Comment voir Méduse ?
Sylvie Germain, peintre de la narration

Mathilde Roussigné
École Normale Supérieure de Lyon

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Mathilde Roussigné est agrégée de Lettres modernes, elle a soutenu en 2012 un mémoire de Master 2 en littérature française à l’École normale supérieure de Lyon traitant des réactualisations du mythe de Méduse chez Pascal Quignard (Le Nom sur le bout de la langue), Claude Louis-Combet (Gorgô) et Sylvie Germain (L’Enfant Méduse), sous la direction de Laurent Demanze et de Christophe Cusset.

 

Si la volonté de figer le temps s’est souvent traduite en littérature par une disparition de la narration au profit de la description, L’enfant Méduse de Sylvie Germain propose une tout autre stratégie d’écriture pour représenter Méduse. Substituant au motif de la pétrification celui du retour, l’écriture fonde bien plutôt une représentation de Méduse comme re-venante, et cela par trois traits majeurs : une progression narrative circulaire, d’image en image ; un style qui offre à la répétition une place centrale ; enfin, un travail sur la lumière comme dévoilement de l’invisible, comme révélateur de la figure archaïque de la Gorgone qui hante le texte. À l’image de Persée détournant son regard, l’écriture échappe ainsi à l’effet figeant de Méduse, tout en permettant pourtant au monstre un véritable retour, dans la littérature contemporaine.

As a result of authors’ will to stop the hands of time, description has often supplanted narration in literature. On the contrary, The Medusa Child of Sylvie Germain chooses a completely different strategy in order to write about Medusa. Thus the writing emphasizes the character of Medusa as a revenant and therefore underlines the theme of return rather than the idea of petrification. In so doing, Sylvie Germain uses three different techniques: a circular narrative progression, a style which gives a central part to repetition, and the allegorical description of light as what should reveal Gorgon’s archaic character. In other words, the writing reproduces Perseus’ movement when he tried to flee from Medusa’s petrifying effect. But, by writing about Medusa, Sylvie Germain allows this ancient monster to come back in contemporary literature.


Quiconque les regardait était changé en pierre.1

Apollodore, « Danaé, Persée, les Grées, les Gorgones… », Bibliothèque, livre II (4-2), trad. par Ugo Bratelli, 2001, édition en ligne sur Nimispauci, (Lien) (page consultée le 19/07/2013).

La représentation de Méduse ne semble pouvoir se passer, dans toute œuvre, d’une expérimentation sur le figement : c’est là son effet majeur, son principal pouvoir. Il s’agirait ainsi pour chaque art de parvenir à dire la fascination paralysante qui s’exerce et qui rayonne autour de la créature mythique. Or si l’on s’en tient aux théories générales sur la littérature face à la peinture, tenter de dire Méduse et son pouvoir figeant par l’écriture est une tâche peu aisée, qui semble vouée à l’échec. En effet, ainsi que le rappelle Bernard Vouilloux2

Bernard Vouilloux, La peinture dans le texte. XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS, 1994.

, la conception de la littérature comme art du mouvement, opposée à la peinture comme art de suspension du temps, est ancienne et bien ancrée, depuis notamment l’œuvre de Lessing, Laocoon ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture3

« La peinture est un agrégat de couleurs et de formes étendues dans l’espace – nous dirions aujourd’hui, avec plus de précision : sur une surface ; ces “signes” juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés, c’est-à-dire des corps ; c’est pourquoi la peinture, comme la sculpture, n’est apte à représenter qu’un moment unique : son geste suspend le cours du temps. La poésie, de son côté, combine des sons articulés qui se succèdent dans le temps ; ces signes successifs ne peuvent que représenter des objets successifs, c’est-à-dire des actions : la poésie n’est en mesure de traduire que la continuité temporelle de l’action ; il n’y a, il ne devrait y avoir de poésie que narrative » (Lessing, Laocoon ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture, cité dans Bernard Vouilloux, op. cit., p. 51).

. L’une s’arrache du cours du temps tandis que l’autre semble condamnée à l’épouser.

Pour autant, l’on est revenu des théories de Lessing, notamment en isolant un mode d’écriture tout à fait spécifique : la description. Gérard Genette, l’opposant à la narration qui « met l’accent sur l’aspect temporel et dramatique du récit »4, montre que « parce qu’elle s’attarde sur des objets et des êtres considérés dans leur simultanéité, et qu’elle envisage les procès eux-mêmes comme des spectacles, [elle] semble surprendre le cours du temps et contribue à étaler le récit dans l’espace »4

Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59.

