L’œil de Méduse dans À ciel ouvert de Nelly Arcan

Pascale Joubi1

Cet article est le fruit d’une réflexion que je mène sur la réécriture de certains mythes féminins et masculins par Nelly Arcan dans mon mémoire de maîtrise portant sur Folle et À ciel ouvert.


Université de Montréal

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Auteure
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Résumé
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Abstract
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Étudiante à la maîtrise en Littératures de langue française à l’Université de Montréal, sous la direction d’Andrea Oberhuber, Pascale Joubi rédige un mémoire portant sur Folle et À ciel ouvert de Nelly Arcan. Elle y étudie la construction de figures féminines et masculines, par le procédé de réécriture des mythes, autour des notions de monstruosité et de crime. Elle a publié un article intitulé « L’éducation passionnelle des jeunes filles. De la Belle Époque à l’entre-deux-Guerres » dans le cadre du programme de recherche Les savoirs des femmes. Elle s’intéresse particulièrement à l’écriture des femmes aux XXe et XXIe siècles et aux gender studies.

 

L’une des réécritures contemporaines du mythe de Méduse peut se lire dans À ciel ouvert (2007) de Nelly Arcan où la figure aux cheveux de serpents est mise au service d’une critique des jeux de pouvoir traditionnels entre le féminin et le masculin. Rose, le personnage principal du récit, devient Gorgone par son sexe qui se présente alors comme un miroir de la monstruosité de Charles, personnage masculin déviant. Analysant les mythèmes méduséens du regard et de la castration, l’article montre en quoi Arcan s’approche et s’écarte des versions précédentes du mythe et de sa lecture freudienne, et comment l’auteure opère, par la fusion de la figure de Méduse avec celle des Amazones, un renversement des rôles pour une égalité des sexes par l’abjection.

One of the contemporary incarnations of Medusa could be found in Nelly Arcan’s À ciel ouvert (2007) in which the author rewrites the myth of the Gorgon to criticize the traditional genders power game. Rose, the female antagonist, becomes Medusa by her sex that is presented as a mirror of the monstrous Charles, her deviant ex-lover. Analyzing the mythemes of gaze and castration, this essay demonstrates how Arcan uses, rejects or subverts previous versions of the myth and Freud’s “Medusa’s head”, and how, by merging the figure of Medusa with the Amazons, she reverses male and female roles to establish gender equality through abjection.


« Il y a dix mille ans de littérature derrière chaque conte que l’on écrit2

Gabriel Garcia Marquez (Il tiempo, 4 mars 1979), tel que cité par Pierre Brunel dans Mythocritique : théorie et parcours, Paris, PUF, 1992, p. 72.

 », déclarait Gabriel García Márquez, et je dirais derrière chaque texte aussi. La reprise de mythes est au cœur de la pratique de réécriture depuis l’Antiquité, dans la mesure où tout acte d’écriture est au fond une réécriture. Certains mythes, dont le pouvoir de fascination reste plus profondément ancré dans la mémoire culturelle, traversent les époques, se renouvelant sans cesse. Méduse est certainement l’une de ces figures mythologiques qui sont continuellement investies d’un sens nouveau. Reprise par l’auteure québécoise Nelly Arcan dans son troisième récit, À ciel ouvert3

Nelly Arcan, À ciel ouvert, Paris, Seuil, 2007. Désormais ACO.

, la Gorgone mortifère est difficilement reconnaissable si ce n’était de sa monstruosité et de son pouvoir de pétrification. Métamorphosée en œil-sexe, symbole d’une force féminine effrayante, elle s’incarne dans Rose, personnage féminin devenu monstre par la chirurgie esthétique, qui mène Charles au bord du gouffre. En reprenant et renversant certains mythèmes caractéristiques de la figure de Méduse, auxquels elle intègre un élément nouveau, l’œil-sexe, Nelly Arcan pose un regard différent, auquel se consacre cette étude, sur l’un des mythes qui se trouvent derrière la construction d’un féminin menaçant et abject ; elle en propose ainsi une variante critique de la répartition traditionnelle du pouvoir entre le féminin et le masculin.

Méduse et le sexe féminin

Dans les textes qui nous sont parvenus depuis l’Antiquité, Méduse n’est pas une figure associée d’emblée au sexe féminin, dans le sens biologique du terme : figure féminine monstrueuse, Méduse terrifie et pétrifie par sa chevelure de serpents et son visage hideux, dont la bouche ouverte laisse pendre la langue. Dans certaines représentations picturales, elle porte la barbe alors que d’autres, plus récentes, la montrent sous des traits particulièrement féminisés. De manière générale, Méduse se situe dans un entre-deux où se confondent les pôles des systèmes binaires traditionnels : entre le masculin et le féminin, entre l’humain et le bestial, entre le sacré et le profane. Cette confusion qui place la Gorgone dans l’ordre de l’indéfinissable est ce qui fait d’elle un monstre, comme le montre avec justesse Jean-Pierre Vernant dans La mort dans les yeux : « Le télescopage de ce qui est normalement séparé, la déformation stylisée des traits, l’éclatement du visage en grimace traduisent ce que nous avons appelé la catégorie du monstrueux, dans son ambivalence, tendue entre le terrifiant et le grotesque, avec le passage, l’oscillation de l’un à l’autre.4

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne. Artémis, Gorgô, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 80.

