Martine Lavaud
Paris IV – Sorbonne
Martine Lavaud est maître de conférences à l’Université Paris IV Sorbonne. Spécialiste de Théophile Gautier, des rapports entre littérature et médias, sciences et photographie, elle a dirigé un volume, La pierre et la plume. L’écrivain et le modèle archéologique au XIXe siècle (Y. B. éditions, 2007), codirigé un dossier sur Le portrait photographique d’écrivain (revue en ligne Contextes, no 14, 2014), et proposé une édition de Théophile Gautier, Fortunio. Partie carrée. Spirite (Gallimard, coll. « Folio Classique », 2011).
Quoique Baudelaire en eût pu penser, les rapports entre Don Juan et la photographie sont pétris d’affinités, tant le mythique séducteur se prête à la médiatisation, et semble participer à ce qui préfigure la société de consommation et le rapport compulsif de la modernité aux images. Il est probable qu’un tel mythe ne pouvait ainsi éclore que dans une société de la transition culturelle dont le clair-obscur caractérise aussi, selon Baudelaire, l’émergence des « dandys ». C’est bien ce dont Les amours de Don Juan (1898), nourris par le succès de deux chanteuses fétiches, Lise Fleuron et Amélie Diéterle, se sont spontanément emparés, sans pour autant renier l’héritage historique d’un mythe que sa médiatisation a pu, cependant, vulgariser, et faire chavirer du côté de la stéréotypie.
Whether or not Baudelaire would agree, the aristocratic Don Juan is photogenic and mediatized. The passage from the singularity of the painted portrait to the multiplicity of images in the age of Nadar signals the end of pictorial monotheism and marks the beginning of what one may call photographic polygamy. One painted portrait of Dom Juan and many photographic ones exist. The age of Nadar signals the end of pictorial monotheism and marks the beginning of what one may call photographic polygamy. How does the twentieth century, inventor of modernity and creator of the « dandy » who, as Baudelaire explains, kills aristocracy and promotes bourgeoisie, transform the myth of Don Juan ? This article shows how the new technology of photography gives rise to an astonishing art form that combines modernity and tradition : the photo-romance, well illustrated by Les Amours de Don Juan (1898). Lise Fleuron and Amélie Diéterle, two famous singers of the time, update the (glorious) myth of Dom Juan by inventing a new aesthetics for it while at the same time maintaining its historical significance.
Le photographe s’est peu à peu recroquevillé sous le poids des ans Mains usées d’avoir tant manié l’objectif Objectif usé d’avoir tant mémorisé de farces De farces au goût de tragédies… Il est mort le photographe Et dans son regard immobile, le visage de Don Juan fixé pour l’éternité…1
Edith Habersaat, Turbulences. Récit, Lausanne, L’Age d’homme, 1986, p. 174.
Dans le Dom Juan de Molière, « l’épouseur à toutes mains2 Molière, « Dom Juan. Acte I, scène 2 », Théâtre complet, vol. III, éd. par Pierre Malandain, Paris, Imprimerie nationale, 1997, p. 19.
Don Juan au fond, qui souhaiterait d’autres mondes pour y étendre ses conquêtes, est un être potentiellement médiatique : sa logique propre, en tant que mythe et en tant que séducteur, est celle de l’expansion. Transporté deux ou trois siècles plus tard, on l’imagine dandy3 Voir Marie-Christine Natta, « Dandysme et donjuanisme », dans Pierre Brunel, Dictionnaire de Don Juan, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 245-249.
Comme le Pierrot photographe de Nadar (1854), que la photographie capture tandis que Deburau la représente du même coup, Don Juan est également un objet photographique. Photogénique, parisien, élégant et moderne, Don Juan devient un « dandy », avec tout ce que ce terme contient de tension entre superficialité et philosophie, sacrifice à la mode et vertige métaphysique de l’athéisme, élitisme et popularité. L’étude des rapports de Don Juan avec la photographie, abordée sous ces deux angles, analogique pour l’un (Don Juan semblable à la photographie), thématique pour l’autre (Don Juan photographié), permet ainsi d’éclairer la façon dont la vulgarisation médiatique s’empare de lui, et dans quelle mesure cette vulgarisation s’accorde avec le pronostic de Baudelaire selon lequel son mythe « vieillit, et vieillit mal4 Jean Massin, « Présentation », Don Juan. Mythe littéraire et musical, Bruxelles, Éditions Complexe, 1993, p. 68.
Affinités photographiques : Don Juan et l’art sans surmoi
Comme Don Juan, le photographe est en quête des proies « qui peuvent frapper les yeux5 Molière, op. cit., p. 21.
