Entre écriture de biais et écriture biaisée :
Méduse ou l’art du détour

Marion Coste
Doctorante à l’université Paris III, Sorbonne Nouvelle et à l’EHESS

[ezcol_1third]
Auteure
[/ezcol_1third] [ezcol_1third]
Résumé
[/ezcol_1third] [ezcol_1third_end]
Abstract
[/ezcol_1third_end]

Marion Coste est professeur agrégé de lettres modernes et doctorante à la Sorbonne en littérature et en musicologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Elle s’intéresse aux rapports qu’entretiennent musique et littérature au XXe siècle, et tout particulièrement dans l’œuvre de Pascal Quignard et de Michel Butor. En 2013, elle a participé à un colloque sur le silence dans l’œuvre de Pascal Quignard à Zurich et un autre sur les références à la musique sérielle dans Réseau aérien de Michel Butor (actes à paraître).

 

Dans Petit traité sur Méduse, Pascal Quignard analyse le mythe de Méduse comme une illustration de son rapport au désir et à l’écriture. Elle est l’être qu’on ne peut pas regarder de face, mais qu’on désire toujours regarder, parce qu’elle est à la fois l’image de la sexualité et celle de la mort, qu’elle illustre notre origine sexuée et notre devenir mortel. Il s’agit donc de l’observer de biais, ce qui se traduit, au niveau littéraire, par une écriture oblique, qui n’aborde pas frontalement son sujet mais y conduit par une suite d’aphorismes et de répétitions, afin de garder les contradictions du personnage et de ne pas le simplifier par des explications rationalisantes. Après avoir analysé le tissu de signification que construit Pascal Quignard autour de la figure de Méduse (entre l’amour, la mort, la Mère, le désir), nous verrons par quels détours l’écriture parvient à aborder ces sujets, entre aphorismes, références étymologiques et répétitions, faisant de l’écriture une nécessité intérieure.

In Petit traité sur Méduse, Pascal Quignard analyses the myth of Medusa as an illustration of his relation with desire and writing. She is the one we can’t look at, but we always want to look at, because she is in the same time the image of sexuality and the image of death, and because she shows our sexual origin and the fact we are mortals. We have to look at her at an angle, which is translated, in literature, by an oblique writing: Pascal Quignard doesn’t tackle his subjects directly but goes on it by a series of aphorisms and repetitions, in order to keep the character’s contradictions and not to simplify it by rational explications. After analyzing the web of significations Pascal Quignard made on the figure of Meduse (between love, death, Mother, desire), we will see by which detours the writing manages to tackle these subjects, between aphorism, etymologic references and repetitions, making the writing an inner necessity.


Dans Petit traité sur Méduse1

Pascal, Quignard, « Petit traité sur Méduse », dans Le Nom sur le bout de la langue, Paris, Gallimard, 1995. Désormais TM.

, Pascal Quignard fait de cette figure mythologique, ou plutôt de la scène où Persée affronte Méduse, une image de ce qu’est l’écriture. Méduse impose le silence à celui qui la voit, elle le pétrifie. Pourtant, Quignard insiste sur le fait que tous désirent la voir, parce qu’elle est « la femme à face de femme »2

Ibid., p. 88

, le monstre féminin, le féminin fait monstre. Il y a donc, dans ce petit traité, une double polarité attachée à Méduse, attractive et répulsive. Il s’agit alors de trouver un stratagème pour la voir sans la voir. C’est ce que fait Persée avec son bouclier poli : d’après l’écrivain, il introduit un écart entre Méduse et son image, il transfère le pouvoir de Méduse dans son propre reflet. Le reflet se fait bouclier, le détour protège.

Si ce mythe a tant intéressé Quignard, qui en parle dans Petit traité sur Méduse mais aussi dans Le sexe et l’effroi, c’est que la manière dont Persée substitue au regard frontal un regard détourné, qui passe par le reflet, est, pour l’auteur, à l’image de sa façon d’écrire. Il s’agira de se demander en quoi et pourquoi son écriture est une écriture de biais, une écriture qui fait détour par les mythes, par les étymologies ou par le silence, pour approcher au plus près son véritable sujet, le mystère de notre caractère mortel, mystère porté par le féminin et incarné par Méduse. Nous analyserons donc l’usage que fait Quignard du mythe de Méduse : nous verrons que pour cet écrivain, elle incarne la connaissance terrifiante et désirable de notre origine sexuée, donc de notre mort à venir, alors que Persée, regardant en arrière et utilisant son bouclier, symbolise la manière dont l’homme tente de se protéger de cette connaissance qu’il brûle d’acquérir. Il faudra ensuite se demander en quoi l’écriture de Quignard est une écriture du détour, qui appréhende l’objet désiré de biais, en passant par d’autres histoires, d’autres langues, ou l’Autre absolu du langage, le silence. Enfin, nous verrons que l’écriture oblique de Quignard oscille sans cesse entre deux risques, celui du silence et celui du langage maîtrisé, rationnel, utilisant chacun de ces risques pour se protéger de l’autre et approcher au plus près du sujet impossible à dire sans détour, de la vérité impossible à regarder en face. Cette écriture oscille ainsi entre le silence de Méduse et l’écriture philosophique, maîtrisée, que l’écrivain associe à Persée se protégeant derrière son bouclier.

Entre Méduse et Persée, nous étudierons la manière dont l’écriture de Quignard fait un incessant va-et-vient entre la volonté d’écrire le désir (mais celui-ci condamne toujours le langage au silence) et le repli sur l’écriture maîtrisée qui ne dit le désir que de biais, dans une recherche de la « défaillance » qu’on ne peut jamais que frôler, sous peine de se taire.

Méduse désirable et effrayante : sidérante origine

Pourquoi Méduse, chez Quignard, incarne-t-elle le pouvoir sidérant du féminin ? « Trois monstres habitaient dans l’extrême Occident, au-delà des frontières du monde, du côté de la Nuit. […] Les dieux étaient plus récents que ces monstres.3

Ibid., p. 86.