 »

D’où viendrait donc le lien entre Méduse et le sexe féminin ? On pense d’emblée au père de la psychanalyse en réponse à cette question. Mais d’abord, plusieurs commentateurs de Méduse l’ont liée à la figure de Baubô, et ce rapprochement semble particulièrement intéressant pour aborder la manière dont le mythe de Méduse est repris par Nelly Arcan dans À ciel ouvert.

Baubô est une vieille femme qui, pour aider Déméter à sortir de son deuil, lui exhibe son sexe sur lequel est dessiné le visage rieur d’un enfant. Ce qui rattache Baubô aux lectures plus modernes5

Par lectures plus modernes, je désigne les commentaires sur Méduse contemporains, postérieurs ou rédigés en réaction au texte de Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes. Vol. II : 1921-1938, Paris, PUF, 1985 [1922], p. 49-50.

de Méduse, c’est qu’elles font toutes deux intervenir le sexe féminin comme un masque6

Jean-Pierre Vernant utilise l’expression « le sexe fait masque » dans La mort dans les yeux, op. cit., p. 33.

. Toutefois, si le rire est la réaction suscitée par l’exposition du sexe travesti de Baubô, il est complètement absent d’À ciel ouvert où le sexe étalé au grand jour provoque d’abord une réaction d’attraction-répulsion, effet caractéristique du monstrueux comme le postule Didier Manuel dans La figure du monstre7

Didier Manuel, « La figure du monstre », La figure du monstre. Phénoménologie de la monstruosité dans l’imaginaire contemporain, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009, p. 11-17.

, puis une peur panique qui se rapproche de ce que décrit Freud dans « La tête de Méduse »8

Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes. Vol. II : 1921-1938, Paris, PUF, 1985 [1922], p. 49-50.

.

Le texte de Freud relance le mythe de Méduse au XXe siècle et lui donne un sens nouveau où le sexe féminin, associé à l’horreur, occupe une place centrale : « Décapiter = castrer. L’effroi devant la Méduse est donc effroi de la castration, rattaché à quelque chose qu’on voit.9

Sigmund Freud, op. cit., p. 49.

 » À la vue du sexe féminin, l’enfant mâle est terrifié et pétrifié, mais aussi consolé parce que la pétrification, assimilée par Freud à une érection, lui rappelle qu’il possède un phallus, contrairement à sa mère. « Dès lors, le mythe de Persée prend un sens nouveau : il raconte l’exploit d’un héros qui, pour avoir vaincu la femme “castratrice” et s’être armé du fétiche […] de la tête de Méduse, peut conquérir Andromède, la vierge terrifiante, et tuer le monstre marin, double maléfique de la femme.10

Camille Dumoulié, « Méduse », dans Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, 2e éd. augmentée, Monaco, Les éditions du Rocher, 1994 [1988], p. 1023.

 » En rapprochant le sexe féminin d’un monstre mythologique, Freud contribue à bâtir une conception du féminin monstrueux, comme l’observe Barbara Creed dans « Horror and the Monstrous-Feminine. An Imaginary Abjection » : « […] the concept of the monstrous-feminine, as constructed within/by a patriarchal and phallocentric ideology, is related intimately to the problem of sexual difference and castration11

Barbara Creed, « Horror and The Monstrous-Feminine. An Imaginary Abjection », Screen, vol. 27, no 1, 1986, p. 44.

 ». L’une des premières critiques à contester cette théorie freudienne est Hélène Cixous dans « Le rire de la Méduse », texte rapidement promu au rang de manifeste pour une « écriture féminine ». Non seulement Cixous y dénonce-t-elle le discours phallogocentrique qui associe le sexe féminin à l’abject, mais elle renverse aussi le mythe de Méduse en déclarant qu’« [i]l suffit qu’on regarde la méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit.12

Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », L’Arc, no 61, 1975, p. 47.

 »

La transformation de Méduse

Hélène Cixous n’est toutefois pas la première à conjuguer Méduse et beauté13

Bien sûr, Cixous le fait en réaction au texte de Freud et à la version la plus admise du mythe de Méduse.

. Attestent de la beauté initiale de Méduse des textes antiques, dont le plus ancien et le plus complet qui nous soit parvenu est celui d’Ovide. Ce dernier rapporte, dans le IVe livre des Métamorphoses, après avoir raconté la décapitation de Méduse par Persée, l’histoire de la transformation de la Gorgone en monstre :

D’une éclatante beauté, Méduse avait fait naître les espoirs jaloux de nombreux prétendants, et, dans toute sa personne, il n’y avait rien qui attirât plus les regards que ses cheveux. J’ai rencontré un homme qui racontait l’avoir vue. Le maître de la mer la viola, dit-on, dans le temple de Minerve. La fille de Jupiter détourna sa vue et couvrit de son égide son chaste visage. Et, pour que cet attentat ne demeurât pas impuni, elle changea les cheveux de la Gorgone en hideux serpents.14

Ovide, « Livre IV », Les métamorphoses (traduit par Joseph Chamonard), Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 132-133.

Dans la fortune littéraire du mythe, plusieurs femmes auteurs et poètes15

Ann Stanford, « Medusa », In Mediterranean Air, New York, Viking Press, 1977 et Amy Clampitt, « Medusa », Archaic Figure. Poems, New York, Alfred A. Knopf, 1987, pour ne nommer que deux exemples.

se sont emparées de cette version du mythe pour récupérer la figure de Méduse et mettre l’accent sur le crime commis contre elle plutôt que sur sa monstruosité. Nelly Arcan, par sa reprise et la réécriture du mythe de Méduse dans le chapitre final d’À ciel ouvert, se situe dans cette filiation d’auteures qui utilisent cette version pour hypotexte, sans toutefois exclure de ce dernier la lecture freudienne du mythe.