Cette errance prédatrice du photographe n’est du reste pas sans lien avec la pratique du reportage, celle de Constantin Guys dont Nadar put dire : « il découvrit l’instantané avant nous6 Cité par Jean Prinet et Antoinette Dilasser dans Nadar, Paris, Armand Colin, 1966, p. 214.
Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire.7
Voir Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, vol. II, éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1976, p. 694.
Le mot est lâché : la modernité, plutôt que le « plaisir fugitif de la circonstance ». L’éternisation du transitoire, passion donjuanesque s’il en fut : bien qu’on puisse être tenté de voir en Don Juan celui par qui l’éternel chavire dans le transitoire, c’est bien l’inverse qui se produit, tant l’obsession de Don Juan consiste à maintenir l’intensité du premier élan en lui refusant la durée, et à faire de son errance la quête d’une réalité supérieure et poétique.
Parmi toutes les catégories immortalisées par Guys et dont Baudelaire opère la transposition descriptive dans son discours critique, celle des dandys se distingue, parce qu’elle fournit à Constantin Guys non seulement un objet de représentation, mais aussi une famille d’esprit. Or dans le « Choix de maximes consolantes sur l’amour » (paru dans le Corsaire-Satan du 3 mars 1846), le lien entre le dandy et Don Juan est clairement établi, puisque le séducteur, revu et corrigé par Musset et Gautier, y apparaît comme un « flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux », et qui « finalement n’est plus qu’un vieux dandy, éreinté de tous ses voyages »8 Voir Charles Baudelaire, « Choix de maximes consolantes sur l’amour », Œuvres complètes, vol. I, op. cit., 1975, p. 551.
Car il existe un vrai dandy, proche du type authentique du Don Juan dont il partage la distinction de caste : le dandy peut être conçu en effet comme un Don Juan apparaissant « aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie9 Voir Jean Massin, « Présentation », op. cit., p. 711. Charles Baudelaire, « Le rêve d’un curieux », Œuvres complètes, vol. I, op. cit., p. 128.
Le chaînon manquant qui, dans la pensée de Baudelaire, empêche de relier Don Juan au photographe via la figure du dandy, est donc d’ordre sociologique. Car si, comme Baudelaire, on considère la photographie comme l’apanage des démocraties marquant le triomphe de la « future bourgeoisie qui va bientôt remplacer la noblesse tombante11 Charles Baudelaire, « La fin de Don Juan », Œuvres complètes, vol. I, op. cit., p. 627. Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », Œuvres complètes, vol. II, op. cit., 1976. Voir Jérôme Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, 2003, en particulier les p. 40-52 du chapitre II.
Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! » — J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse ; Tout mon cœur s’arrachait au monde familier. J’étais comme l’enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle… Enfin la vérité froide se révéla : J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. — Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore.14
Charles Baudelaire, « Le rêve d’un curieux », op. cit., p. 128.
Si cette superposition allégorique ne se donne pas, bien entendu, comme une réécriture du mythe de Don Juan, elle en exploite spontanément trois données constitutives, à savoir l’érotisme, la mort, et le théâtre suggéré par la métonymie du rideau. Dans le même temps, elle les associe à la photographie et en propose une déclinaison « dévaluée », comme si le poème racontait, à travers le passage décevant au réel, l’« apocalypse » d’une mythologie de l’érotisme, de la mort, et de la photographie conçue comme une théâtralisation au rabais, voire comme l’inversion de la magnification dramatique en obscénité décevante. Le sujet n’est pas confronté à une nouvelle statue du Commandeur qui l’emporterait dans les abîmes sublimes de l’enfer chrétien et lui imposerait sa sanction, mais à une « mort sans surprise », mesquine et certainement pas eschatologique : l’image que la photographie dévoile est bien plate et vulgaire. De sorte que le faisceau allégorique du poème porté par la voix sans foyer précis du locuteur, poète et lecteur unis dans la commune expérience de la démythification, fonctionne comme une dénonciation serrée d’un réel « ignoble », avili par le consumérisme moderne de l’industrie photographique, et en cela déclassé dans le monde bourgeois.
Dès lors que paraît le photographe, il semble qu’on passe au régime de la collection, de la compulsion, toutes propriétés que le mythe de Don Juan a en partage, comme si la double problématique du désir et du vieillissement se trouvait déclinée selon de nouvelles modalités liées à l’essor de l’industrie et de la technique contemporaines, à ce qui, en somme, annonce la société de consommation. Dès lors que le lendemain de la possession de l’image photographique s’avère décevant, et l’intérêt épuisé, il n’y a plus qu’à recommencer, indéfiniment.
