Rosa de Diego
Université du Pays Basque
Rosa de Diego est professeure de littérature française à l’Université du Pays Basque. Sa recherche porte sur la littérature française des XIXe et XXe siècles. Elle s’intéresse également à la littérature québécoise, dont elle a travaillé sur le théâtre. Elle a publié, entre autres, Les villes de la mémoire (1997), Antología de la poesía romántica francesa (2000), Historia de las literaturas francófonas. Bélgica, Canadá, Magreb (2002), Teatro de Québec (2002), Albert Camus (2006), Teatro y cine. Textos y miradas (2010), Literaturas fin-de-siglo en Francia (2012).
L’intérêt de Camus pour les mythes, notamment pour ceux – modernes – de Don Juan et de Faust est bien connu. Dans cet article, il s’agira d’abord de comprendre de quelle manière Camus fait de Don Juan l’une des figures de l’homme absurde dans son essai Le mythe de Sisyphe. Ensuite, on étudiera le protagoniste de La chute en tant qu’incarnation du séducteur moderne qui veut profiter du moment présent jusqu’à sa métamorphose en juge-pénitent. Finalement, nous nous intéresserons au projet camusien, entrepris avant sa mort, de réunir les deux mythes, Don Juan et Faust, en un seul, Don Faust.
Camus liked updating myths, especially the two modern myths of Don Juan and Faust. This article analyzes how Camus makes Don Juan into one of the figures of the absurd man in his essay The Myth of Sisyphus. The main character of The Fall is also a modern seductive man who wants to seize the moment until his metamorphosis into a “penitent judge.” In conclusion, before his death, Camus worked on the project to join both myths, Don Juan and Faust into only one, Don Faust.
La castillanerie de Camus
« Je ne suis pas un romancier au sens où l’on entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de son angoisse.1 Albert Camus, Carnets II, Paris, Gallimard, 1964, p. 325. Albert Camus, préface à la réédition de « L’envers et l’endroit », dans Essais, éd. par Roger Quilliot et Louis Faucon, Paris, Gallimard, 1965, p. 13. Voir le livre de Monique Crochet, Les mythes dans l’œuvre de Camus, Paris, Éditions universitaires, 1973. La légende a été étudiée par Víctor Said Armesto (La leyenda de don Juan, Madrid, Librería Sucesores de Hernando, 1908). Don Juan en tant que mythe espagnol a été analysé par Ramiro de Maeztu (Don Quijote, don Juan y la Celestina, 10e éd., Madrid, Espasa Calpe, 1968). Et la présence du personnage dans le théâtre espagnol (Tirso de Molina, El burlador de Sevilla y convidado de piedra, éd. et notes par Gerald E. Wade, New York, Charles Scribner’s and Son, 1969) a été vue par Arcadio Baquero (Don Juan y su evolución dramática, 2 vol., Madrid, Editora Nacional, 1966). Albert Camus, Carnets III, Paris, Gallimard, 1989, p. 277. Don Juan a été objet de nombreuses versions en Europe. Pour les innombrables adaptations artistiques de ce mythe, il y a plusieurs textes de référence comme celui d’Armand Edwards Singer (The Don Juan Theme. An Annotated Bibliography of Versions, Analogues, Uses and Adaptations, Morgantown, West Virginia University Press, 1993 [1954]), de José-Manuel Losada-Goya (dir.) (Bibliography of the Myth of Don Juan in Literary History, Lewinston / Queenstown / Lampeter, The Edwin Mellan Press, 1997), et le Dictionnaire de Don Juan dirigé par Pierre Brunel (Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1999).
