Peut-on lire Méduse ?

Valérie Lefebvre-Faucher

Valérie Lefebvre-Faucher est éditrice. Elle a travaillé notamment pour les Éditions Écosociété, les Éditions Varia et les Éditions du remue-ménage. Elle complète cette année une maîtrise en création littéraire à l’UQAM et collabore également à plusieurs publications web, comme Jesuisfeministe.com, Littéraires après tout et Raisons sociales.

 


La Méduse n’est pas mortelle, nous disent les féministes. Il suffit de la regarder en face pour la voir. Elle a toujours été là, lavons-nous les yeux, frottons-nous les oreilles. Elle est légion. Elle hurle. Mais comment peut donc continuer son occultation ? C’est que nous voyons ce qu’un travail ininterrompu d’édition nous désigne : une cartographie, une signalisation plusieurs fois centenaire, qui a érigé des monuments de marbre, des miradors, des autoroutes. Il n’y a pas si longtemps que l’édition féministe cherche à attirer nos lectures hors des sentiers. Nos yeux s’habituent à peine à l’obscurité que des projecteurs puissants les détournent. Montrer les écrivaines (les ressusciter) nécessite une armée d’éditrices. Quand je me suis enrôlée, je ne me doutais pas que je m’inscrirais dans une série double, et qu’en attirant les regards sur les autres, je devrais aussi les soutenir sur moi.

Soin du texte et lancer du verbe

Le travail du texte se meut entre deux pôles, que l’on pourrait qualifier de genrés, deux faces, Muse et Méduse. L’éditrice soignant la parole des autres, l’écrivaine trouant l’espace d’une affirmation singulière. Deux poses difficiles à tenir, pour avoir été longtemps obligatoires ou proscrites, mais que nous pouvons prendre en alternance, infiniment.

La Muse est telle que l’on apprécie les femmes intellectuelles dans la tradition : invisible. Inspiratrice, rédactrice de l’ombre, promotrice et amatrice de l’art des autres, elle est, comme on dit des « petites mains » qui fabriquent les œuvres sans les avoir conçues, le « petit cerveau » à l’œuvre dans la littérature. Les livres d’histoire font de l’édition un portrait viril, mais il n’y a pas de fonction plus traditionnellement « féminine ». Les écrivaines font de si bonnes correctrices, de si encourageantes lectrices. Mais qui aide les Muses ? Ont-elles une œuvre ? Je suis souvent tentée de rompre avec elle, tant la Muse est exclue d’avance. À force de pratiquer ce métier, de donner de la force aux paroles des autres, une idée prend forme, une envie. Étrangler, comme le conseillait grand-mère Woolf, l’Ange du foyer, cette vieille fée pâle d’ennui, qui dit : « Soyez compréhensive ; soyez tendre ; flattez ; trompez ; usez de tous les artifices, de toutes les ruses de votre sexe. Ne laissez jamais quiconque deviner que vous avez une idée à vous.1

Virginia Woolf, « Carrières féminines », Virginia Woolf par elle-même, éd. par Monique Nathan, Paris, Seuil, 1956, p. 170.

 » Éditrices silencieuses debout. Ne soyez plus des égéries, dit l’Euguélionne (comme si elle n’avait pas elle-même besoin d’une Muse). Je dirais soyez égérie, à condition de devenir Gorgone aussi.

Mais comment ? Méduse, on le sait, ne crée qu’au prix de sa mise à mort. Sa sensualité, sa beauté sont punies ; sa colère terrorise. L’écrivaine ne trouve jamais sa place ; elle se tient dans l’angle mort de l’institution. Nous la voudrions toutes à notre bouclier, mais sans cette ennuyante faute originelle qui a bâillonné tant de penseuses et d’artistes. Prendre la parole en tant que femme nous situe dans une lignée interdite, zigzaguant entre anonymat et bûcher.

Méduse a besoin d’une éditrice. Mais elle a aussi besoin des autres Gorgones, qui maintiendront avec elle une hauteur moyenne, une puissance de meute. La parole aura toujours un tranchant, une verticalité qui dérange. L’intellectuel, à plus forte raison l’intellectuel engagé, et bien sûr l’intellectuelle féministe se dresse seul.e dans un courant puissant. Devenir Méduse suppose de s’exposer aux grands vents et aux lames vengeresses. Cette femme en littérature ne rassure pas, ne séduit pas. En plus du risque que court tout écrivain qui surgit seul là où personne ne l’attend, la Méduse dégoûte et défigure un portrait cohérent. Si elle n’a pas la bienséance de disparaître, elle va au-delà du scandale ; sa présence même éclate l’unité, la chronologie, l’identité.

On sait ce qui arrive aux têtes qui dépassent.