Du portrait peint à la photographie, il existe ainsi, sur le plan de l’analogie iconographique, toute la différence qui sépare l’érotisme de la pornographie. L’aristocratie picturale a laissé place à la bourgeoisie photographique, la suggestion à l’obscénité, le libertin esthète au consommateur compulsif. Au siècle suivant, Denis Roche redira cette assimilation de la mécanique photographique à la mécanique sexuelle :
La sexualité joue constamment sur la frustration. Ce qui est le comble du malheur dans le rapport sexuel, c’est qu’il se termine et qu’il faut penser à la fois suivante. La photographie marche vraiment comme cela : plus on fait de photos, plus on s’aperçoit qu’il faut déclencher rapidement, successivement. Au contraire du film, nettement moins « abyssal ».15
Denis Roche, « Entretien avec Gilles Delavaud », La disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, Paris, Éditions de l’Étoile, 1982, p. 71.
C’est précisément ce rapport itératif de la photographie à la saisie du réel qui la rattache à une modalité « mécaniste » du donjuanisme, tant on peut lire le Dom Juan de Molière comme une succession d’instantanés érotiques inaptes à maintenir le désir primordial voué, d’une part, à l’extinction et, d’autre part, à son transfert incessant de proie en proie16 Le même mécanisme quantitatif et compulsif présidera d’ailleurs aux Cent photographies choisies dans la série « Deux mille photographies du sexe d’une femme » d’Henri Maccherroni, introduction de Michel Camus (Paris, Images obliques, Borderie, 1978).
D’où ce paradoxe que recèle la critique baudelairienne sans le formuler ni en être clairement consciente : le rapport photographique au réel, instantané, prédateur et compulsif, tissé dans le filigrane de son discours, s’apparente fonctionnellement au donjuanisme, mais s’en distingue sociologiquement, si bien que Baudelaire, méfiant à l’égard du règne de la multitude, ne saurait consentir à la possibilité d’un Don Juan photographe, ni même photographié. Cette rencontre heureuse du dandysme, du donjuanisme et du photographe ne peut donc avoir lieu dans la pensée baudelairienne : il faut attendre la fin de siècle, puis le temps de Proust, et celui des Années folles pour la voir triompher, jusque dans l’invention de nouvelles représentations photographiques du mythe de Don Juan, et ce, notamment, dans le roman-photo. L’aristocrate courtisant Charlotte, voici venu le triomphe de la médiatisation.
Le roman-photo : le cas des Amours de Don Juan
Paul Edwards a consacré quelques pages à ce genre particulièrement développé par les éditeurs Offenstadt et Nilsson, entre 1897 et 190617 Voir Paul Edwards, « Le roman photo-illustré », Soleil noir. Photographie et littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 232-244. Le Mercure de France, janvier 1898, p. 115.
La même année paraît Les amours de Don Juan, par Clément Rochel et Edmond Lepelletier19 Clément Rochel et Edmond Lepelletier, Les amours de Don Juan. Roman inédit, Paris, Nilsson/Per Lamm (spécialistes du roman photo-illustré), 1898. Ce roman connaît probablement une dizaine d’éditions. Toutes les illustrations que nous reproduisons sont issues de notre exemplaire privé.
Dans ce livre des Amours de Don Juan, nous avons fait appel, pour l’illustration photographique, à Mme Lise Fleuron, exquise et charmante artiste dont tout Paris raffole en ce moment, et à Mlle Diéterle, dont la plastique et le talent sont applaudis chaque soir au théâtre des Variétés. Toutes deux ont bien voulu incarner les deux principaux personnages du roman : la première pour Dona Elvire, la seconde pour Dona Anna.20
Ibid., s. p.