Camus aimait parler de sa castillanerie. Rappelons la phrase devenue célèbre, « [p]ar le sang, l’Espagne est ma seconde patrie6 Albert Camus, préface à « Actuelles I. L’Espagne libre », dans Essais, op. cit., p. 1606. Lire Rosa de Diego, « L’Espagne sur le cœur », dans Albert Camus et l’Espagne (Cahors, Edisud, 2005, p. 19-32). Albert Camus, « Ce que je dois à l’Espagne », dans Essais, op. cit., p. 1907. En réalité, les origines espagnoles de Camus sont plus levantines que castillanes. Mais il utilise le terme « castillanerie », synonyme d’espagnol. Albert Camus, Le premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 12. Sur « la castillanerie » de Camus, je renvois aux articles publiés dans la revue Anthropos (« Albert Camus », nº 199, 1981), notamment à celui de Jacqueline Lévi-Valensi (« La España de Camus, símbolo de libertad y humanismo », p. 140-148) et à l’article de Virginie Lupo (« Le héros camusien, un personnage castillan ? », dans Hélène Rufat (dir.), Albert Camus. Pour l’Espagne : discours de liberté, Barcelona, PPU, 2011, p. 221-243). Albert Camus, préface de « L’envers et l’endroit », dans Essais, op. cit., p. 6. Ibid., p. 7. Ibid., p. 8 et p. 10.
Il a connu la souffrance physique de la maladie, la misère et la pauvreté, l’injustice politique et sociale, l’absurde, aussi bien « dans la maison nue des Arabes et des Espagnols13 Ibid., p. 7. Camus écrit : « Entre l’Algérie et l’Espagne il y a un lien étroit. L’Afrique commence dans les Pyrénées » (Essais, op. cit., p. 1918). Cette thèse est déjà largement exposée par Ali Yédes (Camus l’Algérien, Paris, L’Harmattan, 2003) et Christiane Chaulet-Achour (Albert Camus et l’Algérie, Alger, Barzakh, 2004). Albert Camus, « L’été. Petit guide pour des villes sans passé », dans Essais, op. cit., p. 848. Albert Camus, « Nos frères d’Espagne », Combat, 7 septembre 1944 et Œuvres complètes, vol. II, éd. par Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, 2006, p. 526.
où chaque image devient un symbole […] La vie nous semble s’y refléter toute entière, dans la mesure où notre vie à ce moment s’y résume. Sensible à tous les dons, comment dire les ivresses contradictoires que nous pouvons goûter (jusqu’à celle de la lucidité). Et jamais peut-être un pays, sinon la Méditerranée, ne m’a porté à la fois si loin et si près de moi-même.16
Albert Camus, « Aux Baléares. L’été passé », Carnets I, Paris, Gallimard, 1962, p. 26. Les XXIe Rencontres méditerranéennes Albert Camus 2004 ont été consacrées à « Albert Camus et l’Espagne ». Les interventions ont été publiées en 2005 à Cahors par Edisud.
Camus, le séducteur
On pourrait parler d’un certain donjuanisme inhérent à Albert Camus l’homme, qui a été pendant toute sa vie un séducteur-né17 « Don Juan est un séducteur ordinaire » (Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 154). « Richard Wagner appelait Cosima “l’Unique”. Camus donne ce surnom à Casarès » (Olivier Tood, Albert Camus. Une vie, Paris, Gallimard, 1996, p. 651, et chapitre 34, « L’Unique », p. 641-666).
Ils se ressemblent et s’attirent par leur hispanitude, réelle ou imaginaire […] Elle a neuf ans de moins que Camus et, à la ville, à la scène comme à l’écran, un charme de sorcière. Le donjuanisme coule dans ses veines aussi. Comme Albert, c’est une étrangère conquérante, bouillonnante, mais plus optimiste que lui. Sa devise serait todo es nada, tout c’est rien.19
Ibid., p. 481.
Mais il y a eu aussi Catherine Sellers, la jeune comédienne qui a joué le rôle principal dans Requiem pour une nonne, dont il avoue avoir été, « pour la première fois depuis longtemps, touché au cœur par une femme, sans nul désir, ni intention, ni jeu, l’aimant pour elle20 Ibid., p. 904. Ibid., p. 568. Ibid., p. 1018. Lire également p. 1033-1034. Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p. 42. Albert Camus, Carnets II, op. cit., p. 263. Jean Grenier, Albert Camus. Souvenirs, Paris, Gallimard, 1968, p. 118.
La sexualité ne mène à rien. Elle n’est pas immorale mais elle est improductive. On peut s’y livrer pour le temps où l’on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel. Il y a un temps où la sexualité est une victoire – quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une défaite – et la seule victoire est conquise sur elle à son tour : c’est la chasteté.26
Albert Camus, Carnets II, op. cit., p. 51.