Le monstre à abattre

Quand on a été absente si longtemps, l’apparition fait désordre, la voix klaxonne. Cette exagération, cet éblouissement monstrueux de la parole féminine déclenche comme toujours l’hostilité. Il suffit de peu pour que se précipitent sur nous les éclaireurs de l’armée des trolls. Toutes les femmes qui ont déjà tenté de prendre une place dans débat sur des sujets généraux, sciences, politique, philosophie, connaissent bien les sifflements de ces petits soldats de l’armée de l’ombre, les antiféministes de salon. Ils annoncent la présence grouillante de la foule derrière, des bataillons qui peuvent se mobiliser pour humilier, insulter, menacer et faire taire. Nous le savons : les outils de communication d’aujourd’hui ont déchaîné également la parole et la haine de la parole. Nos contemporains accueillent déjà avec méfiance et agressivité l’expression des idées. Si en plus elles émanent d’une féministe, tout de suite un hurluberlu affirmera qu’elle a besoin d’une bonne leçon. La nuisance des internautes misogynes et antiféministes est déjà abondamment documentée en anglais ; les francophones commencent à peine à la dénoncer. Il faut dire que nous préférerions de loin regarder ailleurs. Pendant ce temps, les écrivaines se rassoient.

Soupirons. La haine des femmes qui parlent, ça n’a rien de neuf ! Celles qui ont cru qu’elles seraient en ce nouveau siècle affranchies du fardeau double de l’écriture se réveillent à coup de menaces de viols et de harcèlement. Elles ferment les commentaires de leurs sites web, abandonnent leurs blogues, se retirent des groupes de discussion. La morve de troll paralyse.

Pourtant, nous ne sommes pas désarmées.

Stratégie antidécapitation

Et dire que nous pensions que nous n’aurions plus besoin de l’écriture-guérilla. Nous revoici Gorgones de grands chemins. Mes sœurs, je vois que vous hésitez. Il faut vous rendre à l’évidence. La guerre des trolls a déjà commencé.

Pour plusieurs raisons, nous tardons à élaborer une stratégie commune efficace. Parmi les innombrables arguments de démobilisation, le plus répandu est la protection d’un statu quo apparemment confortable. (En critiquant, nous ouvririons les hostilités.) Je passerai sur celui-là, auquel les féministes répondent depuis toujours : confortable pour qui ? De nombreuses femmes choisissent plutôt un retrait stratégique ou, même, le camp des trolls : conformons-nous, montrons que nous sommes « capables d’en prendre », quittons certaines tribunes, rions, nous aussi, de la naïveté des idéalistes qui pensent que se défendre donne quelque chose. La démonstration se reproduit sans faiblir : les femmes qui acceptent les codes de domination pour sauver leur peau ne seront pas épargnées par la violence et la misogynie. Seule solution : l’affrontement ? Je lis souvent : « Comme j’aurais aimé que ma mère m’apprenne à régler mes problèmes à coups de poings ! » Pensons-y : ce serait malhonnête de dire qu’elles nous ont laissées sans moyens. N’est-ce pas ? Le temps est peut-être venu d’assumer les attributs dérangeants de la puissance littéraire féminine. Mais rappelons-nous : pas question de singer un modèle guerrier qui nous écrase. Que peut l’armée des écrivaines contre les trolls, et contre les ombres intolérantes qui avancent sur le monde ? Accepter de faire peur, propager et soutenir les paroles justes (mais aussi refuser de réduire son discours ou son inquiétude, user de séduction, de fine psychologie, d’humour, partir en quête de beauté et d’imaginaire grandi). Tous les talents, toutes les plumes sont conscrites. Les stratégies se complètent.

Acceptons de provoquer l’effroi. Sans grand enthousiasme, nous reprenons donc les costumes de monstre de nos grand-mères, rajustons les dents longues et les venins. Nos fantasmes de nuances et de dialogue s’accommodent mal de la grimace. Comme il serait agréable, ce monde postpatriarcal où plus personne ne serait obligé de faire, constamment, son territoire. Où nous n’aurions plus à nous coiffer de vipères. Malheureusement, l’espace de la parole ne se négocie pas autrement. Pour prendre le crachoir, exercer notre liberté de penser, de dire, de critiquer, de proposer, nous aurons besoin de nos serpents !

Quand le chœur se rassoit, l’écrivaine, qui a signé, soutient les regards, le silence et le temps. Debout, elle défend un lieu, les monstres levé.e.s avec elle allègent son fardeau. Prenons le relai du risque. Je voudrais que nous apprenions à nous lever nombreuses, dans le désordre, pour faire pousser de nouvelles têtes pendant que d’autres se reconstruisent. Et que la verticalité persiste, grâce au cycle des apprenties Méduses. Apprécions la crécelle et le tremblement dans nos voix novices. Faisons pleuvoir le rire et l’horreur dont nous sommes capables. Apprenons à nous lever les unes autour des autres, ondoyantes et sifflantes. Apprenons aussi, à retomber. Avec fracas.

