’expérience du corps lui-même25 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine : la suite, Bruxelles, Éditions Contredanse, 2007, p. 9. Michel Guérin, « Et bien dansons maintenant 2/4: Pour la beauté du geste », entretien sur France Culture dans l’émission Nouveaux chemins de la connaissance, 01/07/2014, 49 min.
Toi, m’explique-t-il, tu n’as pas d’autre angoisse que tes tourments intérieurs. La langue est dans ton esprit, les lettres d’alphabet y sont aussi, elles t’obéissent, elles ne te manquent pas. Alors que mon alphabet à moi, ce sont les danseurs. […] Peux-tu imaginer que durant le procès de ton écriture, certaines de tes lettres, ou même une seule, par exemple la lettre « k », vienne à te manquer, qu’elle refuse de répondre à ton appel, qu’elle te fasse défaut ?27
Jean Bollac, Ismaïl Kadare, Brigitte Paulino-Netto, Angelin Preljocaj-Roman Polanski : Arts chorégraphiques, L’auteur dans l’œuvre, Paris, Armand Colin, 1992, p. 34.
Si Preljocaj exprime ici un rapport de force entre chorégraphe et interprète, il souligne également le lien vital que les deux entretiennent. Le « manque » d’un danseur comme le manque d’une lettre de l’alphabet que Preljocaj décrit comme une sorte de handicap au niveau artistique confirme – pour reprendre Laurence Louppe – que « le corps du chorégraphe, bien plus que son nom de label, est ce qui a constitué le danseur, de même que le danseur a construit la signature chorégraphique à partir de son propre corps28 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, 3ème édition complétée, Paris, Éditions Contredanse, 2004, p. 322.
Cette signature, qui marque la singularité de chaque création chorégraphique, concerne le langage particulier de chaque danseur ou créateur, mais se réfère également – puisqu’on parle de spectacles de danse – à « tous les matériaux visuel ou sonore, toujours créés par le maître lui-même qui en fait étroitement partie29 Ibid., p. 338. Laurence Louppe, « Mémoire et identité », dans Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 227-322. Pascal Quignard lit son poème Medea lors de la présentation sous la lumière faible d’une lampe suspendue.
Ces éléments symboliques changent de signification en fonction de l’utilisateur et de l’idée exprimée dans la création. Sans négliger une économie du spectacle, le même symbole est utilisé de plusieurs façons par un danseur, prenant chaque fois les caractéristiques que chaque interprète leur transfère par le toucher en les utilisant. Par exemple, les seaux32 Quand le rideau du spectacle se lève, le spectateur se trouve devant une série de seaux en métal. Cet objet atypique devient chez Preljocaj le décor principal. Il s’agit de l’ekkyklêma (ἐκκύκλημα) de la tragédie grecque : du mot κῦκλος (cercle), il décrit le dispositif qui roulait sur scène, utilisé dans les tragédies grecques, ce qui pourrait être mis en œuvre pour représenter le cadavre d’un meurtre qui a été réalisé en dehors de la scène. Voir Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1970, p. 24. Frazer utilise ce terme pour la première fois afin de se tourner contre le système de superstitions existant au sein de chaque civilisation, notamment la civilisation grecque antique. Il tend alors à faire de ce système de superstitions une pré-science. Voir James George Frazer, The Golden Bough – A Study of Magic and Religion, New York, The Macmillan Company, 1922. Dans les recherches artistiques de Simone Forti, les objets-symboles occupent la place centrale, devenant la démarche du mouvement dansant. Voir Sally Banes, « Simone Forti : Dancing as if Newborn », dans Terpsichore in Sneakers : Post-Modern Dance, Middletown, Wesleyan University Press, 1987, p. 21-28.
le sentir comme communication au plus près avec les choses, échappe à l’expérience langagière, à la fois parce qu’il la précède et parce qu’il est, par son intensité et son immédiateté même, de tout autre nature.36
Bernard Chouvier, Symbolisation et processus de création, Paris, Éditions Dunod, 1997, p. 58.
