Chimères grecques et Méduse d’ébène :
les métaphores de Derek Walcott au miroir du mythe de Persée

Malik Noël-Ferdinand
ATER à l’Université Antilles-Guyane

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Auteur
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Résumé
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Abstract
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Malik Noël-Ferdinand a soutenu en 2010, à  Paris 3, une thèse intitulée « Omeros, Aimé Césaire, la mer. Paysages du détour dans la poésie de Derek Walcott ». Titulaire du Capes créole, ses recherches portent sur les littératures antillaises d’expression anglaise, créole, espagnole et française. Actuellement ATER à l’Université Antilles-Guyane, il a publié des articles consacrés aux œuvres de Reinaldo Arenas, Toto Bissainthe, Aimé Césaire, Caryl Phillips et Derek Walcott.

 

Dans son œuvre critique, Derek Walcott considère l’Histoire comme la Méduse des écrivains des Amériques. Pour le Saint-lucien, le poète du Nouveau Monde doit s’affranchir du discours paralysant des chronologies, coloniales ou anticoloniales, mais toujours fictionnelles des historiens. Au contraire, il s’agit, en poésie, d’ignorer à la fois la posture du conquérant arrogant et celle de la victime larmoyante pour embrasser le mythe. Toutefois, la création poétique doit dans le même temps se méfier des comparaisons mythologiques elles-mêmes. Ainsi, avec Omeros, le long poème fondé sur la relation entre Grèce ancienne et Antilles contemporaines, Walcott affronte le problème de la pétrification de la métaphore. Dans les Caraïbes, rappelle l’architecte d’Omeros, les descendants d’esclaves portent encore les noms grecs (Achille, Hector, Helène…) reçus par leurs ancêtres. De même, Sainte-Lucie dont la conquête a fait l’objet d’incessantes batailles entre Anglais et Français, est surnommée l’Hélène des Antilles. À l’instar de l’esclave refusant de se laisser enferrer dans la signification mythologique du nom reçu, Walcott préfère s’inspirer du miroitement du bouclier de Persée pour éviter de recouvrir son Hélène caraïbe d’un vêtement exclusivement grec. Le poète échappe alors au figement dans le trope grec en se faisant Persée, c’est-à-dire en réinvestissant le mythe, lieu idéal pour décrire un sujet (les Antilles) qui, comme Méduse, ne se laisse circonscrire que dans l’infinie production et reproduction d’images.

In his essays, Derek Walcott sees History as the Medusa of the New World. For Walcott, colonial and anticolonial chronologies are always fictional. The American poet has to get away from History’s paralyzing stare and reject historical discourses. In poetry, every writer needs to ignore the colonizer’s arrogance and the victim’s recrimination: the poet embraces myth instead of History. Nevertheless, the same poet also needs to be aware of mythical comparisons. Yet in Omeros, the long poem which draws parallels between Ancient Greece and the West Indies, Walcott deals with the problem of petrifying metaphors. He recalls that in the Caribbean, slave descendants bear the mythological names (Achilles, Hector, Helen…) the owners gave their ancestors. Likewise, Saint Lucia bloodily desired by the French and English, has been named Helen of the West Indies. As the slave refusing to let himself chained in his Greek name definition, Walcott prefers to find inspiration in the reflections of Medusa’s shield rather than carving his Helen of the West Indies in Greek marble. That’s how the poet avoids the petrification of the new metaphor by reinvesting the myth himself: like Perseus during his quest, the poet produces and reproduces images endlessly.


L’attribution, en 1992, cinq cents ans après Colomb, du Prix Nobel de littérature à Derek Walcott tient de la célébration ironique. Les autorités saint-luciennes ne s’y sont pas trompées : anciennement Columbus Square, le petit parc au centre de Castries fut immédiatement rebaptisé Derek Walcott Square et, trône désormais au mitan des palmiers, le buste de l’écrivain saint-lucien1

Le buste d’Arthur Lewis, Prix Nobel d’économie en 1979, y accompagne celui de Walcott.