 » L’auteur ne se contente pas de la scène de confrontation entre Méduse et Persée, il remonte à l’origine de Méduse. Ou plutôt, il montre que cette origine est l’Origine même, que Méduse et ses deux sœurs sont des figures originelles, d’avant les dieux, d’avant le jour. Nous formerons donc l’hypothèse que ce sont par excellence des figures maternelles, celles qui incarnent, pour le nouveau-né, la source, la première figure.

Cette hypothèse s’appuie sur le fait que le Petit traité sur Méduse évoque tout d’abord la mère de Quignard. Il faut attendre la page 80 pour voir apparaître le nom de Méduse. Pour parler de Méduse, l’auteur parle de sa mère, phrase qu’on peut tout aussi bien retourner : pour parler de sa mère, il parle de Méduse. Nous reviendrons plus loin sur l’utilisation de la mythologie comme détour. La première Méduse, c’est cette mère qui se tait, qui cherche en elle le mot qu’elle a sur le bout de la langue. Il y a là déjà un effet de décalage, d’écriture de biais. « Brusquement, ma mère nous faisait taire. Son visage se dressait. Son regard s’éloignait de nous, se perdait dans le vague. Sa main s’avançait au-dessus de nous dans le silence. Maman cherchait un mot. Tout s’arrêtait soudain. Plus rien n’existait soudain.4

Ibid., p. 55.

 » La mère se tait « s’éloign[e] », « se per[d] ». Elle est ailleurs. Elle provoque le silence et l’immobilité de tout. Elle annule le monde, elle amène « au-delà des frontières du monde », là où « plus rien n’exist[e]. »

Méduse est à la fois liée au passé, au souvenir qui hante, et au silence, au langage qui manque. Mais Méduse, c’est toutes les femmes, toutes celles qui peuvent donner naissance, qui connaissent l’origine sexuelle de l’humain. Qui savent donc aussi le secret de sa mort.

Pourquoi les femmes deviennent-elles des Mères ? […] Elles passent le relais de ce qui les horrifie ; elles passent l’image de ce qui ne peut être vu en face ; elles refilent la face qui n’a pas de visage. Elles confient le soin de hurler à des plus jeunes parce qu’elles n’ont pas le courage d’assumer seules l’enfer, parce qu’elles n’ont jamais témoigné du désir d’interrompre le cours du cri de la mort. Les Pères transmettent un nom qui par lui-même ne signifie rien. Ils refilent le langage. Les femmes déplacent le poids de la mort sur le dos des enfants qu’elles font dans la douleur, la bouche ouverte, hurlantes. Elles passent l’origine. Les Pères transmettent le nom. Les Mères transmettent le hurlement. 5

Ibid., p. 90.

Les femmes donnent naissance dans la douleur, dans le hurlement. De cette naissance elles tirent une connaissance, celle de « la face qui n’a pas de visage ». L’humain qui naît d’un corps hurlant est lui-même un corps qui hurle, avant d’être un homme doué de langage, un individu, pour repousser la mort. « Elles passent l’origine » : elles transmettent à celles qui donneront naissance à leur tour la connaissance de la mortalité, de la mort à venir, du cri qui ne cesse pas. La femme accouche en hurlant, « la bouche ouverte » : la femme qui accouche est Méduse qui sidère, Méduse porteuse de mort, Méduse qui connaît l’origine, qui était là avant les dieux. Les hommes, eux, transmettent le nom, le langage, l’identité individuelle. Ils transmettent un leurre, une distance, ils transmettent le bouclier de Persée qui permet de ne pas regarder en face Méduse et la mort. Quignard travaille ainsi l’opposition entre le Père et la Mère, l’un du côté de l’identité stable, du langage dont le sens est univoque, l’autre du côté du hurlement (le langage dont le sens ne se comprend qu’intuitivement) et de la mort qui annule toute identité.

Méduse est liée au non-langage, au refus du logos, comme la mère qui cherche le mot et qui impose le silence à ses enfants. Elle sidère, parce qu’elle montre la terrible vérité : l’homme est un animal conçu sexuellement et voué à la mort, puisque le langage ne lui est pas inhérent, qu’il peut le perdre.

Cette expérience du mot qu’on sait et dont on est sevré est l’expérience où l’oubli de l’humanité qui est en nous agresse. […] Le nom sur le bout de la langue nous rappelle que le langage n’est pas en nous un acte réflexe. Que nous ne sommes pas des bêtes qui parlent comme elles voient.6

Ibid., p. 57.

Perdre le langage, c’est perdre l’humanité car c’est perdre ce qui nous différencie des animaux. C’est toucher du doigt le fait que la langue est un acquis. Pourtant cette vérité est immensément désirable : en effet l’homme cherche partout l’image qui le fit, le coït parental qui le produisit et qui le force à prendre conscience de sa mort à venir.

Quignard construit deux figures qui s’opposent : Méduse, figure féminine du hurlement, antinomie du langage articulé, conscience de notre nature animale et mortelle, et Persée, figure masculine du langage, cette façon de mettre un bouclier de mots entre la réalité, désirable mais mortifère, et soi. Ces deux figures reprennent et détournent celle de la Mère et du Père comme structure de la psyché enfantine.

L’écriture, en ce qu’elle est langage, est du côté de Persée, de l’homme, du Père, de celui qui construit un écran rassurant entre nous et la vérité inadmissible de notre mort à venir. Mais elle est aussi du langage silencieux, du langage sans voix, et Quignard insiste souvent sur ce trait : elle est donc apte à rechercher Méduse, à presque toucher ce féminin médusant, sidérant. Comment l’écriture de Quignard cherche-t-elle à rester au plus près de la sidération devant notre origine sexuée, devant notre nature mortelle, tout en conservant la possibilité de dire ? Comment crée-t-elle un langage dont le silence est partie prenante ? Pour répondre à ces questions, nous allons étudier plusieurs détours que prend l’écriture de Quignard, qui sont autant de manières de détourner le langage logocentré vers un langage poétique, où les mots traînent avec eux de longues plages de non-dits, de silences signifiants.

