Le « Don Juan aux enfers » de Baudelaire entre Théophile et Théophile

Massimiliano Aravecchia
Université de Western

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Auteur
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Résumé
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Abstract
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Massimiliano Aravecchia est doctorant en littérature française du XIXe siècle à l’Université de Western (London, Canada). Ses recherches portent sur les rapports entre l’œuvre de Baudelaire et le genre de l’élégie ; il s’intéresse aussi à la question des genres et de la redécouverte de l’histoire littéraire au romantisme. Son article « “Tu m’a donné ta prose et j’en ai fait un vers” : Baudelaire et la poétique de l’échec » est actuellement sous presse pour la revue Dalhousie French Studies.

Poème parmi les plus anciens des Fleurs du mal, le « Don Juan aux enfers » revêt une importance majeure au sein de la poétique baudelairienne. À travers la mise en scène d’un mythe constitutif de l’imaginaire romantique, Baudelaire fait état de l’héritage poétique de cette saison révolue ; il thématise aussi l’impasse dans laquelle se trouve sa génération, coincée entre l’imitation stérile d’un âge d’or de la poésie et les nouvelles conditions du marché littéraire. Étape liminaire d’une esthétique de la modernité en ce qu’il représente un topos à dépasser, le « Don Juan aux enfers » se construit alors dans un dialogue avec son époque, tout particulièrement avec les œuvre de Théophile Gautier : cet étrange type de poète libertin et romantique que Gautier avait représenté sous les traits de Théophile de Viau dans Les grotesques (publiées dans la presse en 1834-1835 mais recueillies en volume dix ans après) joue certes d’une quelque importance au sein de l’intertexte du poème baudelairien.

“Don Juan aux enfers,” one of the earliest poems of Les fleurs du mal, has an important role in Baudelairian poetics. By representing one of the most significant romantic myths, Baudelaire openly engages with the poetic and thematic legacy of Romanticism, and depicts the particular literary impasse of his generation, which was caught between the mere imitation of a poetic golden age and the conditions imposed by a new literary market. Representing a preliminary step towards Baudelaire’s aesthetics of Modernity, “Don Juan aux enfers” embraces a topos, while overtaking it at the same time. This poem builds itself within a dialogue with existing contemporary literary works, drawing on some of them, particularly on Gautier’s Grotesques. In his Grotesques (published between 1834 and 1835, and collected in a volume ten years later), Gautier depicts Théophile de Viau, a hybrid kind of poet who is both a libertine and a romantic, and who is a possible model for Baudelaire’s “Don Juan aux enfers”.


Au milieu de ce XIXe siècle qui achève la transfiguration mythique du personnage de Don Juan, la réécriture baudelairienne joue en plaque tournante entre romantisme et modernité. Son « Don Juan aux enfers » constitue moins une célébration mythique qu’il ne sonne le glas d’une saison poétique. Au sein de cette évolution que Les fleurs du mal tracent d’un sujet lyrique condamné au « nouveau », le « Don Juan aux enfers » témoigne d’une étape liminaire, où le jeune poète fait état de l’héritage thématique et rhétorique du romantisme. Le « soleil romantique » projette alors ses ultimes éclats sur cet avatar donjuanesque d’un poète en retard, fils de l’échec artistique et existentiel du Joseph Delorme – « Les fleurs du mal de la veille »1

Selon une définition dont Baudelaire lui-même se flattera dans une lettre à Sainte-Beuve en mars 1865 (Charles Baudelaire, Correspondance, éd. par Claude Pichois et Jean Ziegler, vol. II, Paris, Gallimard, 1973, p. 474 ; désormais C).

, mais à cette différence près, que la vie, les poésies et les pensées se condensent chez Baudelaire au fil de l’œuvre. Il faut donc lire le « Don Juan aux enfers » à la triple échelle d’un conflit personnel, poétique et historique, afin de ne pas tomber dans l’écueil d’une identification trop hâtive du poète à son héros. À une époque où Les grotesques de Théophile Gautier2

Publiées en 1844, elles réunissaient dix essais parus dans La France littéraire entre janvier 1834 et septembre 1835 (sauf l’essai sur Scarron, publié dans la Revue des deux mondes du 14 juillet 1844). Voir Théophile Gautier, Les grotesques, éd. par Cecilia Rizza, Paris/Fasano, Nizet/Schena, 1985 [1844]. Désormais G.

assimilent un poète libertin comme Théophile de Viau au portrait du poète romantique (et, à travers l’homonymie, à l’auteur lui-même : pour le Théophile du XIXe siècle, la défense du Théophile du XVIIe est « une affaire de cœur et presque de famille3

Ibid., p. 112.