Rose, Méduse par son sexe

À ciel ouvert relate, d’un point de vue rétrospectif, l’histoire d’un triangle amoureux qui se termine par un meurtre annoncé dès les premières pages du récit. Charles Nadeau, photographe pour magazines et affiches publicitaires, forme avec Rose Dubois un couple stable jusqu’à ce que Julie O’Brien entre en scène et dérange l’ordre des choses. Charles tombe sous le charme de Julie qui, graduellement, s’abîme, physiquement et psychologiquement, pour arriver à lui arracher la jouissance sexuelle. Les goûts du photographe en matière sexuelle sont de fait déviants : surnommé « l’équarrisseur » par Julie, il n’est excité que par la vue de morceaux de corps bien précis, et plus ces morceaux sont marqués par la blessure, par l’ecchymose et par la cicatrice – notamment celle issue d’une chirurgie plastique –, plus sa jouissance est intense16

Ce fétichisme de Charles remonte en fait à un traumatisme d’enfance : le père de Charles, pendant ses accès de folie, enfermait son fils pendant des heures avec des pièces de viande dans la chambre froide de sa boucherie.

. Or, si Julie n’a pu aller plus loin que l’automutilation par coups de rasoir, Rose, elle, pousse à l’extrême le sacrifice17

ACO, p. 179.

de soi en subissant, volontairement, une vaginoplastie qui fera de son sexe LE sexe idéal dont Charles rêverait18

Je ne crois pas qu’il serait juste ici de faire de Charles un modèle de tous les hommes qui désireraient, tout comme lui, un sexe « serré et juvénile, sans poil, un sexe évoluant à travers toutes les étapes de la guérison, sexe croqué, sexe bouchée, une mordée » (ibid., p. 173), un « sexe d’enfant » (ibid., p. 175), car Charles, héritier d’une folie qui lui vient de son père (ibid., p. 58), est un homme « malade » (ibid., p. 157 et 189), déviant, anormal. De même Rose n’est pas LA femme, mais un type de femme. Affirmer, comme le fait Lucie Lequin, que, dans À ciel ouvert, Nelly Arcan reconduit les schémas phallogocentriques « sans rien reconnaître des luttes féministes où les femmes […] ont lutté pour s’approprier tant leur corps et leur tête et ont dénoncé avec une telle force toutes les violences faites aux femmes » (Lucie Lequin, « Excès contagieux et résilience. La violence dans l’œuvre de Marie-Cécile Agnant, Nelly Arcan, Abla Farhoud et Aki Shimazaki », Dialogues francophones, no 14, 2008, p. 100) reviendrait à poser un regard sur les personnages de ce troisième récit arcanien qui les place au centre du système hétéronormatif, alors qu’ils se situent d’emblée dans la marge par leur déviance. Rose et Julie, monstres par leurs corps (sur)travaillés par la chirurgie esthétique, sont aussi criminelles, responsables de la mort de Charles ; celui-ci a des goûts sexuels abjects qui l’excluent de la société et dont la pathologie culmine avec la crise de folie qui advient à la fin du récit. Si Arcan semble généraliser à tous ses personnages féminins le cas de Julie et de Rose, en tant que femmes cherchant continuellement à atteindre un degré de féminité impossible dicté par les médias et le discours social sur la beauté, c’est par volonté d’amplifier l’obscène pour mieux le critiquer, à la manière de l’Abject art (à ce propos, voir Julie Tremblay-Devirieux, « L’abjection dans les récits de Nelly Arcan », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 2012, qui montre que l’écriture abjecte est une nouvelle manière, pour certaines auteures contemporaines d’Arcan, d’écrire le féminin et que cette écriture a un potentiel critique et subversif important, contrairement à ce que l’on pourrait croire). D’ailleurs, Nelly Arcan elle-même a affirmé dans un dialogue avec Jean-Michel Devésa : « […] je ne pense pas que l’on puisse établir une règle concernant le rapport Homme/Femme qui soit universelle » (« L’autre du sexe et de la folie. Entretien avec Nelly Arcan », dans Jean-Michel Devésa [dir.], Plaisir, souffrance et sublimation, Bordeaux, Pleine Page, 2007, p. 251).

. À l’image de Méduse métamorphosée en monstre à cause d’un homme, Rose prend la décision de transformer son sexe parce qu’elle a perdu celui qu’elle aime et qu’elle veut regagner à tout prix19

En étant celle qui possède le Sexe (ACO, p. 175), elle devient celle qui détient le pouvoir et sur Charles et sur Julie, sa rivale.

. En effet, une fois sur le point d’exhiber son sexe sur le toit, à ciel ouvert, elle déclare : « Toi aussi Charles ! Viens voir encore plus près l’endroit où les hommes comme toi poussent les femmes !20

Ibid., p. 248.

 » La responsabilité de la transformation de Rose en monstre par son sexe retombe ainsi sur les épaules de Charles qui, par sa perversion sexuelle, ne peut se donner qu’à des morceaux du corps féminin. Rose, en faisant remodeler son sexe par la chirurgie esthétique, par cet acte ultime d’amour, croit enfin réussir à garder pour elle l’homme dont elle est amoureuse grâce au seul pouvoir de son nouveau sexe. Marqué par les traits de l’insolite et de l’étrange, celui-ci, une fois opéré, altéré, ab-jecté21

On ne saurait aborder l’abjection sans faire référence à Julia Kristeva qui, depuis la publication de son essai Pouvoirs de l’horreur en 1980, fait toujours autorité sur la question. Ce qui rend abject, observe-t-elle, c’est « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (Pouvoirs de l’horreur. Essais sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 12).