Camus connaît à plusieurs reprises l’irrémédiable souffrance de l’homme, l’évidence de la pauvreté physique et morale et, en même temps, la certitude du soleil, de la lumière, de la mer et de la beauté de la nature. Cette première expérience personnelle a été sans doute marquée par la présence de cette dualité antithétique qui sera un leitmotiv pendant toute sa vie, L’envers et l’endroit, la lumière et l’ombre, le bonheur et le malheur, l’espoir et le désespoir, la vie et la mort : entre oui et non27 Le titre d’un essai de L’envers et l’endroit. Prenant le parti d’une approche chronologique, Rosa de Diego a revisité la vie et l’œuvre d’Albert Camus ; elle a analysé les différents cycles de son œuvre, comme « L’absurde » ou « La révolte », pour révéler le mouvement et la cohérence d’une pensée, dans la diversité des genres et de textes, dans son volume Albert Camus (Madrid, Síntesis, 2006).
Le donjuanisme du Mythe de Sisyphe
Dans son essai de 1942, Le mythe de Sisyphe, le jeune écrivain aborde le mythe de Don Juan comme un exemple de l’homme absurde, en tant que personnage séducteur, conquérant et acteur, dont il reconnaît la grandeur : « Il faut bien ravaler la grandeur qui insulte.28 Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 153. Ibid., p. 198.
Pour sortir de l’absurde, Camus refuse aussi bien l’évasion religieuse que le suicide. Comme les philosophes référenciés dans cet essai, Chestov, Kierkegaard, Jaspers, Husserl et Nietzsche, qu’il admire, l’écrivain considère que le monde est privé de signification et que la vie est très courte. En conséquence, le séducteur, face à la mort, multiplie les décors de séduction et prône une philosophie de la quantité : il ne nourrit aucune espérance quant à l’au-delà, et il se contente d’accumuler le nombre de ses séductions, d’épuiser ses chances d’aventure et de vivre le plus intensément possible chaque instant. Camus considère que la séduction de Don Juan est libératrice.
Une éthique de la quantité
La sous-partie du Mythe de Sisyphe où Camus fait une apologie de Don Juan a pour titre « Le don juanisme30 Raymond Gay Crosier a analysé ce sujet dans son article, « Camus et le donjuanisme » (The French Review, vol. 41, nº 6, mai 1968, p. 818-830). Voir également, Laurence Viglieno, « Le mythe de Don Juan dans l’œuvre d’Albert Camus », dans Albert Camus et l’Espagne, op. cit., p. 111-129.
S’indigne-t-on assez […] des discours de Don Juan et de cette même phrase qui sert pour toutes les femmes. Mais, pour qui cherche la quantité des joies, seule l’efficacité compte. Les mots de passe qui ont fait leurs preuves, à quoi bon les compliquer ? Personne, ni la femme, ni l’homme, ne les écoute, mais bien plutôt la voix qui les prononce. Ils sont la règle, la convention et la politesse. On les dit, après quoi le plus important reste à faire.31
Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 153.
Ce grand seigneur, issu d’une des vingt-quatre familles de Séville, jouit, par sa condition sociale, d’une totale impunité, aussi bien dans la pièce de Tirso que dans le livret de Da Ponte ou l’œuvre de Molière, comme le reproche Sganarelle : « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose.32 Molière, Don Juan, éd Georges Couton, Paris, Gallimard, 1998, 2013, acte I, scène I, v. 81-82, p. 21. Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 153. Ibid., p. 154. Dans la scène sur le sofa, Doña Inès séduit aussi Don Juan : « Tal vez Satán puso en vos : su vista fascinadora, su palabra seductora, y el amor que negó a Dios » (José Zorrilla, Don Juan Tenorio, Madrid, Cátedra, 1995, acte III, scène 3). Sur cette question, lire l’article de Eva Álvarez Ramos, « Hacia una (re)visión del mito de Don Juan. Análisis y valoraciones » (Actas del XLI Congreso Internacional de la Asociación europea de profesores de Español. 125 años del nacimiento de Picasso en Málaga [AEPE], éd. par Sara M. Saz, Centro Virtual Cervantes, 2007, p. 363- 375). Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 153. Ibid., p. 154.