 »), le Don Juan de Baudelaire participe d’une dévalorisation du mythe où l’ironie permet une mise à distance de son objet4

À une même perspective ironique sur Don Juan appartiennent le Don Juan barbon de Gustave Le Vavasseur (Farces et moralités, Paris, Frères Lévy, 1848) et « L’école de Don Juan » de Louis Ménard (paru dans Le Corsaire-Satan du 13 février 1846 ; voir P. S. Hambly et R. H. Lloyd, « Quelques poèmes oubliés de Louis Ménard », Bulletin des études parnassiennes, vol. IV, décembre 1982, p. 5-16).

, en ouvrant ainsi à la modernité poétique. Dans cette vibration à la lisière de l’auteur et de sa projection donjuanesque (projection imparfaite, identification boiteuse) résonnent finalement les premiers accords de celle que la critique, en parlant des Fleurs, a appelée la « dépersonnalisation de la poésie moderne5

Il faudra toutefois nuancer la formule de Hugo Friedrich (Structures de la poésie moderne, trad. par Michel-François Demet, Paris, Denoël-Gonthier, 1976, p. 45) : si le Moi lyrique des Fleurs ne s’identifie pas in toto à l’auteur empirique, il n’est pas non plus une pure fiction. Les ébauches de préface, mais surtout la réaction au procès de 1857, témoignent de la gêne baudelairienne à l’égard de cette position mitoyenne.

 ».

« Après la bataille »

Les années de rédaction du « Don Juan aux enfers » (1843-1846) se caractérisent par une relecture de l’expérience romantique, tantôt engendrant une nouvelle sensibilité (les parnassiens), tantôt aboutissant à la palinodie critique ou au silence poétique (Sainte-Beuve, Hugo). C’est à l’école du désenchantement, comme l’a appelée Paul Bénichou6

Paul Bénichou, « L’école du désenchantement », dans Romantismes français, vol. II, Paris, Quarto Gallimard, 2004 [1992], p. 1475 et suiv.

, qu’étudie la génération de Baudelaire. Sainte-Beuve, en recueillant son œuvre poétique en 1840, semble faire état d’une impasse générationnelle lorsqu’il avoue : « Je n’aurais […] rien de nouveau, je le sens, à présenter au public, et je ne pourrais que multiplier des variantes fastidieuses des mêmes essais7

Charles-Augustin Sainte-Beuve, préface aux Poésies complètes. Joseph Delorme. Les consolations. Pensées d’août, Paris, Charpentier, 1840, p. 1-2.

 » (ce que Lamartine faisait à la même époque, en essayant de reverdir son statut de maître du romantisme avec les Recueillements poétiques de 1839). Quant à Hugo, son silence poétique se trouve singulièrement amplifié par l’échec des Burgraves en 1843. L’illusion d’une coterie littéraire qui prolongerait le souvenir de 1830, «  temps heureux où les littérateurs étaient, les uns pour les autres, une société que les survivants regrettent et dont il ne trouveront plus l’analogue8

Charles Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Victor Hugo », dans Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, 2 vol., Paris, Gallimard, 1976 p. 131. Désormais OC.

 », se heurte à une époque de piètre imitation : les années 1840, où « la mort du romantisme excite les imitateurs de poésie romantique9

Graham Robb, La poésie de Baudelaire et la poésie française. 1838-1852, Paris, Aubier, 1993, p. 46.

 ». Tandis que le critique d’art pose les fondations de sa réflexion esthétique (dans les Salons de 1845-1846) et que le journaliste affiche une posture désabusée face aux rouages du marché littéraire (par exemple dans les Conseils aux jeunes littérateurs), le jeune poète cherche sa manière. La parcimonie avec laquelle Baudelaire publie ses poèmes10

Quatre à peine entre 1845 et 1850 : « À une Créole » (« À une dame créole », L’artiste, 25 mai 1845) ; « L’impénitent » (« Don Juan aux enfers », L’artiste, 6 septembre 1846) ; « À une Indienne » (« À une Malabraise », L’artiste, 13 décembre 1846) et « Les chats » (Le corsaire, 14 novembre 1847 ; Le voleur, 10 décembre 1847 ; Revue de Belgique, novembre 1848). Attitude d’autant plus singulière si l’on considère que, selon des amis du poète (Prarond, Asselineau, Champfleury), bien des Fleurs de 1857 ont déjà été composées dans la première partie de la décennie.

témoigne certes d’une difficulté que le « Don Juan aux enfers », de son côté, se charge de thématiser.