. La littérature ne saurait donc se réduire à traduire l’action uniquement : son pouvoir descriptif semble lui conférer les mêmes armes que celles de la peinture, et elle s’en empare déjà depuis Homère et sa fameuse ekphrasis du bouclier d’Achille5

Homère, « Chant XVIII », Iliade, v. 481-608.

. La description se présente ainsi comme le visage pictural de la littérature : « la description, ce serait ce mouvement par lequel, s’arrachant à l’écriture, à la lettre, à soi-même, l’écrit se reverse sur l’analogon du tableau6

Bernard Vouilloux, op. cit., p. 47.

 ». Paradoxalement, ce que confirme cette assimilation de l’écriture descriptive à la peinture, c’est alors une fois de plus l’inévitable passage par l’art pictural dès lors qu’il s’agit de vouloir figer les représentations ; l’écriture devient capable de s’arracher au temps uniquement parce qu’elle emprunte à la peinture ses techniques, semblerait-il.

Si Sylvie Germain dans L’Enfant Méduse adopte une écriture peinture, elle ne semble pourtant pas s’en tenir au mode descriptif : les tableaux littéraires qui scandent le roman sont bien plutôt l’occasion d’un mouvement dans le temps, d’une circulation de la lumière qui remet en question la conception du genre pictural comme genre du figement. De là, comment expliquer l’effet Méduse qui hante l’œuvre, la fascination paralysante produite par une écriture qui se refuse pourtant à l’ekphrasis, à cet arrachement du temps que permet la modalité descriptive ? À l’image de Persée déviant son regard de la mortelle Gorgone, L’Enfant Méduse semble employer une stratégie du détour pour dire Méduse, substituant par un subterfuge poétique le motif du retour à celui de la pétrification. C’est précisément cette écriture détournée qu’il s’agira de comprendre : par un travail sur la mobilité – ainsi que le soulignait déjà la réflexion éclairante de Mariska Koopman-Thurlings7

Mariska Koopman-Thurlings, Sylvie Germain. La hantise du mal, Paris, L’Harmattan, 2007.

– et sur la circularité, Sylvie Germain fait du retour le fondement d’une représentation de Méduse qui se place bien plutôt du côté des re-venants.

D’image en image

Ce qui frappe le regard à première vue dans L’Enfant Méduse, c’est bien évidemment l’organisation du texte en chapitres qui s’annoncent comme des dessins, et qui sont invariablement suivis d’une « légende ». Ces chapitres se regroupent par genres picturaux, qui sont au nombre de cinq : les enluminures (partie « Enfance »), les sanguines (partie « Lumière »), les sépias (partie « Vigiles »), les fusains (partie « Appels »), et enfin la fresque (partie « Patience »). Mis en valeur par les italiques, ces courts textes qui précèdent toujours les « légendes » ont souvent été considérés par la critique comme de parfaits tableaux, adoptant les codes de l’expression picturale. Ainsi l’explique notamment Marinella Mariani : « la structure narrative se caractérise par l’interférence, dans le monde de création textuel, d’un code linguistique visuel et pictural. Sylvie Germain joue avec les mots pour produire des images pleines de formes et de couleurs.8

Marinella Mariani, « Le rôle de la lumière et de la couleur dans l’Enfant Méduse », dans Toby Garfitt (dir.), Sylvie Germain. Rose des vents et de l’ailleurs, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 120.

 » Pour autant, il est absolument impossible d’expliquer l’effet Méduse propre au texte de Sylvie Germain par la présence de ce « code linguistique pictural » : la peinture est conçue par l’auteur comme un art du mouvement, de la circulation de la lumière. Rien de caravagesque dans son langage pictural. Les chapitres-dessins, loin d’être des images fixes, sont constamment des voyages lumineux dans l’espace et dans le temps : ils ne sont jamais uniquement descriptifs. Que l’on s’attache par exemple à la « troisième enluminure » :

Quelqu’un joue de la flûte. Sa mélodie est lente, hésitante un peu, mais si jolie. Le crépuscule rosit le ciel, le vol des oiseaux décline et ralentit… C’est la fin de l’été. Un feu de ronces et de broussailles brûle sur un talus…

Le feu de ronces déjà s’éteint. Sa fumée se mêle à la brume qui flotte au ras de l’herbe. Les troupeaux dans les prés semblent paître la brume. Les enfants rentrent de promenade à travers la campagne… Ils s’interpellent en riant, se donnant rendez-vous pour le lendemain.

Soudain leurs rires et leurs cris s’interrompent, lorsqu’ils entendent le son léger, si têtu, de la flûte. Ils se souhaitent bonsoir d’une voix assourdie, et ils s’éloignent d’un air grave vers leurs maisons en écoutant la mélodie.