Soyons ensuite les éditrices des Méduses. Le courage et la hauteur se forment mieux dans une base solide, et ne durent pas sans un réseau de petites mains agiles. Travaillons à faire apparaître des femmes dans les lettres. Travaillons à leur protection. Invitons-les, lisons-les, répondons-leur. Organisons les espaces de parole. Les Muses, par leurs soins, leurs choix, leur patient travail d’amélioration et de promotion des œuvres, peuvent se révéler de féroces guerrières.

Si certain.e.s rêvent d’une littérature publique « libérée » des éditeurs, c’est surtout, selon moi, dans un objectif d’affranchissement des diktats de l’industrie. La fonction littéraire de l’édition, aidant, défendant, reconnaissant des écrits, demeure précieuse. Elle est ce travail de civilisation de la parole qui rend les débats possibles et qui fait peut-être défaut à Internet aujourd’hui. Refaisons les règles de l’expression à notre avantage. Dans mon faisceau éditorial, ce sont les antiféministes qui dépassent.

Aujourd’hui, publier des femmes est devenu la condition de mon engagement en édition. Je veux travailler à leur apparition et aussi à la mienne, rendue inévitable par quelques combats, qui ont mis à l’épreuve ma responsabilité. J’en garde des rides, des angoisses, une fatigue démesurée. Aussi, heureusement, un aplomb. Une forme de maturité sociale, qui répond à l’appel que lançait Suzanne Jacob à ma « génération », aux prises avec une « féroce éthique pacifique », qui « consiste à échapper, à se dérober à tout positionnement, à toute prise de parole ». Peut-être parce que je boite, je me tiens debout autrement. Et en le faisant, je me déplace vers le front. J’apprends à devenir écrivaine, puisque l’acte d’écrire consiste à « faire apparaître quelqu’un dans le monde2

Suzanne Jacob, La Bulle d’encre, Montréal, Boréal, 2001 [1997], p. 38, p. 31.

», à proposer ma « version » de la vie. Les autres Gorgones me sourient. Comme ça, debout, je peux contempler leurs yeux rieurs sous les cheveux verts.

Muses féministes, Méduses alternatives. Il me semble que pour durer, il faut devenir l’une et l’autre. Faisons entendre celles dont les voix justes se perdent toujours en intermédiaires. Qu’elles montent au front. Que leurs sœurs fatiguées de parer les coups apprennent pendant les replis à les lire, à les encenser et à les soulever de terre. Regardez autour de vous. Pensez à vos éditrices, vos écrivaines. Laquelle vous a portée sur ses épaules, laquelle est venue à votre défense, laquelle vous a ensemencée, propulsée ? Laquelle inviterez-vous à parler à votre tour ? Et vous, magiciennes de l’édition, allez-vous croire enfin à la nécessité de votre présence là-haut ? Chaque percée que vous ferez dans le texte aidera à en changer le cours. Entre le care et la conquête, j’appelle la parole queer.

Vues d’ici

Quand nous parlons et que les trolls s’avancent sur nous, nous sentons la vague qui les pousse, l’histoire du monde comme une mer. Elle nous lèche les pieds. Et le froid nous monte au cœur, le sel encroûte nos artères. Des images déraisonnables apparaissent que nous ne voulons pas chasser : créatrices internées, politiciennes assassinées et scientifiques au bûcher. Il y a de quoi avoir peur, il y a de quoi se mettre en colère, il y a de quoi pleurer, s’inquiéter, accuser, insulter, de quoi tendre ses bras pour y abriter les amies, de quoi serrer les poings. Je ne veux renoncer à aucun de ces gestes vrais. Mais comme chacun.e, je cherche à les rendre utiles, puissants. J’ai envie de trois, quatre dimensions ou plus, d’être Muse, puis Méduse, puis rivière, corps fébrile et constellation. Maîtriser l’art de la métamorphose, pour que les décapitations me grandissent. Raisonner, puis déraisonner, calculer les apparitions, les reculs. Mentir, inventer, s’obstiner, ou encore avouer les peurs, les doutes, les incomplétudes. Écrire dans l’adversité ne se fait pas sans cette danse. Je tente une arabesque vers vous afin d’ouvrir un espace pour toutes vos frayeurs féministes. Je ne suis pas seule je suis debout sur/parmi les autres. Vu d’ici, ça ne fait plus peur.


Pour citer cette page

Valérie Lefebvre-Faucher, « Peut-on lire Méduse ? » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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