Silence de Don Juan, silence de Baudelaire

La scène que le poème raconte est connue : dans un décor représentant l’enfer et campé d’après Dante et Delacroix11

Henri David, à qui revient le mérite d’avoir démêlé la question des sources du poème (« Sur le “Don Juan aux enfers” de Charles Baudelaire », Revue d’histoire littéraire de la France, janvier-mars 1937, p. 65-76), signale l’importance du tableau de Delacroix La barque de Dante (de même que du Naufrage de Don Juan et d’une lithographie perdue de Simon Guérin représentant Don Juan aux enfers).

, la barque de Charon sillonne l’Achéron, transportant Don Juan à sa damnation. Au cœur de cette représentation, le silence du héros s’avère d’autant plus éclatant que les personnages autour de lui exploitent à fond la palette des registres poétiques : comique pour Sganarelle qui « en riant lui réclamait ses gages » ; tragique pour Don Luis qui « avec un doigt tremblant / Montrait à tous les morts errant sur les rivages / Le fils audacieux qui railla son front blanc » ; élégiaque pour « la chaste et maigre Elvire », fantôme hoffmanien qui « semblait lui réclamer un suprême sourire / Où brillât la douceur de son premier serment »12

« Don Juan aux enfers », OC, vol. I, p. 20.

. L’un des traits de la modernité de la posture auctoriale des Fleurs consistera précisément en la capacité d’exploiter tous ces registres sans renoncer au pastiche, mais tout en produisant une œuvre d’une remarquable cohérence esthétique, où l’élément bouffon coexiste avec le drame du poète aliéné au sein de la société moderne et avec un sincère regret du passé. Le « Don Juan aux enfers » représente une étape précoce de ce parcours poétique et biographique – pour Baudelaire, poète unius libri, cela revient au même. Sous le silence du héros perce celui du jeune poète : son premier recueil, Les lesbiennes, annoncé à six reprises entre octobre 1845 et janvier 1847, ne paraîtra finalement jamais. La difficulté de l’élève amplifie le silence des maîtres, les poètes de la génération précédente : ainsi le Don Juan baudelairien contemple la trace d’une barque (la « nacelle de mon génie » dantesque13

Dante Alighieri, La divine comédie. Le purgatoire trad. par Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1988, p. 19.

 ?) qu’un inconnu, plus menaçant, plus taciturne, conduit. Si l’on admet avec Pierre Loubier que le Don Juan baudelairien représente « la figure de l’artiste en quête d’absolu, en butte au réel14

« Baudelaire Charles (1821-1867) », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire de Don Juan, Paris, Laffont, 1999, p. 76.

 », son épée métaphorisant l’écriture elle-même, « souvent conçue chez Baudelaire comme un duel avec le réel, une “fantasque escrime”15

Ibid. Pour la « fantasque escrime », voir « Le soleil », OC, vol. I, p. 83.

 », l’on reconnaîtra dans le silence du héros, appuyé sur sa rapière comme sur une béquille, non une marque de titanisme mais l’avatar prématuré d’une impuissance poétique que plusieurs poèmes des Fleurs thématiseront par la suite.

Premier intertexte gautierien : Don Juan entre héroïsme et ironie

Afin de saisir la portée du silence du Don Juan baudelairien, il suffira de le rapprocher de la faconde remarquable que Gautier avait prêtée à sa réécriture de Don Juan dans La comédie de la mort16

« Don Juan », La comédie de la mort, éd. par Michel Brix, Paris, Bartillat, 2004 [1838], p. 168.

 : surgissant de son tombeau à la manière d’un damné dantesque, celui-ci se produisait dans une longue recusatio de ses mœurs libertines. Baudelaire avait déjà stigmatisé cet avatar du mythe dans le Choix de maximes consolantes sur l’amour17

Paru dans Le Corsaire-Satan du 3 mars 1846 : « Bien qu’il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l’illustre don Juan qui ne fut d’abord, selon Molière, qu’un rude coquin, bien stylé et affilié à l’amour, au crime et aux arguties ; – puis est devenu, grâce à MM. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n’est plus qu’un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d’une honnête femme bien éprise de son mari » (OC, vol. I, p. 546).