Le ciel est violet maintenant. Toutes les formes s’épurent en silhouettes grises et noires. Les fenêtres s’allument. Mais on tarde à fermer les volets. Le soir est calme, la terre est odorante, la lune déjà se profile, énorme et lumineuse au-dessus des forêts… Et la flûte toujours égrappe note à note sa lente mélodie… dans l’espoir d’un dialogue.9

Sylvie Germain, L’Enfant Méduse, Paris, Gallimard, 1991, p. 57-58. Dorénavant EM.

La description de ce chapitre-dessin ne fige pas le temps, au contraire : le feu qui brûle puis s’éteint, les enfants qui rient puis qui se disent au revoir et se séparent, le ciel qui s’assombrit du rose au violet sont autant d’indices d’une progression temporelle linéaire, autant d’actions qui ébranlent la fixité de la description. Il ne s’agit donc pas de tableaux qui représenteraient un seul et unique moment. La narration s’empare du pouvoir de monstration pictural, certes, puisqu’elle produit des images colorées, visuelles, mais elle le dépasse : elle reste un récit, qui progresse, elle reste un parcours temporel. L’image des enfants qui s’amusent et celle des enfants qui se séparent gravement sont deux toiles différentes, deux instants successifs. De plus, à la présence mouvante et changeante de la lumière s’ajoute une dimension sonore : dans de nombreux chapitres-dessins, la lumière mais aussi le son – ici la mélodie de la flûte – impulsent le mouvement de l’écriture. Si l’on parle de ces chapitres-dessins comme de tableaux, il faut donc garder à l’esprit que ce sont des « tableaux-vivants », selon le mot de Mariska Koopman-Thurlings10

Mariska Koopman-Thurlings, op. cit.

 ; ils n’ont rien de fixe.

Il s’agit alors d’analyser la structure plus globale du texte, afin de comprendre que l’art de dire Méduse s’ancre au sein même de la narration, chez Sylvie Germain : L’Enfant Méduse obéit à une construction invariable de l’histoire qui introduit une véritable circularité ainsi que des pétrifications temporelles successives. En effet, si l’on schématise chaque duo de chapitre-dessin suivi de sa légende, on constate une organisation constante : la lumière, personnage principal des chapitres-dessins, impulse le mouvement de l’écriture et nous conduit progressivement, étape par étape, vers un personnage ou une scène figés. Puis vient la légende, qui, par un retour dans le temps, nous livre les informations sur le personnage et sur la situation. Enfin, la légende revient toujours à l’image du personnage ou de la scène figés, tels que le chapitre-dessin les avait laissés. En ce qui concerne le duo de la troisième enluminure et de sa légende, par exemple, on se rappelle que la première se terminait sur l’image du joueur de flûte dans la nuit, jouant pour les fenêtres éclairées, dans l’espoir d’un dialogue. De là, la légende vient jouer son rôle informatif, en explicitant la situation :

La fille cadette des Limbourg est morte au tout début de l’été, peu de temps avant la fin des classes. Anne-Lise avait neuf ans. On a retrouvé son corps après deux jours de recherches ; il gisait dans un fossé… Pauline n’a pas de mots pour exprimer sa douleur, pour appeler Anne-Lise. Il lui reste sa flûte. Elle n’a cessé de jouer tout au long de l’été…11

EM, p. 59-61.

À l’inverse de l’enluminure, qui se caractérise par le régime impersonnel (« quelqu’un ») et le point de vue externe, la légende se place du côté de l’omniscience : les personnages y trouvent des noms, des sentiments et un passé. Le joueur de flûte devient Pauline, endeuillée et pleurant sa sœur quelques mois après son meurtre. Ce qui se joue dans ces développements, c’est constamment le rappel des faits, l’explication du contexte ; ainsi, le passé composé envahit l’écriture – alors que les dessins se lisent au présent. La légende constitue donc une sorte de retour : il s’agit de se replonger dans les événements qui ont conduit à l’image figée qui conclut l’enluminure. Enfin, après ce retournement vers le passé, le texte s’en revient à la scène qui a initié le développement :

Lucie, accoudée à la fenêtre, ne lève pas les yeux vers les étoiles… Penchée vers le soir, Lucie hume et écoute, heureuse. Au loin se chuchotent d’autres bruits. Les froissements des feuillages, le clapotis d’un ruisseau, l’appel d’un hibou, le claquement d’un volet, et, ténu, le son d’une flûte.12

Ibid., p. 70-71.