Les détours de l’écriture : écriture de biais, écriture biaisée

L’écriture, chez Quignard, apparaît comme une manière de biaiser avec l’impossibilité de parler.

Les musiciens, comme les enfants, comme les écrivains, sont les habitants de ce défaut [le défaut du langage, la défaillance du langage]. Les enfants séjournent durant au moins sept années dans cette défaillance que le mot même d’enfance signifie. Les musiciens cherchent à s’en libérer dans le chant. Les écrivains s’y fixent à jamais dans l’épouvante. Un écrivain se définit d’ailleurs simplement par ce stupor dans la langue, qui conduit au surplus la plupart d’entre eux à être des interdits de l’oral.7

Pascal Quignard, Le Nom sur le bout de la langue, op. cit., p. 9-10.

L’enfant, c’est infans, celui qui ne parle pas, qui est dépourvu de langage. Nous reviendrons sur l’utilisation de l’étymologie par Quignard. L’écrivain est proche de cette impossibilité de dire, et comme l’enfant, il est souvent un « interdit de l’oral ». Il est aussi rapproché des musiciens, qui communiquent en évitant les mots. Le langage musical, tout comme le langage littéraire, apparaît comme une manière de biaiser avec le « stupor dans la langue », qui rappelle la pétrification de celui qui croise le regard de Méduse. Le Gaffiot traduit en effet stupor par « engourdissement, saisissement, paralysie, état d’insensibilité », mais aussi par « ravissement d’esprit, extase »8

Félix Gaffiot, Dictionnaire latin français, Hachette, p. 1508

. On y retrouve les deux pôles de la Méduse de Quignard, désirable et mortifère. Le paragraphe que nous venons de citer se situe dans le conte qui précède le Petit traité sur Méduse. On peut comprendre l’association de ces deux textes grâce à cette notion de stupor, de paralysie de l’oral, comme phénomène engendrant l’écriture littéraire : celle-ci apparaît alors comme un moyen de détourner le langage oral, motivé par l’ambition de transmettre un message et d’être immédiatement compris, vers le silence de la fiction, pleine de non-dits, comme par exemple le sens symbolique jamais explicité qui semble émaner du conte Le nom sur le bout de la langue.

Le second détour, immédiatement perceptible dans le Petit traité sur Méduse, se fait par la mythologie. Ce texte entremêle en effet différentes figures mythologiques féminines qui, toutes, sidèrent. Ce passage par le récit le plus ancien, et donc, d’un point de vue chronologique, le plus détaché de notre époque, permet à Quignard d’envisager de biais sa façon d’écrire : l’écrivain, pour réfléchir sur le présent ou le passé très proche (sur sa mère, en particulier), fait un détour par le mythe antique, prenant ainsi du recul face à un sujet paralysant. Le détour devient le moyen d’approcher obliquement un sujet trop sensible pour être dit frontalement.

En effet, toutes les figures féminines évoquées sont des personnages qui imposent le silence et qui s’opposent au langage : « Ce qui est sous les doigts, ce qui est sur les lèvres, ce qui est sous les yeux, cela fait trois. Ce sont les Parques, les Sphinges, les Sirènes ou les Gorgones. D’un côté les voix de perdition. De l’autre les regards sidérants. Ce sont toujours des femmes parce que les Mères sont toujours des femmes.9

TM, p. 91-92.

 » Méduse ne parle pas, elle hurle et elle impose le silence en transformant l’homme qui la voit en pierre. Sirène ne parle pas, elle chante et elle impose le silence en noyant l’homme qui l’approche. Sphinge parle bien, mais elle louvoie elle aussi avec le logos, la parole rationnelle, puisqu’elle pose des énigmes qui semblent à tous (sauf à Oreste) dénuées de sens ; elle impose le silence en tuant l’homme qui ne sait pas lui répondre. Les Parques enfin sont les femmes avec qui le langage est impossible : on ne peut pas leur parler, on ne peut pas influer sur leur décision. Elles imposent le silence en coupant le fil de la destinée de l’homme.

Le détour par la mythologie est une manière pour l’écriture d’appréhender l’objet de son désir : au lieu de chercher à raconter la scène du coït parental ou l’origine sexuée de l’humain, qui sont d’après Quignard des secrets que chacun de nous cherche inconsciemment, ou encore l’histoire de son propre mutisme, de sa propre fascination pour sa mère, Quignard raconte l’histoire de Méduse, et à travers elle de plusieurs figures féminines. Et c’est de biais, sous le titre de Petit traité sur Méduse, qu’il en vient à parler de sa mère, de la manière dont elle cherche un mot et donne ainsi à ses enfants la conscience que le langage n’est pas inhérent à l’homme. Cette expérience enfantine de la précarité du langage est donc associée, dans ce petit texte, à la figure de Méduse qui devient, sous la plume de l’auteur, l’incarnation de la fascination de l’homme pour la femme qui se tait : comme Quignard enfant était fasciné par sa mère silencieuse, coupée du langage par le mot qu’elle ne trouvait pas, les hommes sont pétrifiés, dans le mythe, par le regard de Méduse et, dans la lecture que fait Quignard de ce mythe, par son silence. C’est cette fascination pour le silence, associée à la nécessité de l’affronter (comme Persée affronte Méduse), qui permet à l’écrivain, dans le Petit Traité sur Méduse, de parler de sa manière d’écrire, d’une écriture biaisée : il écrit en ouvrant son langage au silence, en permettant au silence d’exister dans le langage, par différents procédés que nous étudierons dans le détail (étymologie, mythe, aphorisme, répétition, incantation, etc.)

Quignard s’attache surtout à la scène d’affrontement entre Méduse et Persée. Or cette scène appréhende de biais le paradoxe de l’écriture telle que la pratique l’écrivain. Méduse, sur le point d’être tuée par Persée, lui dit :

« Je crains que tu n’aies le regret de ta conduite. Réfléchis encore. Je suis le visage des femmes et tu ne le connaîtras pas. Regarde-moi ! »

Persée, la tête toujours retournée vers l’arrière, dit à Méduse : « Il ne me semble pas que je songerais jamais à regarder la mort. »10

Ibid., p. 88.