Manifestement, l’insistance sur la performance quantitative de la photographie (cent clichés dans un seul livre de 229 pages) ne laisse pas de reproduire, analogiquement, l’efficacité sexuelle de Don Juan. La distribution des « acteurs » de ce roman-photo, tout en éludant le nom du Don Juan de service, dont on ignore quel acteur l’incarne photographiquement, place sur le devant de la scène Lise Fleuron, vedette de l’Alcazar et du café-concert des Ambassadeurs, et Amélie Diéterle, cantatrice célèbre des Variétés. Un tel choix permet de raccorder un monument littéraire du Grand Siècle au monde du théâtre contemporain, non celui des grands genres, mais celui du café-concert et de l’opérette, points de contact de l’élite avec une « canaille » demi-mondaine. Le roman-photo en vient ainsi à cultiver un continuum social justifié par une pulsion anthropologique de type érotique. Pour autant, sa cible n’est pas populaire. Plus encore, le principe des Amours de Don Juan est bien celui d’un continuum universel, non seulement social, mais également esthétique et historique. Esthétiquement, par exemple, le théâtre trouve dans la photographie un faire-valoir annonciateur du cinématographe. Il se trouve enchâssé dans la construction tripartite du roman dont le préambule et le troisième chapitre de clôture, tous deux situés dans un Paris « fashionable », le premier étant celui de la Maison-Dorée, le dernier celui de la somptueuse salle de l’opéra, encadrent l’adaptation romanesque d’un spectacle dramatique : « Le rideau vient de tomber sur le dernier tableau de Don Juan, œuvre d’un jeune poète, où l’artiste a mis toute sa fougue, toute son exubérance.21 Ibid., p. 221. Jean-Claude Chirollet, Esthétique du photoroman, Paris, Edilig, 1983.
Historiquement, le roman-photo n’a de cesse de rappeler la généalogie d’un mythe éternel qu’il s’agit de situer dans un continuum temporel et culturel. Tout, structurellement, narrativement et symboliquement, y explicite la permanence du mythe. Dès le préambule, Jean Tenori, amphitryon de cette nuit « arrivé à Paris depuis quelques mois seulement », et ayant « débuté dans la haute vie par quelques scandales qui l’avaient fait admettre et classer d’emblée parmi les plus grands fêtards de la capitale », est présenté par ailleurs comme un « hispano-more » de 25 ans, « de fortune inévaluable, mais grande à coup sûr, dépensant largement en toute occasion », et « devenu tout à coup ce qu’en un autre temps on aurait appelé le “lion” du jour, grâce à divers duels heureux, à plusieurs femmes séduites, et à une bourse inépuisable dont les largesses seigneuriales étaient notoires »23 Clément Rochel et Edmond Lepelletier, op. cit., p. 6-7.
– Savez-vous ce que c’est que don Juan ?
– Parbleu ! répondit Gontran d’Harneuse, en bégayant, les yeux pleins du sommeil de l’ivresse. Don Juan ? Mozart, Molière, Chose, Machin, et coetera !24
Ibid., p. 8.
Et Roman de Ulloa, l’un des convives descendant du défunt Commandeur, de raconter toute l’histoire, évoquant Tirso de Molina, Juan d’Albarren et Juan de Manara, La conquête de la Nouvelle-Espagne, Juan Salazar, et le poète Antonio de Solis qui le changea en Juan de Salamanca… jusqu’à ce que Tenori lui demande : « l’as-tu suivi dans ses diverses transformations jusqu’à nos jours ?25 Ibid., p. 10-11.
Qui vous dit, incrédules, que don Juan soit mort ? ne le voyez-vous pas, ne le rencontrez vous pas chaque jour ? Cosmopolite, panchronique et protéiforme, il existe toujours et partout ! En tant que symbole, c’est l’audacieux heureux, le séducteur triomphant, qui se mue tour à tour en invincible capitaine, en bretteur intangible, en amoureux jamais éconduit, en ambitieux qui surmonte tous les obstacles […]26
Ibid.
De fait, le roman-photo reprend les éléments du drame de Molière en lui rendant Dona Anna, en insérant Zerline et travaille à restituer toutes les strates du mythe ainsi accumulées dans sa propre intrigue, comme pour mieux en présenter, le plus exhaustivement possible, toute la stratification historique, en proclamer l’éternité, et le lien avec le présent : ce faisant, et compte tenu de la relative érudition qui l’informe, il ne part pas en quête d’un lectorat populaire, mais bourgeois, sans que le lectorat aristocratique soit d’ailleurs exclu. Certes les mœurs ont évolué, mais ne compromettent pas la pérennité du mythe : « Il n’est plus besoin de conquérir les femmes par les duels, l’audace et l’amour. On les amène à don Juan à présent toutes seules, et il n’a que l’embarras du choix. Le désir s’est émoussé. Le plaisir est moins grand, dans cette métamorphose imprévue… Et, cependant, le caractère du héros s’en trouve exalté, plus puissant […]27 Ibid., p. 221. Ibid., p. 222. Ibid., p. 225.