Les fenêtres allumées, le volet qui se ferme et le son de la flûte rappellent immédiatement le lecteur en arrière, vers le tableau nocturne qui achevait la troisième enluminure. La légende semble ainsi tourner en rond : la narration ne progresse pas dans le temps, elle reste dépendante de l’image initiale qu’elle développe. Il en est de même pour le duo de la deuxième enluminure et de sa légende :

Les cloches sonnent à la volée. Les cloches sonnent avec tant d’allégresse que le ciel en est tout ébloui… Le ciel est transparent et tremblant de lumière, le vent a un goût d’herbe et de sève nouvelles. C’est le matin levé après la longue nuit de Veille, c’est le jour retrouvé après l’épaisseur des ténèbres…

Mais voilà que le ciel enlumine encore davantage ce jour de liesse. C’est là l’œuvre de la pluie : par-delà les prés où les agneaux chancellent sur leurs pattes trop frêles se lève un arc-en-ciel.

Les cloches à présent se sont tues. On entend les bêlements ténus des agneaux dans les prés, et la rumeur qui monte des marais. La pluie a cessé, le bel arc-en-ciel se fane dans le ciel […]. Les enfants quittent les jardins. Leurs parents les appellent. Le déjeuner est prêt. On a couvert les tables de belles nappes blanches et sorti des buffets la vaisselle des grands jours. Déjà les verres tintent autour des plats fumants.13

Ibid., p. 35-36.

Une fois encore, l’écriture progresse au rythme de la lumière et des sons : le lecteur, guidé par le timbre des cloches et le ciel illuminé, puis passant par l’arc-en-ciel, se dirige enfin vers la tablée pascale, qui constitue la dernière image du mouvement. On retrouve également le mode de l’impersonnel : « voilà que », « on entend », « on a couvert les tables ». De là, la légende prend à nouveau le contre-pied du tableau final, puisqu’elle personnalise les figures, et qu’elle leur offre pensées, passé et sentiments ; chaque personnage de la famille est présenté longuement : « Aloïse Daubigné est une femme de devoir, et de rituel. Deux fois par an elle réunit les membres plus ou moins proches…», « Lucie n’aime pas les repas », « Hyacinthe Daubigné est radio-amateur passionné »14

Ibid., p. 37.

 , etc. Pour finir, la légende en revient enfin à l’image de l’enluminure : la tablée de Pâques.

La belle nappe blanche est parsemée de miettes, de taches de vin et de sauce. Les verres ont perdu leur éclat, les serviettes froissées traînent entre les assiettes sales. L’ennui s’empare à nouveau de Lucie. […] Elle sort son yoyo de sa poche et le fait danser le long de sa ficelle argentée. Et c’est à nouveau Pâques.15

Ibid., p. 54-55.

Un décalage s’installe ici entre le tableau de l’enluminure, qui donnait à voir une table prête au repas, et le tableau final de la légende, qui est un tableau de l’après-coup, qui vient juste après la fête et les victuailles. Le lieu reste le même, mais le temps d’un repas a passé. La boucle n’est alors bouclée que par le jeu de Lucie, qui réinscrit totalement le temps de la légende dans le temps de l’enluminure, puisqu’elle rouvre le moment pascal : « et c’est à nouveau Pâques », qui fait écho au « c’est Pâques16

Ibid., p. 34.

 » de l’image initiale. Cette construction circulaire du récit dans laquelle l’image mène la danse, au présent, et dans laquelle les longues narrations des légendes ne progressent jamais dans le temps, puisqu’elles ne sont que des retours explicatifs dans le passé, se retrouve ainsi sans exception dans chaque duo. L’action n’avance finalement que d’image en image, et cela grâce à la lumière, qui relance invariablement le mouvement. Le roman se termine d’ailleurs sur un véritable tableau : l’Annonciation aux bergers de Taddeo Gaddi. À cette occasion, le chapitre-dessin est le seul à ne décrire qu’un seul moment, puisqu’il décrit précisément le tableau réel. Et la légende, une fois de plus, explicitera l’image : elle révèle que c’est Lucie qui regarde une reproduction de l’Annonciation, et elle résume le parcours qu’a dû effectuer la fillette maintenant adulte pour pacifier son âme. Ainsi, elle effectue à nouveau un retour, dans le temps passé, avant de s’en retourner à l’image initiale, au présent de Lucie contemplant la peinture : « Nuit de Nativité17

Ibid., p. 281.

 ». De plus, au-delà même de la structure circulaire du chapitre, la scène de Nativité finale renoue avec les premières pages du roman, avec la première image que donnait à voir l’écriture : l’éclipse de soleil. Ainsi Louis-Félix commente-t-il la dernière image : « Malgré la faiblesse de la reproduction, regarde bien ; nous avons vu tous les deux quelque chose d’un peu semblable. C’était il y a très longtemps, presque trente ans ! L’éclipse de soleil à laquelle nous avons assisté dans la cour de l’école.18

Ibid., p. 264.