. Mais Walcott n’est pas poète à se laisser pétrifier par le prisme historiographique précisément parce que pour lui, l’Histoire, c’est l’impériale muse Méduse des Amériques. Dans son essai The Muse of History composé en 1974, il considère ainsi que les grands poètes du Nouveau Monde (Borges, Césaire, Neruda, Perse, Whitman), plus sensibles à la pluralité des présences mythiques qu’aux chronologies nécessairement fictionnelles des historiens, échappent au regard pétrificateur de l’Histoire : « If they appear to be phony aristocrats, it is because they have gone past the confrontation of history, that Medusa of the New World.2

Derek Walcott, « The Muse of History », What the Twilight Says, New York/Londres, Faber and Faber, 1998, p. 36. Les deux autres citations de « The Muse of History » sont extraites de la page 37.

 » Pour Walcott, le détournement du regard gorgonien réside dans la capacité à s’affranchir de l’empire tout-puissant d’une chronologie coloniale potentiellement paralysante. Il ne s’agit ni de s’extasier en découvreurs ni de pleurer en victimes : « servitude to the Muse of history has produced a literature of recrimination and despair, a literature of revenge written by the descendants of slaves or a literature of remorse written by the descendants of masters. » Au contraire, nouveaux Adams en ce Nouveau Monde, les grands poètes américains inventent des poétiques riches des apports des mondes anciens mais inédites car jamais chantées aux Amériques : « Their vision of man in the New World is Adamic. » L’appel au mythe de Méduse dans The Muse of History a fait l’objet de nombreux commentaires. Laurence Breiner, par exemple, considère que le trope de Méduse se révèle particulièrement riche pour appréhender l’antillaise querelle avec l’Histoire : « The trope of Medusa incorporates more relational and affective features than that of burden […]. This Medusa is not a weight on our backs but an intimidation we face.3

Laurence Breiner, « Too Much History or Not Enough », Small Axe, vol. 16, no 2, no 38, juillet 2012, p. 91.

 »

Néanmoins, les analyses de ces grands poètes menées par Walcott l’essayiste attirent d’abord et inévitablement l’attention sur la propre pratique du poète saint-lucien. Or, en ce domaine, la figure de Méduse se fait étonnamment rare dans l’œuvre et peu d’études s’y réfèrent. Le poète a-t-il complètement abandonné la Gorgone aux bras de l’essayiste ? Nous prétendons ici qu’une lecture d’Omeros4

Derek Walcott, Omeros, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1990. Désormais O.

, le poème publié en 1990 et le plus ostensiblement « grec ancien » de Walcott, montre le contraire.

Le titre de ce long poème est une transcription, créolisée5

« [A]nd O was the conch-shell’s invocation, mer was / both mother and sea in our Antillean patois, / os, a grey bone, and the white surf as it crashes » (O, p. 14).

, du nom grec d’Homère et un narrateur y décrit la vie d’un petit village de pêcheurs saint-luciens dont les noms Hector, Helen, Philoctete ou Achille6

Dans la suite, nous préférons garder l’orthographe choisie par Walcott pour les noms de personnages. L’auteur joue avec la prononciation créole de ses noms et une transposition en français gommerait ce jeu. Par exemple, si « Helen » se francise en « Hélène », le cas d’Achille est plus problématique car il ne s’agit pas du nom « Achilles » en anglais, mais bien du nom « Achille » en créole saint-lucien à base lexicale française.

appartiennent au monde hellénique. Et dans le vaste catalogue des analogies grecques du poème, la Gorgone n’est certes plus l’Histoire, ce rôle étant dévolu à la magicienne Circé : « History was Circe / with her schoolteacher’s wand.7

O, p. 64.

 » Mais quand le narrateur d’Omeros, poète lui aussi, se laisse pétrifier par le regard sourcilleux d’Homère, la figure de Méduse n’est pas loin : « The lift of the / arching eyebrows paralyzed me like Medusa’s / shield.8

O, p. 283.

 » À nouveau trope de pétrification, la figure de Méduse tient dans Omeros une place cruciale. C’est l’un des mythes privilégiés par Walcott pour mettre en scène le problème de la métaphore antique et plus profondément celui de la métaphorisation dans le langage poétique : « when would it stop, / the echo in my throat, insisting, ‘Omeros’; / when would I enter this light beyond metaphor?9

Ibid., p. 271.

 » supplie le narrateur. Ce n’est plus l’Histoire que craint le poète mais la pétrification du discours poétique dans le marbre exogène de métaphores hellènes se figeant. Tout aussi subtil que Persée et ses armes, reflet de bouclier et casque d’invisibilité, le dispositif d’Omeros s’avère sophistiqué : la Gorgone n’est pas systématiquement nommée, mais la récurrence des scènes où le poète narrateur fait allusion à Méduse éclaire le processus de composition du poème et permet d’expliquer comment Walcott affronte la muse Méduse de l’analogie grecque.