 : dans son poème, il rabâche plus subtilement une même condamnation, à travers le silence acharné de son héros. Le rapport de Baudelaire à Gautier se précise au fils des années. Dans un article de 1859, Baudelaire reconnaîtra le rôle nourricier de l’auteur de Mademoiselle de Maupin pour l’esthétique de sa génération, mais au début des années 1840, le statut de persona grata de la Monarchie de Juillet et son travail de feuilletoniste à La presse font de Gautier l’une des cibles privilégiées des jeunes auteurs. Le silence du Don Juan baudelairien affiche de ce point de vue le refus hautain d’occuper cette place à laquelle la société bourgeoise et la pratique littéraire d’un Gautier avaient relégué l’écrivain : la place d’un producteur parmi d’autres, et dont le travail était soumis aux mêmes lois du marché18

Le rapport de Baudelaire aux bourgeois s’avère toutefois plus nuancé à cette époque. Voir Anne Becq, « Baudelaire et “ l’Amour de l’Art ” : La dédicace “ aux bourgeois ” du Salon de 1846 », Romantisme, vol. 7, 1977, p. 71-78.

.

Mais s’il y a de l’héroïsme dans le « Don Juan aux enfers », il est de la même nature que celui de « L’albatros » ou du « Cygne » : la grandeur des exilés qui traînent gauchement avec eux les vestiges d’une autre dimension. Les « grandes ailes blanches » semblables à des avirons19

« L’albatros », OC, vol. I, p. 9.

ou le « blanc plumage » sur le sol raboteux20

« Le cygne », OC, vol. I, p. 86.

trouvent ici leur pendant dans la rapière rengainée du héros, signe d’une parole à double tranchant, d’une obstination qui s’avère constat d’impuissance (les dictionnaires de l’époque attestent d’ailleurs une tournure comique du mot21

Ainsi Charles Nodier : « RAPIÈRE, s.f. vieille et longue épée – Il se dit en plaisantant d’une épée, pour jeter du ridicule sur celui qui la porte » (Dictionnaire universel de la langue française, rédigé d’après le Dictionnaire de l’Académie, et ceux de Laveux, Gattel, Boiste, Mayeux, Wailly, Cormon, etc., vol. II, Paris, Belin-Mandar, 1835, p. 370). Le Dictionnaire de l’Académie française (sixième édition, 1835), corrobore cette tournure à l’aide d’un exemple : « C’est un traîneur de rapière » (p. 355).

). Cette combinaison d’héroïsme et de comique involontaire semble annoncer la réflexion baudelairienne sur le rire22

« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », paru en juillet 1855 dans Le portefeuille et ensuite, remanié, en septembre 1857 dans Le présent. Cette étude représente l’aboutissement d’une longue réflexion ; Claude Pichois date justement de 1842-1847 une première version (« La date de l’essai de Baudelaire sur le rire et les caricaturistes », dans Baudelaire. Études et témoignages, Neuchâtel, À la Baconnière, 1967, p. 80-94).

. Attitude satanique en ce qu’elle représente chez l’homme l’idée de sa propre supériorité, le rire est un signe de sa duplicité irréductible : « comme le rire est essentiellement humain, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie23

« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », OC, vol. II, p. 532.

 ». Dans le « Don Juan aux enfers », ces deux représentations simultanées sont objectivées par le couple Don Juan-Sganarelle : Baudelaire, qui s’était complu dans le silence héroïque du premier, se représente en même temps sous les traits du deuxième, mais par réaction, comme s’il s’efforçait par son rictus de conjurer le danger d’une identification « romantique » à son héros. Sganarelle cache aussi Baudelaire en ce qu’il peut représenter un reflet primordial du principe de subjectivation dont a parlé Alain Vaillant : « Dans le cas d’un rire artistiquement concerté […] l’œuvre comique enclenche un processus qui conduit […] à s’imaginer le rieur derrière la performance ou le texte24

Baudelaire poète comique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 145.

 ». Une telle mise à distance se double d’un discours politique : dans le ricanement de Sganarelle est présent, in nuce, la virulence avec laquelle le domestique de La fin de Don Juan (projet d’opéra-comique remontant à 1852-185325

OC, vol. I, p. 627-628.