 »

La boucle imagée est bouclée, la circularité de l’œuvre est totale. La progression dans L’Enfant Méduse s’accomplit donc par à-coups successifs, chaque étape étant impulsée par la lumière, et menant à une image figée dont toute la légende – c’est-à-dire l’essentiel de la narration – restera dépendante et à laquelle elle retournera constamment. Sylvie Germain substitue ainsi au traditionnel effet de figement un art de la progression circulaire, qui fait de la figure de Méduse l’initiatrice d’un retour plus que d’une pétrification. Ce nouveau regard sur la représentation de la Gorgone et de ses effets rappelle alors peut-être la stratégie de Persée, détournant ses yeux du monstre pour échapper au figement. Le retour comme mode de progression paradoxal devient un détour stratégique de l’écriture pour dire Méduse au sein de la narration.

Un style du retour

Les « légendes », donnant à voir une narration qui ne progresse jamais dans le temps, se caractérisent alors non seulement par la circularité de leur structure mais aussi par un style du retour. En effet, l’un des tropes favoris de Sylvie Germain est l’anaphore, qui fait de chaque phrase un retour à la précédente, qui fait du récit une répétition infinie de l’image initiale. C’est précisément sur ce mode anaphorique que se construit la légende développant la première sanguine, qui se clôturait sur le tableau de Ferdinand allongé, « soumis à son corps, à son corps plein d’excès, ivre d’oubli et d’obscures jouissances19

Ibid., p. 76.

 ». La légende, reprenant invariablement l’image de ce corps, fait du retour son mode de progression : « son corps, – force et beauté20

Ibid., p. 77.

 », « son corps, – tombeau vivant21

Ibid., p. 78.

 », « son corps, – une belle apparence22

Ibid., p. 80.

 », « son corps, – tourments et ténèbres23

Ibid., p. 84.

 ». Ainsi se révèle l’absolue dépendance de la légende à l’image finale de la sanguine : elle ne peut s’empêcher d’y revenir, perpétuellement. C’est sur ce même mode que s’organisent les légendes développant la deuxième et la troisième sanguine. La deuxième se focalise sur le « secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur24

Ibid., p. 90.

 » qui terminait le chapitre-dessin. Et de là, on retrouve dans la légende la construction anaphorique mettant en relief le motif du « secret » par l’emploi de phrases nominales et du tiret qui sépare le mot du reste de la proposition25

Ibid., p. 91, p. 92, p. 98, p. 102.

. La troisième sanguine, elle, s’achevait sur Lucie et son « regard immense et fixe qui embrase et vitrifie tout ce sur quoi il se pose, et qui plus encore dévore qui le voit26

Ibid., p. 116.

 ». La fascination qu’exerce le regard de l’enfant Méduse contamine alors également, si l’on peut dire, le texte lui-même, qui ne parvient pas à s’en détacher : « son regard, – il a couvé au feu de la honte et de la peur27

Ibid., p. 117.

 », « son regard, – il a mûri au feu de la détresse et de la solitude28

Ibid., p. 120.

 », « son regard, – elle l’a redressé au feu d’images nouvelles29

Ibid., p. 126.

 », « son regard, – elle l’a armé auprès des morts30

Ibid., p. 135.

 ». À la construction circulaire globale de l’œuvre répond donc, au sein même des mots, un style dominé par la répétition, par le retour perpétuel des mêmes images fascinantes qui hantent l’écriture.

Si le texte se présente principalement comme un retour – retour des images, retour à l’image –, c’est aussi grâce aux effets d’annonce des exergues bibliques, qui prophétisent brutalement, à chaque début de partie, l’ensemble du texte qui va suivre. Que l’on pense par exemple à l’exergue d’« Enfance » : « Ce jour-là, dit le Seigneur, je ferai disparaître le soleil à midi, et j’obscurcirai la terre en plein jour… (AMOS, VIII, 9-10)31

Ibid., p. 13.

 ». En une seule phrase se résume l’arrivée de l’éclipse, mais aussi de l’obscurité dans le monde lumineux de l’enfance de Lucie. De là, la suite du texte n’est toujours que le développement qui s’en retourne constamment à cette idée première de l’assombrissement symbolique. De même, l’ouverture de la partie « Vigiles » : « Les terreurs s’avancent contre lui, toutes les ténèbres cachées sont là pour l’enlever. Un feu qu’on n’allume pas le dévore et consume ce qui reste sous sa tente (JOB, XX, 26)32

Ibid., p. 147.