Malgré la singularité des choix artistiques concernant les objets symboliques37 Papaioannou introduit entre autres le rôle du Chien, du compagnon fidèle de Médée ainsi que celui du Soleil. Preljocaj propose le sommeil de Médée dont l’infanticide devient le songe. Georges Romey, « L’arbre », dans Dictionnaire de la symbolique : Le vocabulaire fondamental des rêves, couleurs, minéraux, métaux, végétaux, animaux, Paris, Éditions Albin Michel, 1995, p. 224-230. Voir aussi Carl Gustav Jung, L’Homme et ses symboles, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,1988. Ibid., p. 93-97. Zanella présente sa Médée habillée d’une robe noire qui sera remplacée par une autre blanche après l’infanticide, tachée du sang au niveau de la poitrine. Ikeda est habillée d’une robe noire en dentelle. À côté du noir, Preljocaj ajoute un vêtement doré, comme significatif de son origine royale, et rouge, directement associé à l’infanticide.
« […] la splendeur des costumes se substitue à la beauté physique et désigne le corps comme simple vêtement transitoire de l’âme. […] Il faut lire le maquillage blanc comme un autre indice de la négation de la chair ». Voir Jean Viala, « Modernité et tradition du butô », Scènes : revue de l’espace Kiron, n° 1, janvier 1985, p. 8.
Ainsi, le symbolique vient de montrer la singularité de l’idée artistique mais aussi de la contredire puisque « le propre de la démarche créatrice est de trouver et d’ouvrir les voies qui vont permettre au sens de traverser et de donner forme à ses ressentis archaïques42 Ibid. « Le corps vomit brusquement l`entièreté du monde interne comme la bouche du volcan vomit irrésistiblement sa lave ». Pascal Quignard, L’origine de la danse, Paris, Éditions Galilée, 2013, p. 156. Pascal Quignard, Medea, éd. Ritournelles, 2011, p. 13.
L’infanticide comme symbole
Personne ne laissera saigner mon corps
Car je suis
Sang.45Jan Fabre, Je suis sang/Étant donnés, Paris, Éditions L’Arche, 2001.
Si le symbole est véhiculé dans le mouvement dansant ou dans le chœur des symboles qui devient protagoniste à côté des danseurs, la scène de l’infanticide – inextricablement liée au mythe de Médée – reste pour chaque créateur un défi artistique. Concernant cet aspect, Papaioannou fait revivre la tradition grecque, où les meurtres ne se présentaient pas devant les yeux des spectateurs, d’une manière tout à fait contemporaine. Sa M2, trempée et dévastée, suffocante, arrive à un infanticide extrêmement minimal : en levant ses mains de part et d’autre de ses yeux, elle casse les deux porcelaines à l’effigie des enfants en les écrasant l’une sur l’autre46 Dans la première version de Médée, l’écrasement des porcelaines lançait dans l’air des pétales de roses qui tombaient après leur vol dans l’eau de la scène. Kostas Georgousopoulos, « Ta nea », site officiel de Dimitris Papaioannou, op. cit. (page consultée le 21 juin 2008).
Ce n’est pas par hasard si la couleur rouge sang, qui paraît intéressante à présenter sur scène dans les années 1990, j’ai décidé de l’enlever dans Μήδεια 2 en la remplaçant par le blanc. On peut donc dire que Médée 2 est en réalité Médée, mais sans le sang. C’est la forme la plus claire que je puisse offrir.48
Dimitris Papaioannou, Pensées pour Medea 2, op. cit.
À travers l’image d’un abattoir non sanglant (« propre » comme il le mentionne dans son entretien), nous constatons ici l’obsession qu’a Papaioannou de construire cette forme chorégraphique le plus clairement possible, événement qui justifie l’absence de la couleur rouge comme un symbole très facile à interpréter. De même, Quignard décrit sa Medea en train de « nettoyer l’intérieur de sa vulve de toute trace du troisième enfant […] qui ne naquit jamais49 Pascal Quignard, Medea, op. cit., p. 19. In medias res signifie « au milieu des choses » (de la narration). Ainsi le déroulement des événements commence à un point crucial du mythe. Homère est le premier à avoir utilisé cette technique narrative dans ses deux épopées. Renato Zanella, Medea’s Choice, part B, 05:33-07:32 min.
Il s’agit d’une action incontrôlable, malade. Par contre, j’ai essayé d’éliminer le mal et laisser Jason goûter la vengeance profonde d’une manière délicate. Car au fond on ne change pas, on est tous pareils. Le changement se reflète vers « le haut », c’est-à-dire dans le fait de se développer intellectuellement.52
Renato Zanella, témoignage personnel, lors d’une discussion le 18 mai 2012, Opéra National de la Grèce, Athènes, à l’occasion de la représentation de sa performance Medea’s Choice.