Persée refuse de regarder la mort, c’est-à-dire qu’il refuse de regarder « le visage des femmes », « la tête de la femme à face de femme11

Ibid.

 » : l’un ne va pas sans l’autre. Mais il garde le regard en arrière, tourné vers le passé : n’oublions pas qu’il tue Méduse pour sauver Danaé, pour sauver sa mère, l’autre Méduse. De plus, Persée n’annule pas la puissance de Méduse en la tuant, au contraire : « Tu ne m’as pas vue. Tu as joué de ruses et néanmoins je te dis merci. Morte, non seulement ma face conservera son pouvoir mais tu l’auras renforcé en me tuant. Ma face étant la mort pour ceux qui la voient, tu vas ajouter ma propre mort à mon visage.12

Ibid.

 » Ce paragraphe propose une vision de Persée bien particulière, qui fait de ce héros une figure plus ambivalente que le simple ennemi de Méduse. Persée n’est pas celui qui détruit Méduse : il fait une sorte de compromis pour pouvoir regarder Méduse sans pour autant être pétrifié. Il ne crée pas seulement un reflet, n’instaure pas seulement la distance entre Méduse et la perception de son image ; il est aussi celui qui conserve la tête de Méduse, qui en accroît le pouvoir de mort, et qui pour cela se plonge dans la Nuit sans cesser de regarder en arrière. On peut lire cette scène comme une description symbolique, une description de biais, du travail de l’écrivain, qui consiste à raconter une chose en en racontant une autre : Quignard raconte son désir pour ces figures féminines qui réduisent au silence (à commencer par celle de la mère cherchant un mot qui lui échappe), mais il le fait en passant par l’histoire des autres, par le mythe, l’histoire que tout le monde a écrite. De plus, on peut voir dans les deux citations ci-dessus que l’écrivain donne la parole à Méduse. Encore un détour : ce n’est pas lui qui dit ces mots du désir (« Regarde-moi ! »), c’est elle, Méduse, la figure de l’altérité. Dans les récits antiques de Méduse, celle-ci ne parle pas, alors que Quignard l’utilise comme un détour supplémentaire pour dire ce qu’il désire dire, mais qu’il ne peut pas dire sous peine de sombrer dans le mutisme.

Ces façons de détourner les mythes, de trouver un autre sens aux mythes, se doublent d’une façon de détourner les mots. En effet, Quignard enrichit la langue moderne en passant par la langue ancienne, le latin. D’abord, il cite en latin certains passages des livres anciens, auxquels il donne un sens personnel : « “Praeterit enim figura hujus mundi.” » Sans cesse il n’y a pas de monde au lieu où nous vivons. Sans cesse la figure du monde est passée. Sans cesse le langage fait défaut. Sans cesse celle qu’on aime se réduit à un rêve. Sans cesse les souvenirs ne sont que des pierres.13

Ibid., p. 98.

 » Ici Quignard joue sur la traduction. Littéralement, le latin signifie : « C’est un fait, la figure du monde est venue avant nous ». À partir de là, l’auteur fait fleurir les possibilités sémantiques : il ne s’agit plus de traduction, mais plutôt de phrases inventées au détour de la phrase latine. La phrase latine permet de formuler ces phrases impossibles à dire de front, en les présentant comme des traductions.

D’autre part, pour détourner les mots, Quignard double le signifié moderne des mots d’un sens étymologique. En effet, il procède à ce type de recherche linguistique afin d’arriver à dire, au moyen des mots communs, une conception plus cachée, accessible seulement de biais, de la sexualité. Il propose ainsi une étymologie de « désir », de « fascination » et de « sidération », trois termes qui, par le recours à leur origine latine, en viennent à évoquer une conception de la sexualité qui permet de mieux comprendre la fascination-répulsion que provoque Méduse. Dans la langue de Quignard, ces trois termes ne signifient plus tout à fait ce qu’ils signifient dans la langue courante, ou pas seulement : le rappel de leur étymologie permet à l’écrivain d’enrichir et de détourner leur sens.

Pour découvrir ce travail sur les étymologies qui sous-tend tout le Petit traité sur Méduse, il faut aborder Vie secrète et Le sexe et l’effroi. Dans Le sexe et l’effroi, Quignard explique que les Romains désignaient le sexe masculin par le mot fascinus. Ce passage par le latin lui ouvre alors la possibilité de penser la fascination à l’œuvre dans la sexualité. Le fascinus fascine celui qui le voit, et est fasciné par le sexe féminin, par Méduse : le ou la voyant, il se durcit, et l’érection rejoint la pétrification. Vie secrète complique cette réflexion en introduisant deux nouvelles étymologies qui vont de pair. La « sidération » vient de sidera, les constellations d’étoiles qui n’apparaissent que pendant un moment de l’année et provoquent l’inaction des hommes qui les regardent. Le « désir », lui, vient de desiderium, la « désidération », le moment où les constellations disparaissent, moment qui coïncide avec le printemps : alors les hommes s’arrachent à la sidération, échappent à la fascination des étoiles et retrouvent un désir « désidéré », actif, capable de les pousser à chasser. Ces mots « désir », « fascination » et « sidération », sans cesse utilisés dans le Petit traité sur Méduse, ne sont compréhensibles que si l’on sait que Quignard a détourné leur signification par un recours à l’étymologie.