) soutiendra sa morale bourgeoise contre un Don Juan symbolisant pleinement la déchéance politique de l’aristocratie autant que la fin d’une noblesse « de plume ».

Marque d’héroïsme et maladresse, le silence du « Don Juan aux enfers » représente alors une condamnation, mais aussi un legs : le silence d’un aristocrate de la poésie au milieu d’une décennie marquée par une démocratisation de la littérature. Par rapport à Gautier, dépositaire d’un même legs romantique mais ayant accepté avec désinvolture les règles de la littérature industrielle, la position de Baudelaire demeure équivoque, même s’il est « condamné » au travail tout comme l’auteur de La comédie de la mort, ni l’un ni l’autre n’étant nobles (ce qui marque une différence cruciale entre eux et les poètes du premier romantisme). Face au Don Juan de Gautier, grimé afin de masquer une décadence physique préalable au reniement du libertinage26

Il faut rappeler que les contemporains déjà voyaient dans La comédie de la mort le triomphe du « style de décadence », libre enfin de s’épancher en dehors des bornes du romantisme. Voir Aurélia Cervoni, « Le style de décadence ». Polémiques autour de Baudelaire et Gautier », L’année Baudelaire, vol. 15, 2012, p. 25-42.

, le « Don Juan aux enfers », dans son silence insensible aux blâmes comme aux ricanements, sublime l’héritage romantique tandis qu’il le met à distance. C’est par cette sublimation que l’auteur conjure le risque d’un ersatz tardif de romantisme, et cela précisément à la même époque où Les grotesques de Gautier semblent en ranimer la flamme.

Deuxième intertexte gautierien : Grotesque Don Juan

En 1844, Gautier réunit sous le titre de Grotesques neuf articles sur la littérature du XVIIe siècle parus dix ans auparavant. Au sein d’une polémique qui oppose romantiques et Académie, Gautier joue son ultra du Petit-Cénacle en choisissant un lot de poètes « mineurs » du XVIIe siècle (hormis Villon), dont il fait autant de signes avant-coureurs du romantisme. Parmi ces poètes, Théophile de Viau se taille la part du lion : contemporain du Don Juan représenté en « raffiné du temps de Louis treize27

Théophile Gautier, La comédie de la mort, p. 166.

 » de la Comédie de la mort, il sort de son décor XVIIe siècle et dessine le chromo du poète romantique. Le procédé n’était pas nouveau : Sainte-Beuve lui-même avait utilisé, bien qu’avec plus de précautions, un même schéma critique de rapprochement transhistorique lors de son Tableau historique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle de 1828. Mais en 1844, le critique passe à l’attaque avec une virulence visant non seulement le « chaos littéraire » de l’époque de Louis XIII, mais surtout la posture gautierienne (en laquelle il conjure en quelque sorte ses défauts28

Dans la préface à l’édition Charpentier de 1843 du Tableau historique, Sainte-Beuve avoue : « Jeune et confiant toutefois, j’y [dans l’édition de 1828] multipliais les rapprochements avec le temps présent, avec des noms aimés, avec tout cet âge d’abord si fervent de nos espérances. […] La poésie française du XIXe siècle et celle du XVIe ont peut-être en cela un rapport de plus pour la destinée : l’espérance y domine ; il y eut plus de fleur que de moisson » (dédicace « À M. Dubois », Tableau historique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle, Paris, Charpentier, 1843, p. 2).

) et aussi ce romantisme dont Les grotesques ne ramenaient au lecteur, dix ans après, qu’une image fardée. Théophile de Viau est la cible privilégiée de la critique beuvienne. Sa glorification par Gautier agace l’auteur des Lundis, qui tranche la question : « Jugeant donc Théophile, non pour ce qu’il aurait pu être en d’autres temps, mais pour ce qu’il a été du sien, ma conclusion serait qu’il n’offre aucune de ces qualités fermes et déclarées, même dans leur incomplet, qui sont l’attribut des maîtres29

« Théophile Gautier (Les grotesques) », article paru dans La revue de Paris du 31 octobre 1844 ; recueilli dans Portraits contemporains, éd. par Michel Brix, Paris, Presses universitaires Paris Sorbonne, 2008, p. 1543. Désormais PC.

 ».