Don Juan est du côté de la vie, il croit avoir toujours le temps de regretter, de se repentir au dernier moment, et il joue avec le destin ; le personnage créé par Tirso, dans une vision théologique et baroque, n’aura plus le temps de se repentir et il sera châtié par la Divinité. L’intervention de la statue du Commandeur permet que ce personnage prenne une dimension tragique. Dans plusieurs représentations littéraires et musicales, il est traîné aux enfers de la main du Commandeur, symbole de la justice divine. Mais le héros absurde ne peut pas être puni par un dieu qui n’existe pas. Camus ne veut pas accepter l’attitude « soumise » de Don Juan comme pécheur repenti qui demande un confesseur au dernier moment : l’homme absurde choisit la vie terrestre. Don Juan est l’éternel condamné qui assume sa lucidité d’homme absurde face à un monde étrange. Dans ce sens, on pourrait citer un autre personnage camusien, Meursault, le protagoniste de L’étranger qui, par son indifférence existentielle, refuse en prison l’aide de l’Aumônier venu pour le convertir avant sa mort. Meursault se révolte contre la transcendance. Dans la version de la pièce que Camus envisageait d’écrire, la statue du Commandeur est absente et l’auteur préfère une fin athée à la présence du surnaturel :
Cette pierre gigantesque et sans âme symbolise seulement les puissances que pour toujours Don Juan a niées. Mais la mission du commandeur s’arrête là. La foudre et le tonnerre peuvent regagner le ciel factice d’où on les appela. La vraie tragédie se joue en dehors d’eux. Non, ce n’est pas sous une main de pierre que Don Juan est mort. Je crois volontiers à la bravade légendaire, à ce rire insensé de l’homme sain provoquant un dieu qui n’existe pas. Mais je crois surtout que, ce soir où Don Juan attendait chez Anna, le commandeur ne vint pas et que l’impie dût sentir, passé minuit, la terrible amertume de ceux qui ont eu raison. J’accepte plus volontiers encore le récit de sa vie qui le fait s’ensevelir, pour terminer, dans un couvent.38
Ibid., p. 156.
Camus utilise les données présentes dans le drame L‘invité de pierre de Pouchkine, une pièce qu’il avait mise en scène à Alger en 1937, mais il y élimine toute référence religieuse, à la suite de Nikolaus Lenau39 Sur le Don Juan de Lenau, lire Camille Dumoulié, Don Juan ou l’héroïsme du désir (Paris, PUF, 1993), et Jean-Yves Masson, « Pour une lecture de Don Juan de Lenau » (dans Pierre Brunel et José María Losada-Goya [dir.], Don Juan, analyses et synthèses sur un mythe littéraire, Paris, Klincksieck, 1994, p. 91-103). Albert Camus, « Le mythe de Sisyphe », dans Essais, op. cit., p. 157. Ibid., p. 157.
La confession de Don Juan : La chute
Un autre exemple qui sert à illustrer cette séduction répétitive, cette éthique de la quantité, se trouve présent dans le personnage juge-pénitent de La chute, roman que Camus publie en 1956, et qui est un long monologue dramatique, selon l’expression même de Camus. Le protagoniste, Clamence, un avocat parisien aimant le beau langage, est brossé comme un « séducteur ordinaire » et répétitif, un conquérant de femmes toujours différentes, qui vit l’instant d’aventures fugitives :
Il faut d’abord savoir que j’ai toujours réussi, et sans grand effort, avec les femmes. Je ne dis pas réussir à les rendre heureuses, ni même à me rendre heureux par elles. Non, réussir tout simplement. J’arrivais à mes fins, à peu près quand je voulais. On me trouvait du charme, imaginez cela ! Vous savez ce qu’est le charme : une manière de s’entendre répondre oui sans avoir posé aucune question claire.42
Albert Camus, « La chute », Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 1962, p. 1502.
Ce comédien qui « joue le jeu43 Ibid., p. 1504. Ibid., p. 1525.
L’Homme qui parle dans la Chute se livre à une confession calculée […] Il a le cœur moderne, c’est-à-dire qu’il ne peut supporter d’être jugé. Il se dépêche donc de faire son propre procès mais c’est pour mieux juger les autres. Le miroir dans lequel il se regarde, il finit par le tendre aux autres.