Le Petit traité sur Méduse revient sur la différence entre fascination et sidération, creusant ainsi la réflexion de Quignard sur la différence entre le féminin et le masculin :

La sidération du regard devant l’objet qui est en trop, l’objet qui augmente, l’objet de la métamorphose, l’objet qui indique le rêve n’a rien à voir avec la sidération devant le langage qui manque. Persée peut retourner contre le regard de Méduse son pouvoir de mort. L’absence à soi dans la recherche d’un souvenir qui échappe à la volonté de celui qui entend le recouvrer ne peut être retournée. Ce qui échappe ne peut même pas être reflété. Il ne peut être vu dans la réalité, ni vu dans un miroir. C’est Mélusine. Comme dans la conception, comme dans l’extrême enfance, la peau qui sépare soi et le monde n’est pas faite. Cette peau défaite est la défaillance. Le mot est égaré en soi ou hors de soi, continûment. […] Comme la musique – qui ne connaît ni extérieur ni intérieur et contre laquelle aucune peau, aucune paupière ne protège. Parce qu’aucune paupière ne se baisse sur l’oreille.14

TM, p. 91-92.

La « fascination », mot que Quignard ne prononce pas ici mais auquel il renvoie par « la sidération du regard devant l’objet en trop, l’objet qui augmente », le phallus qui gonfle sous l’effet de l’érection, ne se confond pas avec la « sidération devant l’objet qui manque », devant le risque de l’absence à soi. Nous reviendrons sur cette manière d’évoquer un mot sans le formuler, de renvoyer à une réflexion qui se fait ailleurs, que nous analyserons comme une façon d’introduire le silence (celui, médusé, de la victime de la Gorgone) dans le langage.

Dans le langage de Quignard, il faut différencier la fascination devant le masculin, devant le rêve de quelque chose de plus, de cette scène de coït qui nous fit et que nous avons oubliée, et la sidération devant le féminin, devant ce savoir qui fait hurler, devant la mortalité de l’humain. Cette différenciation est au cœur de l’opposition qui structure ces phrases : « Les Gorgones sont toujours représentées de face, comme le sexe féminin. Ce sont les sidérants. Les Silènes sont toujours représentés de profil, comme le sexe masculin. Ce sont les fascinants.15

Ibid., p. 92.

 » Encore une fois, le personnage mythologique (les Gorgones, les Silènes) sert de détour pour évoquer le véritable sujet de la réflexion au moyen d’une comparaison (« comme le sexe féminin », « comme le sexe masculin »). La sidération du féminin est représentée par l’image de la Mère et la figure de Méduse, sidérées l’une par le langage – soit son humanité – qui lui échappe, l’autre par la mort qu’elle incarne. Ces deux détours évoquent toutes les femmes (« le sexe féminin ») porteuses d’origine et de mort, ces femmes sidérées par cette mort qu’elles portent et qui hurlent.

De même, la fascination du masculin est emblématisée par Silène, qui cache sous son masque de bois et de laideur des trésors. C’est le porteur de rêve, le phallus rappelant la scène primitive qu’on désire. Cette fascination est ailleurs représentée par la scène où Persée est fasciné par Méduse, ou celle de l’enfant captivé par sa mère qui cherche un mot, la tête dressée à la manière d’un sexe masculin en érection :

Cette tête qui se dresse soudain, la contention du corps qui cherche à faire revenir le mot perdu, ce regard parti au loin, ce regard impliqué dans la recherche de ce qui ne peut revenir – l’ensemble de cette tête est impérieusement sexuel.

*

Dans la recherche du mot, le silence est cette érection. Mais cette quête du langage humain a lieu dans le jour. Le sommeil l’a quitté. La nuit l’a quitté. Une érection que le rêve a quittée, c’est la défaillance.16

Ibid., p. 70-71.

Les descriptions de scènes mythologiques ou de scènes de l’enfance montrent que pour Quignard, Méduse hurlant parce qu’elle sent la mort en elle et la mère se taisant parce qu’elle sent le langage l’abandonner sont du côté de la sidération, alors que les hommes les contemplant et voyant qu’il y a quelque chose de plus, qu’il y a un rêve « au-delà des frontières du monde », sont du côté de la fascination. Il faut différencier l’augmentum (Le sexe et l’effroi) qui caractérise l’érection ou la tension face au mot qui manque, et la « défaillance », le retour à la sidération, la révélation de notre nature animale vouée à la mort et la perte du langage qui l’accompagne.

De ces multiples recours à l’étymologie, Quignard fait naître cette formule condensée résumant, ou plutôt évoquant, tout le détour de pensée produit en amont : « Le désir nie la fascination17

Pascal Quignard, Vie Secrète, Paris, folio, Gallimard, 1998, p. 169

 », la désidération permet d’échapper à Méduse au regard pétrifiant. Dans cette formule tout à fait aporétique, on voit bien comment l’écriture de Quignard intègre le silence, c’est-à-dire qu’elle ne se comprend que si on se réfère à des explications non dites dans la phrase : on ne comprend celle-ci que si on a lu le développement étymologique de Quignard sur les mots « désir » et « fascination. »

La manière dont Quignard présente Méduse dans ce Petit traité la lie au silence et l’oppose ainsi au langage organisé, créant un autre langage où le silence a sa place. L’écriture de Quignard, si elle reste composée de mots, tente pourtant d’introduire du silence. Tout en représentant le bouclier de Persée, elle reflète la sidérante Méduse. Soulignons ici le substantif « taisir » forgé par Pascal Quignard dans les Petits traités18

Pascal Quignard, Petits traités, tome I et II, Paris, Gallimard, 1997

pour exprimer son désir de se taire : pour lui, écrire permet de se réfugier dans ce désir. Le silence dont il est question n’est donc pas le contraire de la parole, mais un « taisir » qui fait partie de la langue, une forme de communication. Le silence humain, comme l’ont montré plusieurs théoriciens du langage dont Henri Meschonnic19

Henri Meschonnic, Critique du rythme, Paris, Verdier, 2009

, est du langage.