De la Méduse historique à la Méduse éthique : le remords de la métaphore

Motivée par le surnom donné à Sainte-Lucie (l’Hélène des Antilles)10

Constamment disputée par la France et la Grande-Bretagne, l’île a changé de mains plus d’une dizaine de fois. Le surnom procède donc d’une analogie avec Hélène de Troie et l’hymne national de Sainte-Lucie y fait référence : « Gone the time when nations battled for this Helen of the West. » En particulier, la bataille des Saintes ayant opposé les deux flottes rivales en 1782 est traitée au livre II d’Omeros.

, la mise en relation avec poésies et mythes grecs occupe le narrateur d’Omeros tout le long du récit et l’organisation d’Omeros illustre cette préoccupation. En effet, véritable roman épique selon l’opinion d’Edouard Baugh11

« The poem may be described from a bakthinian perspective as a novelization of epic » (Edouard Baugh, Derek Walcott, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 186).

, Omeros s’articule autour de deux grands récits. La vie d’un village saint-lucien et de ses habitants, dont fait partie le narrateur, constitue un pôle. Parallèlement, les recherches esthétiques de ce narrateur composent une autre trame fictionnelle. En particulier, le personnage d’Helen, belle antillaise portant à la fois le surnom de l’île et le nom de l’héroïne grecque, focalise toute l’attention esthétique et le poème oscille entre représentation d’une fiction et questionnement métafictionnel explicite : « Why not see Helen / as the sun saw her with no Homeric shadow?12

O, p. 271.

 » Contrepoint aux interrogations du narrateur, un autre alter égo de Walcott, l’historien amateur du village, le Major Plunkett cherche dans l’histoire de l’Hélène des Antilles une explication rationnelle à la comparaison antique : « So Plunkett decided that what the place / needed was its true place in history.13

Ibid., p. 64.

 » Dès lors, le poème et ses multiples Walcott se lisant aussi comme une « épopée du moi14

« Omeros is also an epic in the sense of Dante’s Commedia – an epic of the self. The narrator/Walcott, in fact, both through his own experience and those of his alter egos, eventually manages to conclude (the spiritual) journey back to his island and into himself » (Maria Cristina Fumagalli, The Flight of the Vernacular. Seamus Heaney, Derek Walcott and the Impress of Dante, Amsterdam, Rodopi, 2001, p. 260-275).

 », pour reprendre les termes de Maria Cristina Fumagalli, les critiques ont ainsi loué la postmodernité d’Omeros mettant en scène un narrateur conscient de son extranéité : « The gap between the driver / and me increased when he said: “The place changing, eh?”15

O, p. 228.

 » Et c’est de cette position de compatriote engagé et d’écrivain détaché que Walcott interroge la pertinence de l’analogie homérique : « There, in her [Helen’s] head of ebony, / there was no real need for the historian’s / remorse, nor for literature’s.16

Ibid., p. 271.

 »

Pourtant, dans The Muse of History, Walcott explique que l’écrivain du Nouveau Monde a réglé ses comptes avec Rome et la Grèce : « Yet he has paid his accounts to Greece and Rome and walks in a world without monuments and ruins.17

Derek Walcott, « The Muse of History », op. cit., p. 38.

 » De plus, toujours selon l’essayiste, les poètes américains préfèrent le mythe à l’historicité :

These writers reject the idea of history as time for its original concept as myth, the partial recall of the race. […] Their philosophy, based on a contempt for historic time, is revolutionary, for what they repeat to the New World is its simultaneity with the Old. Their vision of man is elemental, a being inhabited by presences, not a creature chained to his past.18

Ibid., p. 36-37.

Cette appropriation de l’Histoire comme mythe et de la condition américaine comme multiplicité de présences devrait donc pouvoir justifier la comparaison homérique. Cependant, dans Omeros, le poète se trouve confronté non plus seulement à la métaphorisation de l’Histoire mais aussi à l’historisation de la métaphore : « Plunkett, in his innocence, / has tried to change History to metaphor, / in the name of a housemaid; I, in self-defence, / altered her opposite.19

O, p. 270.