, devient un objet monstrueux : « C’était un sexe nu, qui n’avait plus de peau parce que la mort l’avait soulevée […].22

ACO, p. 216.

 » Le pouvoir mortifère de ce « sexe fait masque » est mis en évidence, comme une prophétie de ce qui adviendra à la fin du récit : « Voir la mort, c’est mourir, par contagion mimétique instantanée23

Françoise Frontisi-Ducroux, L’homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, Paris, Gallimard, 2003, p. 214.

 », constate Françoise Frontisi-Ducroux à propos de Méduse. Dans À ciel ouvert, « [l]a mort était là, au cœur de la beauté24

ACO, p. 214.

 » ; dans cet univers, Rose se fait Méduse par son sexe-monstre.

Méduse, miroir de l’Autre en soi

« L’affaire est claire », écrit Françoise Frontisi-Ducroux dans L’homme-cerf et la femme-araignée, « avec les Gorgones, la mort, par pétrification, est instantanée et provient du regard25

Françoise Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 206.

 ». Instantanée, la mort de Charles ne l’est pas vraiment, mais elle se dessine graduellement à travers son délire final qui le mène au bord du gouffre.

Si Charles est le seul, parmi les personnages ayant eu l’occasion de voir le sexe refait de Rose, à en mourir26

La foule qui assiste au dévoilement du sexe de Rose réagit moins violemment que Charles face à l’étrange sexe : la foule « n’en finissait pas d’être sidérée, consternée, troublée, de ressentir le sexe de Rose comme une merveille, ou une honte, ou une folie, mais quelque chose de fort et de captivant, dans tous les sens […] » (ACO, p. 250). Les gens rassemblés ont donc une réaction « typique » d’attraction-répulsion face à n’importe quel objet ou sujet monstrueux.

, c’est entre autres à cause de l’œil qu’il est le seul à voir à l’intérieur du sexe :

Au centre de la chair s’ouvrait un œil, non pas l’image d’un œil, non pas un œil photographié, mais un vrai, un œil vivant, qui bougeait lui aussi, jetait sa pupille dans toutes les directions comme pour s’assurer que personne, en dehors de Charles, ne se trouvait dans la pièce. Après un temps l’œil l’avait regardé droit dans son œil à lui, intentionné, prêt à lui parler, sans malice.27

Ibid., p. 237.

Or, comme le soutient Jean-Pierre Vernant, le thème central du mythe de Méduse est « celui de l’œil, du regard, de la réciprocité du voir et de l’être-vu28

Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 77.

 ». Regarder quelqu’un dans les yeux, c’est aussi se voir, voir son propre reflet dans la pupille de l’autre ; c’est donc aller à la rencontre de soi, ou plutôt de l’Autre en soi. Regarder Méduse revient à constater « l’horreur terrifiante d’une altérité29

Ibid., p. 82.

 » à laquelle celui qui regarde est forcé de s’identifier, devenant ainsi pétrifié face à la reconnaissance de l’Autre qui se trouve en lui. Que voit donc Charles dans l’œil-sexe30

Que voit Rose dans les yeux de Charles ? Rose est sidérée de ne plus rencontrer dans ses yeux le désir violent auquel elle s’attendait. Or celui-ci s’est éteint justement parce qu’il a rencontré son propre reflet.

 ? Il ne voit pas Rose, il ne voit pas la Déesse-mère freudienne, il voit son père, « le Père Boucher31

ACO, p. 273.

 » et, par extension, sa déviance, ses goûts qui « l’horrifiaient lui-même32

Ibid., p. 106.

 », qui sont « le contraire de […] la nature33

Ibid.

 », donc monstrueux, abjects. Ce sexe, qui a été fait sur mesure pour lui plaire, réfléchit l’image de l’autre terrifiant, parce qu’a-normal, caché en lui34

L’Autre ici serait en fait le même, parce que Charles ne voit pas la mère dans le sexe de Rose, mais le père ; il n’y voit pas la femme, altérité absolue aux yeux de sujet masculin « universel ». Arcan opère ici un renversement important, à la fois du mythe de Méduse et du texte de Freud.

. Ceci se rapproche de l’analyse que fait Jean-Pierre Vernant de l’altérité donnée à voir par Méduse : « quand vous en [le masque de Gorgô] êtes fasciné, c’est vous-même [que vous voyez], vous-même dans l’au-delà, cette tête vêtue de nuit, cette face masquée d’invisible qui, dans l’œil de Gorgô, se révèle la vérité de votre propre figure35

Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 82.

 ». Charles, rencontrant sa propre figure dans l’œil-sexe, quitte le monde des vivants et sombre dans la folie à laquelle il a cru, enfant, avoir échappé36

ACO, p. 60.

 : son passé rattrape son présent37

D’ailleurs, il est intéressant d’observer que les images hallucinées pendant les épisodes d’enfermement dans la chambre froide de la boucherie du père se superposent à celles du sexe de Rose lors du délire final (ibid., p. 234-235, 236 et 240).