Quignard utilise souvent des aphorismes, ces phrases coupées, interrompues par le silence. La phrase du Sexe et l’effroi évoquée plus tôt, « [l]e désir nie la fascination », semble en effet coupée, tronquée, et cela sur plusieurs plans. D’abord, sur le plan syntaxique, cette phrase est remarquable par sa brièveté : c’est une phrase simple, la structure minimale de la phrase verbale française, sujet, verbe et complément du verbe. Cette simplicité syntaxique, qui contraste avec sa complexité sémantique, lui donne l’apparence d’une maxime : elle apparaît comme la forme minimale condensant toute une réflexion. Sur le plan des mots mêmes, les mots « désir » et « fascination » sont les émanations d’une réflexion étymologique complexe qui n’apparaît pas dans le texte. Le verbe « nie » apparaît pour la première fois dans cette phrase et apporte un élément nouveau et énigmatique à la réflexion. L’auteur, par ses développements étymologiques, a longuement expliqué en quoi le désir (désidération) annule la fascination, mais le verbe « nier » apporte une autre nuance : il fait comprendre qu’il y a une part de mensonge, de déni, de refus de voir dans le désir, ce qui se rapproche du refus de Persée de regarder Méduse, la face à face de femme, en face, malgré le désir qu’il en a.

Le caractère sidéré de l’écriture de Quignard se retrouve aussi dans la fréquence des répétitions, qui donnent une apparence de chant, d’incantation, à certains passages de ses textes. Nous pensons notamment au retour incessant de la formule latine sentio legem à la fin du Petit traité sur Méduse. En effet, la répétition rapproche le langage de la musique, qui est une autre forme du silence chez Quignard, parce que comme lui, elle provoque une fascination de tout le corps : elle annule la capacité critique de l’auditeur et fascine jusqu’à ses rythmes corporels qui se calquent sur ceux de la musique. Le caractère fascinant de la musique et le lien de celle-ci avec le silence sont développés notamment dans La Leçon de musique20

Pascal Quignard, La Leçon de musique, Paris, Hachette, 1987

ou La Haine de la musique21

Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris, Gallimard, 1997

, qui rappellent l’origine commune de « ouïr » et « obéir » et la fascination qu’exerça la musique sur les prisonniers dans les camps de concentration nazis. Ce lien permet de comprendre que le silence que Quignard recherche est un silence signifiant, non pas la négation du langage mais son Autre, son envers. La dimension musicale de l’écriture permet d’échapper au deuxième risque que celle-ci présente : se protéger derrière le bouclier de Persée, c’est-à-dire de produire un langage logique, rationnel, maîtrisé, qui ne laisse aucune place au désir et au silence.

Ce refus d’un logos, d’un langage maîtrisé, soumis aux règles de la logique, qui ne permet pas de faire passer dans l’écriture le désir et la peur devant notre origine sexuée, se retrouve jusque dans le titre du traité que nous étudions. Il s’agit d’un « traité », donc d’un texte argumentatif, rationnel, possiblement philosophique, mais l’adjectif petit qui le qualifie vient réduire l’ambition logique du texte. Contrairement au « traité », un « petit traité » ne prétend pas épuiser son sujet ; il y a une part qu’on ne dit pas, ou qu’on dit autrement, par le biais des aphorismes, des répétitions musicales ou des jeux étymologiques. De plus, l’adjectif « petit » contraste avec le sujet du traité, « Méduse », thème qui paraît appeler de plus amples développements.

L’écriture de Quignard est donc une écriture oblique, qui approche le mystère du féminin, la révélation inadmissible de notre mort à venir, à travers un grand nombre de détours qui sont autant de bouclier réfléchissant l’horrible et fascinante vérité du désir.

Regarder Méduse, écouter Sirène : le double risque de l’écriture

L’écriture de Quignard, nous l’avons vu, évite deux dangers : celui de se taire et celui de produire une parole trop rationnelle, trop maîtrisée. Dans le Petit traité sur Méduse, ces deux risques sont incarnés par Méduse et Persée : se taire, c’est céder à Méduse, et parler dans un langage trop maîtrisé, c’est se réfugier derrière le bouclier de Persée. Or Quignard utilise l’un pour résister à l’autre. L’écriture, telle qu’il la pratique, est un moyen de passer toujours d’un pôle à l’autre : il écrit en gardant certaines caractéristiques du traité (il explique, construit des concepts à travers un travail sur l’étymologie), et en adoptant des caractéristiques de la poésie (aphorisme) et de la musique (répétitions), deux types d’écriture associés au langage silencieux, au silence dans le langage.

Écrire, pour Quignard, c’est donc devenir à la fois Persée et Méduse : c’est se confronter à Méduse, à l’origine sidérante, tout en gardant le langage écrit, ce bouclier poli qui permet de voir sans voir. Mais il y a toujours un double risque : celui du silence (la pétrification devant Méduse) et celui du refus de voir (se protéger derrière le bouclier et regarder en arrière). Ce double risque est évoqué par l’écrivain à travers les passages biographiques insérés dans le Petit traité sur Méduse :

La mère absente fut le cœur de ma vie. Je n’ai pas fait vœu de silence. J’ai été voué bien plus que je ne me suis voué à ce guet de langue perdue. La musique est cela en moi. Écrire est cela en moi. La crispation sur la vengeance (devenir le nom qu’on cherche, devenir soi-même l’idéal de cette langue perdue, devenir le héros de la lutte primitive, devenir Persée et comme lui s’encapuchonner du chapeau en peau de chien du dieu des morts dans le désir irrévocable, beaucoup plus qu’irrésistible, d’affronter Méduse, de tenir tête, front à front, à la face à face féminine et humaine.)22

TM, p. 83-84.

On lit ici les deux risques dont nous avons parlé : le « vœu de silence », associé à la musique et à l’écriture, et le discours maîtrisé, incarné ici par Persée, le « héros », le Père, qui a une place dans la mémoire collective, dans le langage de tous.

Nous retrouvons aussi l’écriture elliptique de Quignard, qui introduit de nouvelles idées dans le raisonnement en les illustrant par des images mais sans les expliciter. D’une part le logos, avec la construction d’un raisonnement, d’autre part le silence, avec un raisonnement qui reste toujours tronqué.