Où commence la confession, où l’accusation ? Celui qui parle dans ce livre fait-il son procès, ou celui de son temps ? Est-il un cas particulier, ou l’homme du jour ? Une seule vérité en tout cas, dans ce jeu de glaces étudié : la douleur et ce qu’elle promet.45
Ibid., p. 2006.
Jean-Baptiste Clamence est une sorte d’honnête homme, aux goûts classiques, galant, vaniteux qui jouissait de la vie et des femmes ; mais après avoir fréquenté la séduction, l’alcool, l’hédonisme, il a pris conscience de son statut d’homme absurde et il se métamorphose en juge-pénitent à Amsterdam, dont les canaux concentriques « ressemblent aux cercles de l’enfer46 Ibid., p. 1481. Ibid., p. 1544.
La chute explore profondément l’enfer de l’existence humaine et décèle le mal au cœur même de l’homme, un mal qui n’est pas une collection de fautes, mais un état fondamental de désaccord et de mensonge qui corrompt tout ce que l’homme peut faire. Ce récit prend une portée universelle en démontrant que personne n’est innocent : tout individu est condamné à être privé de son bien-être et de sa bonne conscience par le jugement des autres. Mais cet honnête homme déclassé, ce Don Juan moderne, fait preuve d’un pessimisme radical. Le « je » du monologue dramatique embrasse le « nous » d’une collectivité coupable grâce à la dramatisation du récit et à un dialogue implicite dans les interrogations rhétoriques.
La « chute » est indissociable de la condition humaine, d’une existence toujours absurde et tragique. Mais c’est aussi le récit de la chute de Clamence qui refuse l’amour et la séduction, par son comportement dans le passé avec les femmes et qui, à partir de l’épisode du rire, devient conscient de sa condition d’homme absurde. L’univers du jugement s’écroule sur Clamence comme il s’est abattu sur la société contemporaine. Il s’agit d’un phénomène généralisé : l’homme moderne est passionné pour le jugement et il est disposé à juger. La seule protection pour Clamence et ses contemporains est de devenir soi-même juge :
J’exerce donc à Mexico-City, depuis quelque temps, mon utile profession. Elle consiste d’abord, vous en avez fait l’expérience, à pratiquer la confession publique aussi souvent que possible. Je m’accuse en long et en large. Ce n’est pas difficile, j’ai maintenant de la mémoire. Mais attention, je ne m’accuse pas grossièrement, à grands coups sur la poitrine. Non, je navigue souplement, je multiplie les nuances, les digressions aussi, j’adapte enfin mon discours à l’auditeur, j’amène ce dernier à renchérir. Je mêle ce qui me concerne et ce qui regarde les autres […] Quand le portrait est terminé, comme ce soir, je le montre, plein de désolation : « Voilà hélas ! ce que je suis. » Le réquisitoire est achevé. Mais, du même coup, le portrait que je tends à mes contemporains devient un miroir.48
Ibid., p. 1545.
Ce juge-pénitent, qui n’est pas du tout un modèle de vertu comme sa longue confession le démontre, formule une question paradoxale : « Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger.49 Ibid., p. 1546. Ibid., p. 1545-1546. Ibid. Ibid.
Don Faust
Si Clamence se définit comme un grand séducteur, tel Don Juan, il se croit simultanément, tel Faust, « un surhomme53 Ibid., p. 1488.
Déjà dans ses Carnets, en 1938, il écrivait : « Le Faust à l’envers. L’homme jeune demande au diable les biens de ce monde54 Albert Camus, Carnets I, op. cit., p. 139. Christian Dietrich Grabbe, Don Juan und Faust, 1829. Acte traduit par Jean Rousset dans Le mythe de Don Juan (Paris, Colin, 1976, p. 195).