– présent qui laisse présager son futur proche –, il se voit devenir cet autre, fou, qu’il pensait avoir laissé dans la chambre froide de la boucherie de son père. Ce qui provoque l’effroi et la pétrification (sans érection) dans À ciel ouvert n’est pas tant le sexe féminin, mais un désir déviant nourri par un accès facile à des images pornographiques et à des outils technologiques, qui a poussé une femme à devenir monstrueuse pour correspondre à un modèle féminin exposé dans les affiches publicitaires et sur les sites Internet pornographiques, un modèle féminin conditionné par un discours contemporain sur le corps stigmatisé par la chirurgie esthétique38

À propos de la représentation du corps dans À ciel ouvert, voir Marie-Claude Dugas, « Corps, identité et féminité chez Nelly Arcan et Marie-Sissi Labrèche » (mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2010) et l’article de Claudia Labrosse, « L’impératif de beauté du corps féminin. La minceur, l’obésité et la sexualité dans les romans de Lise Tremblay et Nelly Arcan », Recherches féministes, vol. 23, no 2, 2010, p. 25-43.

.

Du sexe-monstre au sexe-voyance

En plus de pétrifier celui qui pose le regard sur elle, Méduse aurait aussi le pouvoir de l’aveugler, comme l’affirment Françoise Frontisi-Ducroux, Jean-Pierre Vernant et Camille Dumoulié. Or, le contraire se produit dans À ciel ouvert : Charles cesse d’être aveugle dès qu’il pose ses yeux sur le sexe de Rose, œil-sexe qui le regarde à son tour, il devient plutôt  (clair)voyant. « Mais cette fois, il le savait, cette voyance n’était pas accidentelle ou provisoire, elle n’était pas une menace non plus, au contraire, elle était une porte ouverte sur la Vérité, elle était un cadeau de la Volonté qui le transportait bien au-delà des autres, aveugles, sans son don.39

ACO, p. 235.

 » Le sexe-monstre devient ainsi le sexe-voyance, et Nelly Arcan opère, sur un autre plan, un renversement du mythe de Méduse en transformant l’objet monstrueux en objet sacré40

« C’est interdit ! C’est sacré ! » (ibid., p. 241), s’écrie Charles, à propos du sexe de Rose devant lequel il se prosterne.

. Le sexe réformé de Rose, qui inspire le « respect41

Ibid., p. 239-241.

 », devient le chemin à suivre, la voie du salut ; ne pas obéir à Rose, c’est courir à sa propre perte. La symbolique biblique ne saurait échapper au lecteur averti : « Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi42

Évangile de Saint-Jean, 14, 6.

 », a déclaré le Christ. Or, lorsque Nelly Arcan élève Rose, Méduse par son sexe, au rang du Christ43

Curieusement, par cette opération, c’est Rose qui joue dorénavant le rôle du Fils au lieu de Charles qui est finalement exclu par le Père, rejet que j’aborderai plus en détail dans quelques paragraphes.

, elle procède à une sublimation du mythe de la Gorgone et donne à cette figure un pouvoir encore plus grand que celui qu’elle possède déjà44

Andrea Oberhuber observe dans une partie de son étude sur Métaphysique des tubes d’Amélie Nothomb qu’« en exploitant plus avant la veine analogique entre le “je” [de la narratrice du roman], Dieu le père et le Christ, le sujet féminin parvient à faire sa glorieuse (r)évolution » (« Réécrire à l’ère du soupçon insidieux. Amélie Nothomb et le récit postmoderne », Études françaises, vol. 40, no 1, 2004, p. 125). Cette observation me semble tout à fait convenir au personnage de Rose.

 : un pouvoir certes mortifère, mais salutaire en ce sens que la lucidité acquise par Charles, devenu (clair)voyant, lui permet de s’élever vers l’au-delà grâce au sexe de Rose. Cependant, tel Icare qui tend vers le soleil avant sa chute brutale, Charles chutera et connaîtra le sort qui suit inévitablement la rencontre avec Méduse, la mort, non pas pour avoir regardé pendant trop longtemps le sexe-monstre, mais pour n’avoir pas suivi le chemin de ce sexe sacré, chemin indiqué par Rose45

« Tu ne l’as pas écoutée ! Tu ne l’as pas suivie ! Tu vas le payer ! » (ACO, p. 242), profère la voix « menaçante » de la mère de Charles, voix qui fait partie du chœur qu’il croit entendre tout au long de son délire.

, « chef des Amazones46

Ibid., p. 249.

 ».

Le troisième œil des Amazones

S’il y a une figure féminine mythologique qui intervient manifestement dans À ciel ouvert, c’est bien celle des Amazones, ces « créatures femelles assassines et mutantes47

Ibid., p. 58.

 » dont parle le père de Charles, dans ses accès de folie qui ont rempli d’angoisse l’enfance du photographe. La relation thématique au mythe des Amazones paraît d’abord superficielle dans la mesure où ces guerrières myth(olog)iques48

Même si les Amazones sont considérées comme des figures féminines appartenant à la mythologie gréco-romaine, des études attestent leur réelle existence dans plusieurs parties de la planète, comme le montrent les deux entrées consacrées aux Amazones par Alain Bertrand dans Pierre Brunel (dir.), Le dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 87-106.

sont évoquées, par le discours patriarcal49

Le père de Charles est, dans le chapitre final d’À ciel ouvert, le Père, avec une majuscule qui me permet de postuler qu’en plus d’être une référence biblique, il serait le représentant du discours patriarcal, contrairement à Charles et à Rose, qui ne sont qu’un type d’homme et de femme et non pas l’Homme et la Femme.