 ».

Les trois sépias qui suivront ainsi que leur légende ne feront que détailler cette vérité première et présente : l’aliénation de Ferdinand par la créature ténébreuse, mi-enfant mi-Méduse, qui le dévore. Sylvie Germain procède donc, dans L’Enfant Méduse, par l’imbrication de plusieurs avancées temporelles brusques et successives : les exergues bibliques annoncent d’emblée l’ensemble de chaque partie. Ainsi, les trois duos de dessins et de légendes qui suivent ne représentent pas véritablement des avancées narratives : elles viennent plutôt éclairer la citation biblique, par un retour plus précis sur les événements. De même, à moindre échelle, ce sont les dessins qui représentent les plus grands pas dans le temps du récit. Les légendes, ces longues narrations, ne sont que des retours en arrière qui cherchent à expliquer les images produites dans les enluminures, sépias et autres fusains. Par ce jeu d’imbrication, les cartes se brouillent : toute information nouvelle n’est finalement toujours qu’une analepse. Seule la parole biblique et la langue picturale ont le pouvoir de briser l’enlisement, la circularité, afin d’avancer dans l’Histoire et dans l’histoire.

La lumière, personnage principal ?

Au-delà de l’organisation circulaire du récit qui progresse par retours successifs, l’effet de figement qu’installe Sylvie Germain dans L’Enfant Méduse n’est pas suffisant pour souligner la présence du monstre mythique. En effet, l’enjeu réside aussi et surtout dans le rôle essentiel que joue la lumière dans le texte. Dès le début du roman, c’est dans et par la description de la lumière que peut se dire la suspension du temps qui est propre au monstre mythique qu’est la Méduse. L’ouverture que constitue la première enluminure se place ainsi sous le double signe du regard détourné et de l’irruption mythique :

Une nuit insolite, impromptue, vient de surgir au cœur du jour. La lune, qui un instant avant se tenait invisible, a jailli en plein ciel, toute de noir, de hâte, et de puissance armée. La lune a rompu ses amarres nocturnes, elle s’est lancée à contre-courant des vastes remous de nuages… Elle a brisé l’ordre du temps, renié toute mesure et toute loi… La lune roule sur le soleil dont la couronne entre en fusion… La lune a englouti le corps du soleil. Un bref moment les deux astres s’épousent… Ce n’est pas le jour, ce n’est pas la nuit. C’est un temps tout autre, c’est un frêle point de tangence entre les minutes et l’éternité, entre l’émerveillement et l’effroi. C’est le cœur du monde qui se montre à nu – un cœur obscur ceint de gloire.

Et c’est aussi un très doux émoi dans les yeux des hommes levés vers le ciel. Mais ils regardent avec prudence cependant. Les humains sont craintifs. Ils brûlent de savoir mais s’effraient davantage. Tous ceux qui contemplent l’éclipse observent le ciel à travers des plaques de verre fumé. Quand la beauté monte à l’aigu, les yeux se consument… [Les enfants] clignent des paupières à l’abri de leurs écrans de verre noirci. On dirait une nuée d’insectes aux gros yeux d’obsidienne qui s’est posée là.33

Ibid., p. 15-17.

Grâce au motif de l’éclipse, l’écriture décrit un temps « tout autre » dans lequel le monde de la nuit fait irruption dans le monde du jour. Cet envahissement nocturne va bien entendu contre la chronologie habituelle, puisqu’il est à « contre-courant », et il entraîne un total mélange des moments, un mariage du soleil et de la lune. L’Enfant Méduse s’ouvre ainsi sur ce temps si spécifique qu’est le contemporain qui met tous les temps ensemble34

Expression déjà galvaudée de Michel Chaillou, cité par Dominique Viart dans « Les fictions critiques de Pierre Michon » (dans Agnès Castiglione (dir.), Pierre Michon, l’écriture absolue, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002).

, et dans lequel « ce n’est pas le jour, ce n’est pas la nuit » mais un temps suspendu au-dessus de l’Histoire. L’éclipse semble donc bien être le moment de l’irruption du mythe, et qui plus est du mythe méduséen, puisqu’elle ne s’inscrit pas dans les chronologies habituelles, et puisqu’elle ne peut se regarder en face mais « à travers des plaques de verre fumé ». Le regard humain fasciné est détourné, protégé par les verres, car la lumière mythique ne peut se regarder en face. De là devient visible « le cœur du monde », qui semble bien être cette époque originelle chaotique où le temps n’avait point encore sa logique linéaire. Ce n’est pourtant pas en suspendant le temps de la narration que l’auteur révèle l’irruption du mythe ; à l’inverse, la première enluminure décrit les étapes successives de l’éclipse sans figer le temps. C’est plutôt le rôle de la lumière qui devient fondamental : non seulement mène-t-il progressivement, comme dans les autres duos dessin-légende, à un tableau figé qui est celui des deux enfants regardant l’éclipse, mais il donne à l’ensemble du passage l’éclairage paradoxal et fascinant de « ténèbres argentées […] [qui] continuent à éblouir les yeux35

EM, p. 18.