 »

Cette manière d’expliquer le nom, Helen, par le mythe grec, est particulièrement sensible en contexte post-esclavagiste car le nom était donné par le maître, ce dernier se fondant souvent sur les caractères qu’il percevait arbitrairement chez l’esclave noir. Dans Omeros, Walcott établit le schème de cette violence symbolique en décrivant comment l’esclave Afolabe, l’ancêtre d’Achille, acquiert – conséquences de ses exploits militaires – son nouveau nom à la bataille des Saintes : « It was then that the small admiral [Rodney] with a cloud / on his head renamed Afolabe “Achilles”, / which, to keep things simple, he let himself be called.20

Ibid., p. 83.

 » Comme le montre le poème « Village » du Martiniquais Joseph Zobel21

« Le cordonnier / s’appelait Alténor / et le menuisier Thémistocle / Celui qui avait / une si belle voix /et chantait / la messe de minuit / à Noël / était Euloge / et Théodamise sa femme / connaissait les plantes / pour guérir / toutes les maladies / C’est Athanase / qui chaussait les chevaux » (Joseph Zobel, « Village » [1985], Le soleil m’a dit. Œuvre poétique, Matoury, Ibis Rouge, 2002, p. 21).

, les noms hellénisants des personnages sont courants dans les Petites Antilles contemporaines. C’est dans cette optique que réussir un poème fondé sur des métaphores (vives) consistant à expliquer les noms (grecs) des personnages pose à Walcott un problème éthique. Mais Omeros contient aussi les moyens techniques de passer au-delà de cette Méduse historique.

De la Méduse créole à la Méduse cinématographique : la doctrine d’Omeros

De prime abord, en s’interrogeant sur la métaphorisation des noms, Walcott signale le danger d’une réduction de la référence, en l’occurrence la référence humaine, les personnages, à un trope grec mythique et écrasant. Comme l’explique Maeve Tynan, cette dramatisation de la comparaison homérique permet, pour employer un terme glissantien, « de revenir au lieu22

Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, p. 56.

 » et, dans une perspective spivakienne, de donner voix au chapitre aux Saint-luciens ordinaires : « A subaltern epic, it relates the tales of those who found they could not speak.23

Maeve Tynan, Postcolonial Odysseys. Derek Walcott’s Voyages of Homecoming, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 107.

 »

De plus, comme le note Paula Burnett, Omeros offre aussi une relecture multiculturelle de la Grèce antique à la lumière de son syncrétisme originel : « [Walcott] revises the Homeric to make visible the contribution of the racial other at the heart of Ancien Greece24

« Ancient Egypt is reinstated at the heart of the myth of Ancient Greece as supplier of wisdom, culture, and labor, paralleled with Africa in the recent European empires. Just as Paul Gilroy has shown the black experience to be at the heart of modern Atlantic culture, so Walcott, “translating” Martin Bernal’s historiography into imaginative terms, revises the Homeric to make visible the contribution of the racial other at the heart of ancient Greece – the Greece to which Western tradition looks for the “pure” origin of democracy, then defines as “European” » (Paula Burnett, Derek Walcott. Politics and Poetics, Gainesville, University Press of Florida, 2000, p. 281-282).

 ». Cette prise en compte de la diversité grecque ancienne, si elle ne tue pas complètement le remords d’une historisation de la métaphore grecque, constitue une autre justification de l’opportunité d’un modèle grec. Si les Grecs anciens aux origines africaines, asiatiques et européennes sont aussi des métis, alors il est tout à fait possible de se débarrasser de cette image de Grèce d’albâtre – « alabaster Hellas25

O, p. 322.

 » – et, à l’exemple de Maeve Tynan, de voir en Ma Kilman, l’antillaise quimboiseuse d’Omeros, une nouvelle Méduse créole : « One wound gibbers in the weeping mouth of the sibyl, the obeah-woman, in the swell / of the huge white satin belly, the dark gust that bent her / limbs till she was a tree of snakes, the spidery sibyl.26

Analysant l’extrait proposé ici (O, p. 245), Maeve Tynan voit dans la référence aux serpents (nous soulignons), l’ombre de Méduse : « The mystical rites of the Greeks and the Afro-Caribbeans are combined in the conflation of the Sybil of Cumæ, the priestess overlooking the Apollonian oracle, and the Obeah woman who forms part of the African diasporic folk religions. Other submerged references include the snakes linking Ma Kilman to Medusa, and the adjective “spidery,” which evokes Anancy, the trickster spider god of Afro-Caribbean folk tales » (Maeve Tynan, op .cit., p. 141).