, en tant que femmes de pouvoir cultivant une grande haine contre les hommes. Toutefois, les Amazones décrites par le père de Charles possèdent un troisième œil « à l’entrée du sexe » :

[…] son père s’énervait, commençait à discourir par raccourcis, par bonds, sur des sujets […] comme la traîtrise des femmes, puis les Amazones, qui avaient un œil à l’entrée du sexe, racontait le père à travers la maison, sans plus se soucier du fils ; et lui, le père, à qui l’on voulait du mal, qui devait se protéger des Amazones, ennemies jurées des hommes, se protéger d’elles mais aussi de tous les autres, de tout le monde, des gens du Gouvernement surtout, de mèche avec les Amazones, surhumaines en leur vision, troisième œil par le sexe qui voyait tout venir de loi, lui en particulier.50

ACO, p. 59.

L’œil, cet élément inusité intégré au mythe des Amazones, est utilisé par Nelly Arcan comme moyen pour déplacer le mythe de Méduse, mais aussi pour récupérer à son compte « une appropriation par l’homme et pour l’homme [de deux] mythe[s] passablement menaçant[s] envers l’hégémonie du mâle de l’espèce51

Alain Bertrand, « Amazones modernes », dans Pierre Brunel (dir.), Le Dictionnaire des mythes féminins, op. cit., p. 101. Il faut noter que Bertrand ne parle que du mythe des Amazones, mais je me permets de modifier légèrement ses mots en incluant celui de Méduse à ce constat qui convendrait probablement à certaines réécritures d’autres mythes féminins.

 ».

Il faut noter que la version la plus connue du mythe des Amazones ne les associe en rien à la figure de Méduse : « Elles vivent de l’autre côté de la mer ou, plus tard, de l’autre côté de la frontière du monde civilisé, ce sont des barbares, les femmes y dominent et font la guerre quand les hommes se soumettent et s’occupent de la maison et des enfants.52

Alain Bertrand, « Amazones antiques », ibid., p. 96.

 » D’autres variantes du mythe décrivent une nation de femmes basée sur le rejet de l’homme et l’affirmation de la suprématie du sexe féminin. Il existe néanmoins quelques textes qui lient les Amazones à Méduse, dont le plus ancien est la Bibliothèque historique (60-30 avant Jésus-Christ) de Diodore de Sicile53

Une traduction anglaise par George Booth de l’extrait de la Bibliothèque historique portant sur la comparaison entre les Amazones et les Gorgones est disponible dans Marjorie Garber et Nancy J. Vickers (dir.), The Medusa Reader, New York/Londres, Routledge, 2003, p. 26-29.

. L’historien grec compare deux peuples de femmes que le courage et la puissance aident à triompher des différents combats qu’elles mènent, mais qui sont en même temps des ennemies. Il rapporte également qu’elles furent exterminées par Hercule, qui s’opposait fermement à l’idée et à l’existence de femmes de pouvoir. Quelques commentateurs du mythe de Méduse notent également que l’étymologie du nom « Méduse » remonte au grec « μέδω » qui signifie « commander, régner54

Pierre Chantraine, « μέδω », Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999 (édition revue et augmentée), p. 675b.

 », et c’est à partir de cette définition que Marjorie Garber et Nancy J. Vickers, dans The Medusa Reader55

Marjorie Garber et Nancy J. Vickers (dir.), op. cit.

, dressent un lien entre la Gorgone et les Amazones, toutes deux représentantes du pouvoir au féminin. Nelly Arcan, quant à elle, rapproche ces deux figures mythologiques par le biais de l’œil-sexe, qui fait écho à l’importance du regard dans le mythe de Méduse, procédant ainsi à une fusion inexplorée des deux mythes féminins, fusion qui sert autant l’un que l’autre.

Qu’apporte de nouveau le mythe des Amazones à la réécriture de Méduse dans À ciel ouvert ? L’un des renversements les plus importants qui s’opèrent dans le texte arcanien, par rapport aux hypotextes gréco-latins, se fait au moyen de la figure des Amazones. Dans le chapitre final du récit, le père de Charles, dont la voix sort de l’œil-sexe, proclame le contraire de ce qu’il proférait pendant l’enfance du photographe : « Mon fils, je m’étais trompé. Les femmes ne sont pas nos ennemies. Rose, leur chef, est l’Amazone, la voie.56

ACO, p. 237.

 » Renversement complet du discours patriarcal et renversement des rôles sexués traditionnels dans le couple formé par Charles et Rose : celle-ci, par son œil-sexe, devenu sexe sacré, règne désormais sur une lignée de femmes fortes, dominatrices, auxquelles il faut que l’homme obéisse. Plus encore, le père de Charles lui explique qu’il ne faut plus avoir peur de ces femmes et en détourner le regard, mais bien au contraire, il faut les regarder, elles dont « le sexe sacré […] mène à l’au-delà57

Ibid., p. 240.

 ». Ainsi, dans sa réécriture du mythe de Méduse (que l’on pourrait aussi dire celle du mythe des Amazones), Nelly Arcan fait de deux figures féminines mythologiques, traditionnellement représentées comme étant ennemies58

D’ailleurs, certaines variantes de ces deux mythes rapportent que les Amazones ont aidé Persée à exterminer Méduse.

, des alliées dans un même processus de déconstruction du discours patriarcal qui associe le sexe féminin à l’horreur suscitée par le masque de Méduse, et le pouvoir au féminin à la peur panique qui s’emparait des Grecs à la vue des Amazones guerrières.