L’exhumation de Théophile de Viau participe au cours des années 1830 d’une polémique anticlassique. Plus que l’inspiration parfois maladroite mais toujours puissante (la « sauvagerie » poétique), ce sont les difficultés existentielles du poète qui priment : « L’âge romantique fait du motif de la victime un élément dominant de la lecture de l’œuvre », a écrit à ce propos Melaine Folliard30

Le bruit du monde. Théophile de Viau au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 41.

. La vie empiète sur l’écriture, au point de rendre l’auteur du Parnasse satyrique un être de papier31

Par exemple chez Paul Lacroix (Le maréchal d’Ancre, pièce donnée en 1828, publiée ensuite entre 1834 et 1839 dans Le magasin théâtral) ou Anaïs de Bazin (La cour de Marie de Médicis, Mesnier, 1830).

. Dans Les grotesques, Théophile de Viau participe d’un triptyque libertin (avec Saint-Amant et Cyrano) dans lequel Gautier crayonne, avec une verve romanesque, son idée du type du « raffiné du temps de Louis treize ». Fils d’un siècle « [a]dmirable jusque dans ses turpitudes32

« Théophile de Viau », G, p. 133.

 », querelleur, bretteur (« armé […] d’une rapière aussi longue qu’un jour sans pain33

« Cyrano de Bergerac », op. cit., p. 242.

 »), aimant les « débauches effrénées34

« Théophile de Viau », op. cit., p. 133.

 » (mais « ivrogne à la manière d’Hoffmann, un buveur poétique qui entend l’orgie à merveille35

« Saint-Amant », op. cit., p. 202-203.

 »), professant un libertinage érudit (« il était déjà à la mode et du bel air d’afficher de l’impiété et de faire l’esprit fort36

« Cyrano de Bergerac », op. cit., p. 236.

 ») et, quant à la poésie, pourvu d’une fécondité qui côtoie la négligence (si Théophile est doué d’« une excessive facilité, dont il abusait37

« Théophile de Viau », op. cit., p. 119

 », de Saint-Amant, Gautier dit qu’il est « un grand poète, d’un magnifique mauvais goût, et d’une verve chaude et luxuriante qui cache beaucoup de diamants dans son fumier38

Ibid., p. 161.

 »). Ce n’est finalement ni plus ni moins que le type du libertin de mœurs à la base du Don Juan de Molière, mais rehaussé par Gautier à une dimension surhumaine (« je ne vous laisserai aucun repos que vous n’ayez ployé le genou devant mon idole. – Je suis très tolérant pour toute religion quelconque, mais je suis très fanatique et très intolérant à l’endroit de Théophile, et si vous n’y croyez pas comme moi, je ne vois point de salut pour vous39

Ibid., p. 112.

 »). Il y en a assez pour invoquer un « Châtiment de l’orgueil » – pièce qui, venant après « Don Juan aux enfers » dans Les fleurs du mal, en constitue le pendant.

Dans Les grotesques, et plus précisément dans le cas de Théophile de Viau, Gautier exploite avec finesse tous les ressorts d’une identification historique et personnelle à travers l’équivoque de l’homonymie. Il faut croire que le jeune Baudelaire, qui à la même époque réfléchit sur la question d’un dépassement de cette posture poétique et regarde avec ironie (c’est-à-dire à distance) l’épigone du romantisme qu’il aurait été, penche plutôt du côté de Sainte-Beuve, et joue son « vieux constituant de 89 » face au « jeune girondin »40

« Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1533.

Gautier. Ce paradoxe biographique et historique d’un jeune poète regrettant un passé qu’il n’a jamais vécu et penché en même temps sur une modernité qu’il ne sait pas (encore) raconter, se trouve thématisé dans le « Don Juan aux enfers » par un héros sans âge : ni vieux comme celui de Gautier, ni jeune comme celui de Molière ou de Byron (ou alors les deux à la fois), il contemple muet le sillage de la barque, comme s’il avait « plus de souvenir que s’[il] avait mille ans41

« Spleen », OC, vol. I, p. 73.

 ».

L’intérêt baudelairien pour Théophile sera l’affaire des années 1860, lorsqu’il songera à ajouter à Mon cœur mis à nu un sonnet tiré du Parnasse satyrique que Poulet-Malassis venait de rééditer42

« Je songeais cette nuit que Philis revenue » (« Mon cœur mis à nu », XLVIII, OC, vol. I, p. 707-708). Mais s’il se souvient presque par cœur du poème, Baudelaire a oublié l’auteur : il le demande alors à Sainte-Beuve, qui l’ignore également (voir C, vol. II, p. 563-564).