Ce qui est intéressant, dans ce roman-photo, c’est l’improbable association de la culture (la généalogie littéraire de Don Juan y est exposée avec science), de la mode et du demi-monde contemporains, de leurs célébrités, du passé, du présent, du libertinage et de la dévotion (Don Juan repenti s’en ira pleurer sur la tombe d’Elvire), du lyrisme grandiloquent et de la parodie :
– Jean , tu es beau et je t’aime ! cria soudain la superbe Emilienne, en se levant, toute pâle.
Elle essaya de marcher vers le jeune homme ; mais ses jambes fléchirent ; elle s’embarrassa dans ses jupes et tomba lourdement sur le tapis, où elle se mit à ronfler incontinent.30
Ibid., p. 11.
Ce roman-photo est ainsi conçu non comme une création au rabais, intégralement populaire, mais comme un creuset culturel complet associant jeunesse, vieillesse, monde et paysannerie, passé et présent, tragique et comique, le tout ayant soin de restituer un lien généalogique entre l’aristocrate oisif du XVIIe siècle et le dandy contemporain s’enivrant à la Maison-Dorée, avec, pour compléter cette diversité de registre, et en guise de figurantes ancrant le récit dans une réalité référentielle, les très authentiques Lise Fleuron et Amélie Diéterle jouant le rôle des actrices « Viviane et Liliane ». C’est d’ailleurs une propriété assez courante du genre que de transformer un acteur ou un auteur bien réel en figurant de sa propre pièce ou de son propre récit, c’est-à-dire de le fictionnaliser. Ce roman-photo hanté par les spectres et les doubles prend soin du même coup de brouiller les pistes référentielles. Certes, les actrices « Viviane et Liliane » sont les ombres portées de deux artistes bien réelles dans le récit. Mais l’acteur qui pose pour Don Juan, quant à lui, n’est pas nommé. Seul est nommé, au dernier chapitre, l’acteur Combeyzac, personnalité fictive censée avoir interprété le personnage du Don Juan enchâssé dans le roman, de telle sorte que son ancrage référentiel, contrairement à celui des personnages féminins, s’avère nul. Don Juan photographié étant, seul, orphelin de tout ancrage référentiel, il se trouve pour ainsi dire rendu à l’intemporalité constitutive de son propre mythe. Et cependant, conformément au « ça a été31 Voir Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 126.
La modernité d’un tel traitement vient de cette capacité à brouiller les pistes en refusant à la photographie un ancrage générique, temporel, et référentiel bien déterminé, de telle sorte que le présent se trouve enté sur le passé, et le mythe projeté dans une perspective future qui lui assure son éternité : la réalité ultracontemporaine des « lions » se trouve ainsi inscrite dans une généalogie prestigieuse qui, du même coup, anoblit le medium photographique qui l’illustre. Cette culture de la modernité photographique associant la pulsion scopique du voyeur au prestige culturel du mythe n’en est toutefois pas moins moralement conservatrice, tant son extrême libertinage ramène le mécréant vers les valeurs spirituelles du repentir, et préfigure les créations édifiantes du cinéma muet qui feront un pas supplémentaire vers le lectorat populaire, avant que le roman-photo ultérieurs et les collections roses32 Les titres choisis par la collection Harlequin sont sur ce point édifiants : La proposition d’un don Juan, Pour l’amour d’un don Juan, Un scandaleux don Juan, Mariée à un don Juan, et pire, Enceinte d’un don Juan…
Le seul frein à l’intérêt d’une telle entreprise réside, finalement, dans ses limites morales, tant on est loin de la lecture de Sandier qui ira jusqu’à faire de Don Juan un intellectuel de gauche33 Gilles Sandier, Théâtre et combat. Regards sur le théâtre actuel. Essai, Paris, Stock, 1970, p. 170.
Sans pour autant constituer une alternative équivalente à la figure de Pierrot dont Philippe Hamon a pu étudier la forte charge symbolique34 Voir sur ce point Philippe Hamon, « Pierrot photographe », Romantisme, vol. 20, n° 105, 1999, p. 35-43. Nous entendons « type » au sens jungien, soit « un exemple ou un modèle du caractère générique propre à une espèce ou à une communauté » (Carl Gustav Jung, Types psychologiques, trad. par Yves Le Lay, Genève, Georg, 1968 [1950], p. 476).
Il appartiendra à la photographie de la Belle Époque de réactiver la part subversive et profonde du mythe en la déplaçant, par exemple, du côté des figures féminines, telles ces femmes-dandys ou ces garçonnes du Monocle36 Voir Christine Bard, Les garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998, par exemple p. 6. Otto Rank, Don Juan et le double, Paris, Payot, 1973 [1932], p. 165.
Pour citer cette page
Martine Lavaud, « Portrait de Don Juan en dandy photophile » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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