Rappelons la légende de Faust, un personnage européen du XVe siècle, un vieux docteur alchimiste dans une petite ville d’Allemagne, vieilli dans son laboratoire, fatigué de ses vaines recherches, qui vend son âme au diable en échange de la connaissance et de quelques plaisirs. Il est donc l’antagoniste de Don Juan. L’un est jeune, séducteur, libertin, hédoniste ; l’autre vieux, savant, dévoué à la recherche. Il s’agit de deux figures légendaires extraordinaires, marquées par une forte individualité, qui incarnent deux mythes sur la connaissance : la connaissance intellectuelle pour Faust et la connaissance sensuelle chez Don Juan. Grâce à ce pacte avec le diable, Don Faust perd la liberté, récupère la jeunesse et jouit de l’amour : il demeure un homme absurde, mais il est désormais savant et conscient. Camus avait pris des notes dans ses Carnets, entre 1954 et 1959, pour son propre projet de fusion de ces deux figures où il harmonise la création et la réflexion, « Don Juan de la connaissance56 Ibid., p. 198.
Don Juan c’est Faust sans le pacte (développer) […] Don Juan. Pacte avec le diable mais sans le diable. Parier pour le monde, la sensation et la jouissance, c’est faire un pacte avec le diable. Parier pour la justice, c’est pactiser aussi ; Don Faust. Premier tableau ou prologue Faust demande à tout connaître et tout avoir. Je te donnerai donc la séduction, dit le diable. Et Faust devient Don Juan. […] Faust rajeuni en Don Juan. C’est l’esprit sage et vieux sur un corps jeune. Mélange détonnant. […] Le vieux docteur du prologue est un savant atomiste. Il pourrait faire sauter le monde. Mais ce n’est pas cela ; il veut jouir et connaître.57
Albert Camus, Carnets III, op. cit., p. 110, 151 et 185-186.
Don Juan séduit grâce à son désir et à sa capacité d’ensorcellement, et Faust trouve la conviction sage dans l’amour. Et tous les deux, dans leur fusion, rencontreraient la jouissance du désir entourée d’une nouvelle valeur, l’amour. La spontanéité de Don Juan et la conduite réfléchie de Faust transforment le plaisir immédiat en une qualité différente ; la séduction ne suffit plus, l’amour offre une certitude. On ne peut pas savoir comment se serait traduite la réunion de ces deux personnages en un seul. La pièce « Don Faust » était destinée à s’intégrer, avec un essai que Camus n’a jamais écrit, et avec son roman inachevé, Le premier homme58 Ce roman a le goût d’une autobiographie : sensations, atmosphères, personnages. Camus n’a pas voulu écrire son autobiographie, mais un « roman » ; cette fusion du réel et de la fiction, l’autofiction, lui accorde une dimension véridique mais aussi symbolique. À travers la quête de Jacques Cormery, on connaît l’histoire de l’Algérie depuis l’arrivée des Européens ; cependant le « premier homme » est aussi cet homme qui doit apprendre à vivre avec l’absurde et sans révolte.
Cette après midi, sur la route de Grasse à Cannes, où dans une exaltation incroyable il découvre soudain, et après des années de liaison, qu’il aime Jessica, qu’il aime enfin, et le reste du monde devient comme une ombre à côté d’elle. […]
Il avait aimé sa mère et son enfant, tout ce qui ne dépendait pas de lui de choisir. Et finalement, lui qui avait tout contesté, tout remis en cause, il n’avait jamais aimé que la nécessité. Les êtres que le destin lui avait imposés, le monde tel qu’il lui apparaissait, tout ce que dans la vie il n’avait pas pu éviter, la maladie, la vocation, la gloire ou la pauvreté, son étoile enfin. Pour le reste, pour tout ce qu’il avait dû choisir, il s’était efforcé d’aimer ce qui n’est pas la même chose. Il avait sans doute connu l’émerveillement, la passion et même les instants de tendresse. Mais chaque instant l’avait relancé vers d’autres instants, chaque être vers d’autres êtres, il n’avait rien aimé pour finir de ce qu’il avait choisi, sinon ce qui peu à peu s’était imposé à lui à travers les circonstances, avait duré par hasard autant que par volonté, et finalement était devenu nécessité : Jessica. L’amour véritable n’est pas un choix ni une liberté. Le cœur, le cœur surtout n’est pas libre. Il est l’inévitable et la reconnaissance de l’inévitable. Et lui, vraiment, n’avait jamais aimé de tout son cœur que l’inévitable. Maintenant il ne lui restait plus qu’à aimer sa propre mort.59
Albert Camus, Le premier homme, op. cit., p. 343 et 354.
Pour citer cette page
Rosa de Diego, « Le « donjuanisme » de Camus » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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