 ; dans une lettre à celui-ci en 1865, Sainte-Beuve essaiera même une comparaison entre le malheureux amant de Phylis et l’auteur des Fleurs du mal : « Vous avez, mon cher ami, le bannissement de Théophile. Baudelaire a eu aussi son éclaboussure43

Charles-Augustin Sainte-Beuve, Correspondance générale. Vol. XIV – 1865, éd. par Jean Bonnerot, Paris, Privat-Didier, 1964, p. 377.

 ». Mais au milieu des années 1840, les deux ne partagent tout au mieux qu’une infection vénérienne, celle qui avait inspiré au sieur Théophile son célèbre sonnet « Phylis, tout est foutu, je meurs de la vérole !44

Le Parnasse des poètes satyriques ou dernier recueil des vers piquants & gaillards de notre temps, éd. par Georges Bourgueil, Paris, Passage du Nord/Ouest, 2002 [1622], p. 15.

 » et qui devait conduire Baudelaire au silence et à la mort. Il faut croire que le Théophile porte-parole du romantisme peint par Gautier et éreinté par Sainte-Beuve (qui, quant à lui, avait tué son poète romantique dans le Joseph Delorme, au grand danger même d’en finir avec la poésie) ne devait pas charmer Baudelaire. Sainte-Beuve, dans sa critique des Grotesques de 1844, pointe infailliblement ces défauts susceptibles de déplaire au jeune poète : le manque d’Hygiène dans le travail poétique renoue avec un type de poète romantique au style coulant que Baudelaire méprisera tout au long de sa vie. L’importance de Sainte-Beuve dans l’apprentissage du jeune poète ne saurait être sous-estimée : c’est justement vers 1844-1845 que les critiques situent cette épître en vers où Baudelaire débite à l’aîné la naissance de sa sensibilité poétique (« Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances45

OC, vol. I, p. 207. Jérôme Thélot (Baudelaire. Violence et poésie, Paris, Gallimard, 1993, p. 289-332) a bien élucidé l’importance de cette épître, où le poète sous-entendrait « son doute, son impossibilité de se justifier son ambition, de coïncider avec lui-même, son soupçon sur la littérature, sa nostalgie déjà d’un autre destin, sa mélancolie qui l’enchante et l’accable » (p. 332).

 » lui dit-il). Le défaut majeur de Théophile, aux yeux de Sainte-Beuve, réside dans l’incapacité de reconnaître son propre retard par rapport à Ronsard et à la floraison lyrique de la deuxième moitié du XVIe siècle : « Le malheur de Théophile, comme poète, est d’être tombé dans un moment de transition, sans avoir su s’en rendre compte, et de n’y avoir vu qu’une occasion de licence.46

« Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1541.

 » Sans forcer le parallélisme, une même préoccupation affecte le jeune Baudelaire au cours des années 1840 : la nécessité de définir sa spécificité au sein d’une époque d’imitateurs. Sainte-Beuve, de son côté, prêchait le calme : « Par malheur, il est trop vrai que, de nos jours, plus d’un jeune auteur s’est accoutumé à tout mettre dans la chaleur du sang et dans la fougue du désir […]. À l’âge où le génie doit être dans toute sa force et fructifier dans sa maturité, ils ont déjà comme épuisé la nature47

Ibid., p. 1544.

 ».

C’est alors pour exorciser ce silence que le jeune Baudelaire choisit de le représenter, en le thématisant par le biais d’un mythe où le poète romantique et le romantique ad honorem Théophile de Viau se superposent. Car sous le « Don Juan aux enfers » semble percer le Théophile qu’esquisse Gautier en confectionnant savamment, dans Les grotesques, l’ode XIV48

« Sur une tempeste qui s’esleva comme il estoit prest de s’embarquer pour aller en Angleterre » (Théophile de Viau, Œuvres Complètes, vol. I, éd. par Guido Saba, Paris/Rome, Nizet/Edizioni dell’Ateneo, 1984, p. 267-272). Les citations théophiliennes qui suivent sont tirées de l’article de Gautier (G, p. 123-125).