Rejet, castration, destruction

Si Charles finit par ressentir de la peur après avoir été fasciné par le sexe de Rose, c’est parce qu’il comprend qu’un châtiment lui sera réservé. En effet, Rose, pour se venger de lui, « le raté59

ACO, p. 245.

 », montrera son Sexe60

La majuscule est utilisée par Arcan. Voir ACO, p. 226.

à toutes les personnes rassemblées pour le shooting, et donc à toute la terre puisque son dévoilement sera filmé61

Notons que le caméraman officiel arrête de filmer tout de suite après la performance de Rose (ibid., p. 251), comme s’il a été lui-même médusé par la vue du sexe nouveau de celle-ci ou comme si l’effet des images de ce sexe avait atteint un paroxysme qui rendrait banale toute image subséquente.

et éventuellement inclus dans le documentaire de Julie. Encore plus fatal aux yeux de Charles est son rejet par Rose :

Charles entendait Rose mais il ne comprenait pas le sens de ses paroles, ou plutôt l’unique sens qu’il en tirait était celui de son exclusion : Rose, qui était la voie, chef des Amazones, le congédiait du projet. Il avait échoué, elle allait montrer son œil, montrer cet au-delà auquel il devait, lui seul, avoir accès.62

Ibid., p. 249.

Charles n’est donc plus exclusif, mais exclu : il occupe désormais une position de double marginalité, car il est rejeté de la marge que représente le monde où gravitent les personnages d’À ciel ouvert63

Voir la note 18.

. Comme le dit Nelly Arcan à propos de la narratrice de Folle64

Nelly Arcan, Folle, Paris, Seuil, 2004.

, qui annonce son suicide imminent à la fin de ce récit ayant la forme d’une longue lettre d’adieu envoyée à l’ex-amant, le drame de Charles vient aussi du fait que personne « ne peut être irremplaçable, [qu’] on ne peut pas être le centre du monde, [qu’] on ne peut pas être omnipotent65

Nelly Arcan, « L’autre du sexe et de la folie. Entretien avec Nelly Arcan », dans Jean-Michel Devésa (dir.), op. cit., p. 254.

 ». Or le photographe est le seul personnage masculin des trois premiers récits arcaniens à ne pas être « indestructibl[e], intouchabl[e]66

Dans l’entretien avec Jean-Michel Devésa qui eut lieu en 2005, soit deux ans avant la publication d’À ciel ouvert, Arcan, en réponse à une question sur la relation homme-femme mise en scène dans Folle, affirme : « [Q]uand j’écris, les hommes sont des hommes sans cette humanité qui fait que les êtres réels sont partiels. Les hommes de mes livres sont indestructibles, intouchables. L’homme que j’évoque a toujours cette omnipotence […]. [Il] incarn[e] une figure de l’Autre, de cet Autre que je ne peux pas atteindre. C’est pour cela que mes univers sont aussi désespérés et que l’échec survient nécessairement, au bout du compte » (Ibid., p. 254).

 » : Charles est castré, contrairement aux autres personnages masculins « [d]ans Putain et dans Folle, [qui] sont toujours « bandés », infaillibles[, qui] ne sont pas “castrables”67

Ibid., p. 253.

 », il est castré à la vue de l’œil-sexe de Rose, car l’érection consolatrice n’advient pas dans À ciel ouvert, contrairement aux attentes de Rose68

ACO, p. 240.

. L’étude de la réécriture du mythe de Méduse, conjuguée à celle du mythe des Amazones, permet donc de jeter un regard différent sur ce récit arcanien qui a été jugé par la critique journalistique et savante comme un récit qui reconduit les schémas phallogocentriques au même titre que Putain69

Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, 2001.

et Folle.

Réécrire le féminin, réécrire le masculin

L’intérêt de toute réécriture réside dans sa capacité à (faire) voir autrement le texte ou le mythe qu’elle reprend. La réécriture au féminin naît de la « préoccupation […] de voir le monde, les rapports entre femmes et hommes, hommes et hommes (relation père-fils) et femmes et femmes (relation mère-fille) à travers les yeux de la femme70

Joëlle Cauville et Metka Zupančič, Réécriture des mythes. L’utopie au féminin, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1997, p. vii.

 », affirment Joëlle Cauville et Metka Zupančič dans Réécriture des mythes : l’utopie au féminin. Lorsqu’un mythe ou un mythème sont détournés, déplacés ou renversés par la réécriture, celle-ci propose un changement de point de vue qui peut conduire, si l’entreprise arrive à son aboutissement, à la déconstruction des idées reçues et des systèmes établis.

Nelly Arcan, par le renversement du mythème méduséen de la castration, repense dans À ciel ouvert les relations homme-femme et remet en question, à travers la fiction, certaines représentations traditionnelles du sexe féminin telles qu’elles ont été construites à partir de la figure de la Gorgone. Castratrice, celle-ci le devient dans le récit arcanien et son pouvoir est doublé de celui des Amazones « à l’œil à l’entrée du sexe », œil lui-même tout-puissant puisqu’il n’a pas besoin d’être en paire pour tout voir et donner tout à voir. De plus, la voix du Père, qui émane de cet œil, abandonne Charles et « murmur[e] pour Rose […] : “C’est bien, c’est bien, c’est bien.”71

ACO, p. 250.