Au lieu donc de représenter un infanticide brut, il présente Médée les bras en croix, dévastée par sa prise de conscience du crime commis53 Renato Zanella, Medea’s Choice, part B, 41:06 min. Ibid.
Si l’infanticide (le sang) est absent dans Médée 2 et fortement symbolique dans Medea’s Choice, Preljocaj, faisant un choix radical, s’oppose aux deux chorégraphes. Pendant une danse bachique, orgiaque et pleine de colère, Médée, tout comme une autre « Ménade muette55 « Chez Euripide, Médée n’est pas possédée par un dieu comme la Ménade à laquelle est comparée, mais par elle-même ». Michèle Dancourt, op. cit., p. 77. A. Preljocaj – tout comme Sasa Waltz – est parmi les rares chorégraphes qui exposent sur scène les enfants de Médée. Preljocaj distord le mythe en remplaçant l’un des fils de Médée par une fille, qui incarne symboliquement la continuité biologique – et ainsi pathologique – de Médée.
Si « Euripide associe signes somatiques et psychologiques sans arrêter une interprétation57 Michèle Dancourt, op. cit., p. 57. Ibid., p. 83. Euripide, Tragédies complètes I, texte présenté, traduit et annoté par Marie Delcourt-Curvers, Paris, Gallimard, 1962, p. 198.
Cette cruauté sanguinaire féminine qui accompagne la folie de la danse dans le culte dionysiaque, nous renvoie sous une autre forme à l’ambiguïté des relations entre le sang, la chair, l’enfantement, la danse et la figure de Dionysos, représentant la partie souterraine des forces occultes, humaines, transmise par le féminin à l’inconscient collectif des cultures et des civilisations.60
Anne Burel-Debaecker, « La danse et le sang, une symbolique du féminin », Champ psy 2005/4, nο 40, p. 165-180.
Si on accepte que la création entretienne avec son créateur le même lien organique que la mère avec l’enfant, l’infanticide, aspect identitaire pour Médée et pour cette raison chargé d’une connotation fortement symbolique, se réfère finalement à chaque forme de création : dans un moment où Éros et Thanatos coexistent dans l’espace et dans le temps, Médée incarne l’artiste qui coupe symboliquement lui-même le cordon ombilical en offrant sa création au public. Ce geste ensanglanté, ce moment de trahison, provoque « le deuil enchanté61 Cornelius Castoriadis, op.cit., p. 133. Ibid. Ibid. Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 333.
Dans ces deux exemples mythologiques, le sacrifice des enfants a été réalisé devant un public, les Argonautes et les femmes de Corinthe. Dans le premier cas, l’enfant a été sauvé par une déesse. Dans le deuxième cas, la « déesse » a été sauvée. Quelle que soit la réaction du public, le crime est déjà commis : l’artiste a trahi son « enfant » au moment où il l’a exposé devant les autres. En même temps, il s’est trahi lui-même car la création est un morceau de lui. Parce qu’« avant l’œuvre d’art, c’est le sacrifice rituel, c’est le mystère tragique qui montrent véritablement la puissance dialectique du montage65 Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Éditions de Minuit, 2006, p. 178.
Je crois qu’on tue nos idées, de la même manière qu’elle a tué ses enfants. Nous ne les réalisons pas, on les trahit. Cet événement m’a fait penser qu’une partie de l’attitude humaine est fondée sur cette trahison. Un grand nombre de nos décisions fausses est associé exactement avec cette idée, selon laquelle on a tourné le dos à une idée, à une impression ou à une pensée qui a traversé notre esprit, mais on l’a détruite. 66
Christos Kalfas, exposition de peinture Les orphelines de Médée, Aithousa texnis Athinon, 30-04-2011, <http://news.kathimerini.gr> (page consultée le 15 mars 2011).
Si Kalfas se réfère à la trahison a priori d’une idée artistique qui n’a jamais vu la lumière du jour, la notion de trahison rend l’œuvre autonome, indépendante de sa propre source de création, c’est-à-dire ouverte67 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, trad. de l’italien par Chantal Roux de Bezieux avec le concours d’André Boucourechliev, Paris, Seuil, 1965. Il s’agit d’un mot utilisé par Alain Moreau pour décrire l’exodos de la tragédie de Médée sur le char du Soleil. Voir Alain Moreau, Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Éditions Les belles lettres, 1994, p. 184.
Pour citer cette page
Anna Kalyvi, « Médée sangulière. Artiste / création : un infanticide ? » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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