Au sujet du langage maîtrisé, Quignard dit qu’écrire, c’est « devenir le héros de la lutte primitive ». Cet article défini « la » devant « lutte primitive » est étonnant : il ne peut pas être un déterminant défini de deuxième occurrence, c’est donc un déterminant défini de notoriété. Or on se demande quelle est cette « lutte primitive » : par sa place dans le traité, on pense à la lutte entre Persée et Méduse et on en vient alors à se demander en quoi cette lutte est « primitive ». Il faut sans doute y voir l’image d’un affrontement primitif entre le masculin et le féminin, affrontement qui ne peut se dire que par le détour de ce mythe, lui-même évoqué au moyen d’un déterminant défini inattendu par le biais duquel la réflexion se construit, dans le creux du langage.

Il faut alors comprendre qu’écrire, pour Quignard, c’est se venger de cette mère qui s’échappe « au-delà des frontières du monde », qui nous confronte à notre mort, qui nous révèle que le langage ne fait pas partie de nous, qui blesse l’humanité en nous. C’est « devenir Persée », le Héros, celui qui a un nom et qui s’inscrit dans la mémoire de l’humanité : encore ici, le mythe permet d’exprimer cette tentative de se prémunir contre la mort par le langage. Il est sans doute possible alors de voir plus qu’un hasard dans ce nom, « Persée », qui s’approche tant du nom commun « père » : si Méduse incarne la mère, Persée, celui qui donne son nom et protège du pouvoir de la mère, est peut-être le père qui désire la mère ou, dans le langage de Quignard, qui la « désidère », qui permet d’échapper à sa sidération. L’auteur confirme l’association entre désir et « désidération » en recourant de nouveau au jeu étymologique.

Pour l’écrivain, le désir d’être, d’échapper à la sidération du féminin, d’avoir une identité, équivaut au risque de se contenter d’un langage maîtrisé, qui protège. Il s’agit d’un désir « irrévocable », c’est-à-dire impossible à retirer de la voix : il faut en effet comprendre cet adjectif littéralement, à partir du vocem latin. Comme souvent, le sens que l’auteur donne au mot n’est atteignable qu’au détour de son étymologie et, toujours, la parole manifeste le désir se soustraire au féminin, de s’affirmer dans le langage. En effet, l’origine étymologique du mot « désir » proposée par Quignard dans Vie secrète, (desiderium, la « désidération ») permet de l’associer au refus de la sidération. Le désir, c’est ainsi la possibilité d’éloigner l’Autre, d’en faire une altérité désirable, de le mettre à distance. De projeter son image dans un bouclier poli.

Cependant Persée, dans la lecture que fait Quignard de ce mythe, n’est pas tout-puissant ; il n’est qu’un des deux pôles de l’écriture, l’autre se confondant avec Méduse. Cette dernière nous amène à l’autre risque de l’écriture, le silence, et à la manière dont ce risque contrecarre le premier.

Écrire, c’est […] parcourir sans cesse l’écart entre le mensonge ou l’Ersatz et l’opacité inintelligible du réel, entre la discontinuité du langage voué à la dissidence des objets et impliqué dans l’identification des individus – la face vue par le miroir – et le continu maternel, le fleuve, le jet d’urine maternel – la face vue en face.23

Ibid., p. 92.

On voit bien ici qu’écrire, pour Quignard, c’est osciller entre le reflet de Méduse et Méduse elle-même, entre Persée et Méduse, entre masculin et féminin, entre langage et avant-langage, entre désir (désidération) et sidération. C’est créer un espace vacant dans lequel cet aller-retour est possible, afin de redonner un visage à la « face de mort » de Méduse.

Ce passage théorise cette oscillation et la met aussi en œuvre : d’une part, on remarque la profusion des termes abstraits, qui permettent une écriture proche de l’essai philosophique (« opacité inintelligible du réel », « discontinuité du langage », « identification des individus »), ainsi que la tentative de définir l’acte d’écriture (« [é]crire, c’est »). D’autre part, après un espace de silence marqué par le tiret, on remarque le retour de l’image comparant le jet d’urine maternel à un fleuve (« le fleuve, le jet d’urine maternel – la face vue en face »), comme si le langage philosophique et le langage poétique se relayaient.

Quignard recherche donc toujours un contact avec Méduse, avec cette origine mortifère et sidérante. L’écrivain appelle ce contact la « défaillance » : le moment où l’on quitte les rives du langage et de l’humanité, où l’on perd son individualité, son identité, son nom.

Ce moment est difficile à atteindre parce qu’en nous résiste le désir d’être et la peur que nous soit révélée notre part animale, mortelle. Voilà sans doute pourquoi Quignard, vers la fin du Petit traité sur Méduse, change tout à coup de paradigme en évoquant une autre figure mythologique, mais qui n’appartient pas cette fois à l’Antiquité : Mélusine. On peut interpréter ce changement comme un nouveau détour, comme un dernier bouclier, quand arrive le moment pour Quignard de parler de soi en tant qu’écrivain : « Nous ne pouvons rester chez les hommes qu’aussi longtemps que notre nature animale est ignorée. Nous sommes comme les fées que le langage parlé détruit. Si nous rompons le silence, elles disparaissent à l’instant même où elles s’ébattent.24

Ibid., p. 97.

 » L’écrivain (le « nous ») s’identifie ici à Mélusine, mi-femme/mi-animal, mi-parlante/mi-silencieuse. On ne peut pas voir Mélusine, on ne peut pas l’intégrer à la société parlante : Lusignan, en le tentant, la perd25

Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble histoire de Lusignan, Paris, Librairie générale française, 2003

. Quignard se trouve donc dans cet équilibre précaire : garder l’humain, le langage, la possibilité de s’exprimer (le masculin), mais garder aussi le silence, l’animalité, la sidération (le féminin).

Car ne pas oublier Méduse, écrire pour garder du silence dans le langage, est pour Quignard un devoir qu’il faut sans cesse rappeler car nous tentons sans cesse de nous y soustraire : « Sentio legem. J’ai attaché au fait d’écrire une idée de devoir. Il me semblait que, faute de ces mots du silence, je ne survivrais pas d’un jour. Il me semblait que, faute d’avoir l’audace de devenir tout à fait mutique, je resterais pourtant dans la proximité d’une chaleur vitale.26

Ibid., p. 104.