 » Le personnage masculin est alors exclu, rejeté, ab-jecté, par sa folie et par son rapport pathologique au sexe72

Il me paraît important de souligner que Julie, dont les pensées sont rapportées dans le style indirect libre, désigne son ex-amoureux par ces termes : « l’homme par qui elle avait rencontré la mort » (ibid., p. 248). Je n’entends pas pousser ma réflexion jusqu’à faire de ce personnage masculin secondaire une reprise de Méduse, mais je trouve tout de même que l’expression choisie pour le qualifier est assez curieuse.

. Comme le postule à juste titre Julie Tremblay-Devirieux dans son mémoire de maîtrise intitulé « L’abjection dans trois récits de Nelly Arcan »,

l’ab-jection du corps masculin est particulièrement subversive en ce qu’elle détrône l’homme de son statut de sujet face à une femme réifiée : ni sujet ni objet, mais abje(c)t, […] pour rendre profondément incohérents la domination masculine et le phallogocentrisme structurant l’univers arcanien – et par là, cette abjection du masculin constitue une critique efficace de la domination masculine et du phallogocentrisme tout court.73

Julie Tremblay-Devirieux, op. cit., p. 103.

Elle poursuit sa réflexion en affirmant que, du moment où l’homme aussi est ab-jecté dans le récit, l’abjection du féminin prend un autre sens, car la femme n’occupe plus exclusivement la position de l’altérité, qu’elle partage maintenant avec l’homme. Suivant ces postulats, il me semble en effet que la réécriture du mythe de Méduse contribue à créer, dans À ciel ouvert, un univers où la femme serait l’égale de l’homme par le biais de l’abjection. En revanche, le constat de Julie Tremblay-Devirieux selon lequel, contrairement à l’impression qu’il peut donner, l’univers arcanien n’ouvre la possibilité à aucun potentiel critique puisque la femme y est toujours déjà une victime du phallogocentrisme74

Ibid., p. 110 et 120.

, revient selon moi à lire À ciel ouvert à travers Putain et Folle. Victime au début du récit, Rose acquiert une capacité d’agir par l’abjection de soi, en devenant Méduse par son sexe, et réussit, par l’exhibition de sa « burqa de chair75

ACO, p. 248.

 », une véritable performance, une prise de parole76

À propos du potentiel subversif de la parole qui émane du sujet abject ou minorisé, voir Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006 [1990] et Pouvoir des mots, Paris, Éditions Amsterdam, 2004 [1997].

qui lui a longtemps été refusée et qu’elle peut enfin récupérer en médusant son entourage. Rose ne déchoit pas à la fin d’À ciel ouvert : la chute est le sort réservé à Charles, seul personnage masculin des trois premiers récits de Nelly Arcan à perdre sa toute-puissance.

***

Qu’advient-il de Rose ? Demeure-t-elle une femme-monstre ou est-elle sublimée à la fin du récit ? Reste-t-elle une Méduse triomphante, castratrice et invincible à tout jamais ? Représente-t-elle, au bout du compte, le modèle d’un féminin dominateur ? Une critique de la répartition inégale du pouvoir entre le féminin et le masculin est certainement formulée par Nelly Arcan dans sa réécriture du mythe de Méduse, conjugué à celui des Amazones. Non seulement l’auteure choisit-elle pour hypotexte une version du mythe qui pose la Gorgone en victime, mais elle remet aussi en question une lecture moderne plus connue, celle de Freud, qui établit un lien entre le féminin et l’abject. Pour ce faire, elle opère une série de reversements de mythèmes caractéristiques de la figure de Méduse en focalisant l’élément clé de son entreprise de réécriture, l’œil-sexe : le nouveau sexe de Rose, monstrueux d’abord, consacré ensuite, se présente comme un miroir de l’Autre en soi, l’Autre non pas féminin terrifiant, mais masculin inquiétant. Cette nouvelle vision culmine avec l’abjection du personnage masculin. Toutefois, malgré ces déplacements qui proposent une lecture critique du mythe de Méduse où le féminin est à la fois inquiétant et fascinant, celle qui incarne la figure mythologique, Rose, ne triomphe pas à la fin d’À ciel ouvert. Elle n’obtient pas ce qu’elle a cherché en transformant son sexe en sexe-monstre, soit l’amour et le désir de Charles − même si elle réussit son ultime vengeance lors du shooting − ; elle demeure abjecte par son sexe nouveau et par son crime, celui d’avoir précipité Charles vers la mort. Cela n’annihile pas le potentiel critique qui réside dans cette réécriture de Méduse puisqu’un meilleur traitement n’est pas réservé au personnage masculin du récit. C’est que, dans l’univers de Nelly Arcan, du moins celui qu’elle a construit dans ses trois premiers récits, Putain, Folle et À ciel ouvert, l’apocalypse attend inévitablement les personnages. Cette fatalité plane, dès le début du récit, au-dessus des têtes des personnages comme le ciel montréalais écrasant d’À ciel ouvert. Elle empêche, en quelque sorte, l’aboutissement nécessaire à un renversement complet des schémas établis autour des relations homme-femme, de la féminité et du féminin. Devant les forces destructrices du monde, l’atteinte d’un au-delà semble vaine, tant pour la femme que pour l’homme. L’écriture de Nelly Arcan évolue en spirale ; elle emmène les personnages vers les ténèbres tout en les plaçant sur les toits de Montréal. C’est une écriture qui se déploie en boucles « régressives » parce que la fin de l’histoire est déjà inscrite dans son commencement. Et au commencement, Méduse était belle. Elle riait.

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Pour citer cette page

Pascale Joubi, « L’œil de Méduse dans À ciel ouvert de Nelly Arcan » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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