 ». On retrouve ici la conception de Sylvie Germain de la lumière comme révélateur de l’invisible, du mystérieux monde qui sous-tend le présent, qu’elle développait notamment dans son essai sur Vermeer, Patience et songe de lumière36

La lumière, dans le tableau, est ce qui permet de « rendre visible », de faire ce pas en avant pour dépasser le réel et sa reproduction trop limitée : « C’est le visible qu’il s’agit de pénétrer, par voie de songe et de patience, jusqu’à en frôler l’intérieur, c’est-à-dire le revers d’invisible, de mystère et d’infini. Car c’est là, en ce lieu d’étrange coïncidence entre le plus extrême dehors et le plus intime dedans que se tint en vérité l’atelier du peintre. “Le bruit cessa, en la lumière / qui demeura seule et pure.” » L’écriture de Sylvie Germain, par un art de l’allusion, de la touche, lie immédiatement, au sein des mots, l’enjeu de la pénétration du visible avec le travail de la lumière. L’ensemble de la description de la mission picturale, mission de dépassement, de dépliement de l’ourlet invisible du réel, se voit hantée, traversée de part en part par la présence sous-jacente de la lumière, la voie songeuse et patiente. L’extrait de l’Igitur de Mallarmé se présente tel une confirmation : rendre visible l’invisible, c’est accéder à la lumière dans sa pureté. La peinture pour Sylvie Germain dialogue constamment avec cette puissance de révélation, de monstration de ce que le réel ne montre pas : la lumière : « L’Atelier ne se réduit pas à une peinture d’histoire ; c’est un chant visuel, une réponse qui dialogue avec la voie très nue de la lumière. Dialogue entre le temporel et l’éternité » (Sylvie Germain, Patience et songe de lumière. Vermeer, Charenton, Flohic Éditions, 1993, p. 9 et 19).

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Le texte produit avant tout des images, et il s’adresse au regard du spectateur : par sa typographie spécifique, d’emblée, mais aussi par l’omniprésence des informations concernant l’éclat et les évolutions lumineuses. C’est par le mouvement de la lumière, par l’étrange révolution des astres, que l’écriture progresse et que le mythe entame sa marche. Et cet étrange éclairage, une fois de plus, irradie jusque dans la légende qui ne pourra finalement, après maints développements, que revenir au tableau des deux enfants devant l’éclipse : « Mais pour l’instant Lou-Fé ne songe nullement à se coucher. Il rêve debout, la tête en l’air. Il se tient là, émerveillé dans le jour retrouvé. Il vient de voir le plus somptueux de tous les vents : le vent solaire. Et ses yeux, malgré l’éclat du ciel, restent fixés sur le lieu où le miracle s’est accompli.37

EM, p. 33.

 » Malgré le décalage, à nouveau, de ce tableau final qui donne à voir le moment suivant tout juste l’éclipse, c’est par le personnage que l’on revient au temps initial, à la lumière initiale qui a impulsé le mouvement : Lou-Fé, comme flashé par le spectacle auquel il vient d’assister, reste fasciné par cette temporalité lumineuse suspendue qu’il ne parvient pas à quitter.

La lumière obtient alors quasiment un rôle prophétique, puisqu’elle annonce la remontée du mythe dans le présent des personnages. Elle devient le révélateur de la puissance archaïque. Dans la troisième sanguine, elle se pare d’un pouvoir immobilisant et éblouissant qui est absolument méduséen :

La lumière ne monte plus de l’horizon d’où tout à l’heure elle avait point. Son cours a été détourné, sa source s’est déplacée. […] Elle tire son éclat fixe de deux immenses ocelles noirs cerclés de rouge cramoisi que rehaussent encore de larges cernes d’or […].

Elle a perdu toute patience, la lumière. Elle a perdu toute mesure. Elle ne cherche plus de fentes par où se faufiler […]. Elle a trouvé où se poser. Elle a trouvé de quoi frapper. Et elle frappe, ivre de haine et tout enjouée de jeter l’épouvante.38

Ibid., p. 111-112.