. Le poète libertin, bravant la tempête qui l’empêche de partir pour l’exil, s’y trouve représenté sur un décor réduit à une bichromie obscur/clair (« l’orage qui gronde », « la cholère des airs » s’opposant aux « rochers blanchissans, / Du choc des vagues gémissans ») ; il n’affiche aucune crainte de la mort (« fut-ce l’heure de ma mort / Je suis prest à quitter le port / En dépit du ciel et de l’onde ») et blasphème le dieu de la mer, faible paravent mythologique au Dieu insensible des libertins (« Mais à quoi sert de te parler, / Esclave du vent et de l’air, / Monstre confus qui de nature, / Vuide de rage et de pitié, / Ne monstre que par adventure / Ta hayne ni ton amitié ? »). Sans forcer la comparaison, l’on remarquera que le Don Juan baudelairien se taille sur un décor qui n’est pas sans rappeler ces quelques stances théophiliennes relatées par Gautier : la bichromie se trouve à peine suggérée chez Baudelaire par les « seins pendants », les « robes ouvertes » et le « front blanc »49

OC, vol. I, p. 20.

de Don Luis qui se découpent sur un fond noir à la manière de Delacroix ou des gravures de Rembrandt. L’attitude du « calme héros », de même, n’est pas sans rappeler le défi que Théophile lance à Dieu, à la nature (transfigurée dans l’ode en question en véritable miroir romantique des tempêtes intérieures) et à un nocher qui se tient, ici comme là, muet et impénétrable, comme s’il était tissé d’une même matière infernale (« Nochers qui par un longue usage / Voyez les vagues sans effroi, / Et qui connoissez mieux que moi / Leur bon et leur mauvais visage, »). Le Dernier chant du pèlerinage d’Harold de Lamartine représente selon la critique une source de cette attitude héroïque50

Henri David, loc. cit., p. 73 ; repris par Claude Pichois et Jacques Dupont (L’atelier de Baudelaire : « Les fleurs du mal ». Édition diplomatique, vol. I, Paris, Champion, 2005, p. 188) qui y ajoutent un passage de Albertus de Gautier.

 ; la mise à distance baudelairienne apparaît alors d’autant plus intéressante, si l’on considère que ce même Lamartine tiendra chez lui le rôle de poète « mou » et manquant de maîtrise poétique51

« Il n’ont [Lamartine et Musset] pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d’eux-mêmes » (« Études sur Poe », OC, vol. II, p. 274).

. Sainte-Beuve avait condamné chez Théophile de Viau une même négligence : « La règle me déplaît, j’écris confusément : / Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément…52

« Théophile Gautier (Les grotesques) », PC, p. 1542.

 ».

En multipliant ses sources, la réécriture baudelairienne semble alors duper le lecteur, ou alors agir tel un leurre afin de mieux dénicher l’« hypocrite lecteur53

« Au lecteur », OC, vol. I, p. 6.

 » en quête de romantisme(s). Nostalgique d’un âge d’or, mais conscient du fait que l’époque moderne nécessite d’une voix nouvelle54

La conclusion du Salon de 1845 témoigne déjà de cette idée fixe : « Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies » (OC, vol. II, p. 407).

, Baudelaire thématise cette lacération par le biais d’une posture intenable, celle du « Don Juan aux enfers » : au poète de la conjurer à travers une représentation jouée à la lisière entre héroïsme et ironie, entre littérature et critique. Par-delà les Gautier, les Lamartine et les Théophile, la cible visée dans « Don Juan aux enfers » est finalement le poète lui-même – voire mieux : un jeune poète romantique-à-venir qui n’existera jamais, et dont le visage possède les traits flous du portrait de Baudelaire peint par Émile Deroy, que la critique a défini comme satanique55

Le mot est d’Adolphe Beschot (cité par Jean Ziegler, « Émile Deroy (1820-1846) et l’esthétique de Baudelaire », Gazette des beaux-arts, 6e période – vol. LXXXVII, mai-juin 1976, p. 158).

. C’est toute une sensibilité poétique que Charon transporte sur sa barque, dissimulée sous les traits d’un héros qui, si hautain qu’il soit, regarde derrière lui ; et c’est en définitive tout de même le Don Juan que Baudelaire aurait voulu être – le silence ne cautionnant alors en dernière analyse qu’une pietas que seul aurait pu montrer un fils rebelle, mais non pour cela moins reconnaissant, de la grande saison romantique.


Pour citer cette page

Massimiliano Aravecchia, « Le « Don Juan aux enfers » de Baudelaire entre Théophile et Théophile » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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