 » Il s’agit de rester « dans la proximité d’une chaleur vitale », celle de la mère hurlante, faute de pouvoir se taire. Il est impossible en effet de se taire totalement, ce qui reviendrait à regarder Méduse en face, car il est impossible de renoncer au langage, à avoir un nom et une individualité. Écrire est l’entre-deux tolérable qui permet à la fois de regarder Méduse et de garder le langage. L’écriture permet le langage silencieux, le plus silencieux possible.

Or Quignard répète plusieurs fois « sentio legem », ce détour par le latin qui lui permet d’énoncer le devoir d’écrire, de ne pas s’y soustraire. En plus de sa dimension musicale que nous avons déjà soulignée, cette répétition montre qu’il est difficile de ne pas se dérober au devoir d’écrire et de ne pas céder à la double tentation de se taire ou de se réfugier dans le logos, la langue rationnelle qui ne laisse pas de place au désir et au silence. « C’est sans cesse rapatrier le monde dans l’avant-monde, sans cesse revivre, redonner vie, reconfier à l’amont, revivifier la vie, réilluminer le soleil. Celui qui écrit recherche l’illumination.27

Ibid., p. 101.

 » L’écriture de Quignard se rapproche ici de Méduse, de la sidération : l’accumulation d’images, qui se traduit par une accumulation de verbes à l’infinitif (« rapatrier », « revivre », « redonner » « reconfier », « revivifier », « réilluminer »), débouche sur une maxime, un nouvel aphorisme : « Celui qui écrit recherche l’illumination. » Ce n’est qu’au bout de cette répétition, le terme « recherche » comme entraîné par la suite de mots à préfixe re-, que cette assertion et l’« illumination » peuvent enfin être assumées.

Quignard dépeint ici une Méduse qui illumine. La pensée de l’origine, le savoir de femme qui fait hurler, est une connaissance qui éclaire celui qui écrit. L’idée de retour, marquée par le préfixe re- dans la série « reconfier », « revivifier », « réilluminer », fait également sens sur ce plan. Le langage et la vie en société nous éloignent de cette origine sidérante, mais l’écriture nous y ramène dans la défaillance, si l’écrivain ne cède pas au silence ou au logos. « Mais je ne suis plus maître du besoin lui-même, ni du dispositif des heures dans l’aube. Maintenant je veux rompre le miroir. Maintenant je veux le jour et maintenant je veux sa face.28

Ibid., p. 104-105.

 » « [R]ompre le miroir » équivaut à accepter de ne plus être « maître du besoin lui-même » : on passe alors de l’autre côté du miroir, là où règnent les lois du désir et de l’image. Pour Quignard, il s’agit de se détacher, en utilisant la sidération de Méduse et l’attirance de l’écriture pour le silence, de cette « maîtrise », du risque que représente le langage logique. C’est à la condition de lâcher prise que peuvent émerger le désir (« je veux », répété trois fois) et la possibilité de vivre tout entier dans le présent du désir (« [m]aintenant », à trois reprises), sans se protéger derrière le langage du logos, du traité philosophique.

Quignard associe le langage maîtrisé à la vie sociale et le silence à la solitude. Ainsi, la tentation du langage maîtrisé est celle que suggère la société tout entière, alors que la tentation du silence est par essence asociale, « désocialisante ». « Nous n’avons pas à renoncer à notre désir ni à l’abandonner à l’âge ou au repos, à la gloire apparente ni aux postes et leur ennui, aux honneurs et aux rôles, ni aux femmes, ni à l’argent.29

Ibid., p. 105.

 » La réussite sociale (« la gloire apparente », les « postes », les « honneurs », les « rôles », les « femmes » et « l’argent ») se trouve niée grâce à l’omniprésence des marques de négation. La société nous demande de renoncer à « notre désir », au désir qui nous pousse à regarder Méduse, à écouter les Sirènes. Ainsi, elle perd l’illumination et s’enferme dans « l’ennui ».

Nous arrivons ici vers la fin du Petit traité sur Méduse et la voix de Quignard, après de nombreux détours, s’affirme de plus en plus, en des assertions négatives très marquées, avec la récurrence des « ni ». Parce que le texte a introduit en lui suffisamment de silence, l’écrivain peut affirmer des maximes dans un langage assuré : parce qu’il s’est laissé méduser, il peut s’approcher de la figure du Héros et proclamer ces quelques lignes aux allures de manifeste.

***

L’écriture de Quignard repose sur un pari paradoxal : c’est par le travail du langage, en passant par plusieurs mythes et langues, que celui-ci peut évoquer ce qui sans cesse lui échappera, soit le désir sexuel lié à la connaissance de notre nature mortelle. Le mythe de Méduse permet donc à l’écrivain de mener une réflexion sur les sujets que la rationalité ne peut pas appréhender ; entre le poème et l’essai philosophique, ce Petit traité sur Méduse apparaît comme un chemin original entre philosophie et littérature qui ouvre d’autres champs d’investigation. Méduse est le visage qui traduit l’inexprimable, le message qui ne se donne que dans le cri ou dans le silence, et la rencontre du cri et du silence est l’un des paradoxes que contient l’écriture de Pascal Quignard : ce qui fascine effraie, et le désir tue.

Peut-on regarder Méduse ? Non, mais on ne doit pas cesser d’essayer, sous peine de perdre le désir.


Pour citer cette page

Marion Coste, « Entre écriture de biais et écriture biaisée : Méduse ou l’art du détour » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


[ezcol_1half]

Page précédente
L'invocation de Méduse
ou La mise en texte du féminin dans quelques romans de Calixthe Beyala
[/ezcol_1half] [ezcol_1half_end]

Page suivante
Comment voir Méduse ?
Sylvie Germain, peintre de la narration
[/ezcol_1half_end]