L’éclat qui se dégage des ocelles – qui sont en fait les deux yeux métamorphosés de Lucie – est un éclat lumineux archaïque, hérité du pouvoir de la Gorgone antique. En effet, il a le pouvoir d’aliéner celui qui le regarde : « [Ferdinand] voit à en perdre la raison39

Ibid.

 », « il est pris d’un effroi inconnu, – d’un effroi sans retour40

Ibid., p. 113.

 ». Dans les jeux de lumière se joue constamment le sens du récit, la suite de la narration. Si la lumière se confond avec l’obscurité lors de l’éclipse, il y a une confusion des temps qui annonce le surgissement du mythe ; si la lumière se fige et se concentre violemment dans le regard de Lucie, il y a une montée en puissance de la figure méduséenne. Traduire les événements dans un langage pictural – c’est-à-dire en accordant une place principale à la lumière –, c’est alors inviter le lecteur à un rapport purement scopique avec l’univers du roman, c’est placer l’enjeu du regard au centre de la perception du monde littéraire.

La circulation de la lumière dans l’œuvre révèle l’invisible, tout comme elle se doit de le faire en peinture, selon Sylvie Germain. De là, l’enlisement progressif de la lumière dans des espaces clos, intérieurs ou sombres, des enluminures jusqu’aux fusains, annonce l’assombrissement de l’enfance et du récit, mais aussi l’envahissement par la figure méduséenne : alors que la lumière des enluminures est une lumière de l’extérieur, de l’immensité du ciel, et qui éclaire villages et pâturages, elle se réduit dans les sanguines à illuminer l’espace du potager, pour enfin devoir se contenter d’éclairer faiblement les espaces clos et sombres de la chambre à coucher et de l’église. À l’intérieur même des parties on constate une marche vers l’obscurité : « Une lumière dormante baigne la pièce. C’est une lumière de fin d’après-midi d’automne41

Ibid., p. 149.

 » (première sépia), « Ombreuse est la lumière enclose dans la chambre42

Ibid., p. 172.

 » (deuxième sépia). Après un passage par l’église, la lumière reconquiert les espaces extérieurs, mais ils restent sombres jusqu’à l’explosion orageuse : « Un jour crayeux s’étend, toute lueur est éteinte, nul éclat43

Ibid., p. 205.

 » (premier fusain), « Il pleut […]. Le ciel est gris, la terre est noire44

Ibid., p. 223.

 » (deuxième fusain), « Le ciel vire à l’outremer, au bleu acier, change encore de couleur, verdit, se violace, puis noircit tout à fait45

Ibid., p. 247.

 » (troisième fusain). La couleur même associée à chaque style de dessin accompagne cet assombrissement lumineux, ainsi que l’évoque Marinella Mariani :

C’est que le texte peint sous nos yeux, non pas une mais plusieurs scènes représentant les phases culminantes de la vie de Lucie, l’enfance, symbolisée par des couleurs polychromes plutôt vives et lumineuses avec l’or des enluminures puis les périodes successives, à partir du drame, représentées par des couleurs monochromes qui s’intensifient et deviennent de plus en plus sombres, on va passer de l’ocre rougeâtre des sanguines au marron grisâtre des sépias au noir intense des fusains.46

Marinella Mariani, loc. cit., p. 121.

L’envahissement de la nuit, annoncé dès le départ par l’éclipse, témoigne autant d’une disparition progressive de l’espoir et des joies de l’enfance que d’un envahissement par l’obscure figure de la Méduse archaïque, et de sa charge de violence. Et ce détour par la lumière et par la couleur pour dire l’omniprésence du monstre rappelle ainsi que représenter Méduse est avant tout un enjeu scopique : il s’agit de montrer ce que l’on ne peut voir, et la lumière, seule capable de mettre au jour l’in-visible, prend en charge, métaphoriquement, cette mission.

***

Sylvie Germain fait donc de son expérience de critique et de sa conception de la lumière en peinture une arme pour pouvoir dire la Méduse dans son roman : en littérature comme en peinture, la lumière n’est en aucun cas figée ; elle circule, se déploie, et dans son rayonnement, elle dévoile, petit à petit, ce que l’on ne peut pas voir. Au-delà d’un unique travail sur le figement qui chercherait à détruire la progression narrative, l’écrivain confie à la lumière la capacité d’avancer dans le temps, de rythmer l’action, d’échapper à l’immobilité méduséenne, sans pour autant effacer la dimension fascinante que doit exercer une écriture qui veut représenter Méduse : par un style lancinant du retour et par un recours à la métaphore de la lumière pour dévoiler les interdits visuels, Méduse hante l’écriture.


Pour citer cette page

Mathilde Roussigné, « Comment voir Méduse ? Sylvie Germain, peintre de la narration » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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