 » D’ailleurs, la Méduse grecque elle-même est d’origine africaine : « Like the goddess [Athena], Medusa was a queen of Libya.27

Martin Bernal, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization. Vol. 3: The Linguistic Evidence, New Brunswick, N. J., Rutgers University Press, 2006, p. 552.

 » Mais même métisse, la Méduse d’Omeros représente, comme nous l’avons vu plus haut, avant tout la peur de la pétrification arbitraire dans la métaphore grecque :

“———– The Aegean’s chimera

is a camera, you get my drift, a drifter
is the hero of my book.”
“I never read it,”
I said. “Not all the way through.”
The lift of the

arching eyebrows paralyzed me like Medusa’s
shield, and I turned cold the moment I had said it.
“Those gods with hyphens, like Hollywood producers,”

I heard my mouth babbling as ice glaze over my chest.
“The gods and the demi-gods aren’t much use to us.”
“Forget the gods,” Omeros growled, “and read the rest.”28

O, p. 283.

Ce dialogue entre Homer/ Omeros et son épigone saint-lucien se situe au début du dernier des sept livres d’Omeros, au moment où le poète narrateur est intrigué par une noix de coco sur la plage. Influencé par l’alternance d’ombre et de soleil, le narrateur habille cette noix des traits d’Homère29

Contrairement aux autres personnages, nous préférons garder l’orthographe française « Homère » quand il s’agit de références au prince des poètes.

ou de Seven Seas, le barde antillais du village. Le thème de la vision annonce ainsi la comparaison avec la paralysie gorgonienne. Le conseil d’Homère au narrateur, « forget the gods and read the rest », apparaît donc comme décisif. Comme le suggère le jeu de mots chimera/camera, l’analogie mythique avec la Grèce ancienne doit rester de l’ordre de l’imagination. Et c’est ici que le recours au mythe de Méduse prend toute sa mesure. L’allusion à Ulysse (« a drifter is the hero of my book ») et au haussement de sourcils du barde grec (« arching eyebrows ») situe les termes de l’équation. Ce n’est plus l’Histoire qui risque de scléroser le poème mais la comparaison mythique elle-même : l’archipel des Antilles ne doit pas se figer dans l’arche des sourcils d’Homère. Dans ce cadre, la comparaison avec le cinéma et l’allusion au péplum Clash of the Titans30

Il s’agit d’une adaptation avec notamment les épisodes du combat avec Persée et du sauvetage d’Andromède, ainsi que de nombreux personnages du mythe de Méduse : les dieux de l’Olympe, Danaé, Pégase, les Grées…

produit en 1981 par Metro-Goldwyn-Mayer (« these gods with hyphens, like Hollywood producers ») participe à l’ironie et donc au sérieux de ce dialogue de poètes31

« Omeros is to a significant degree mock-homeric rather than Homeric, for example, but it retains an epic ambition at the same time as ironizing the tradition, the irony it deploys being in part an insurance against pomposity, which paradoxically enhances rather than reduces the high seriousness » (Burnett Paula, op. cit., p. 162).

.

Cependant, le recours au cinéma a une autre fonction. Au moment même où Walcott souligne le danger de la pétrification dans le mythe, en désignant l’objet (« Medusa’s shield ») ayant permis de vaincre le pouvoir pétrificateur de la Gorgone, le poète offre une piste pour y échapper. Sur le modèle du bouclier de Persée, le créateur doit renouveler le support de ses images, c’est-à-dire la nature de ses tropes mythiques. Il faut donc entendre bouclier de Méduse et non de Persée car c’est bien l’image de Méduse qui est reflétée à l’intérieur du bouclier offert par Athéna au guerrier grec (on peut aussi considérer que le bouclier de Méduse désigne le propre bouclier d’Athéna orné du visage de la Gorgone ; dans ce cas, c’est aussi l’image de Méduse qui est propagée).

La mention de la Gorgone dans le dialogue avec Homère et l’interpolation du cinéma permettent ainsi à Walcott de révéler l’importance du mythe de Méduse dans la poésie et l’art moderne, et donc d’inscrire Omeros dans cette généalogie. Car, outre Homère, un autre poète joue un rôle fondamental dans la genèse d’Omeros. C’est en effet à Dante que le poème doit sa structure en terza rima. Et pour Walcott, La divine comédie est le véritable ancêtre du cinéma : « The antecedent of cinema is Dante; no other poet has his cinematic transparency […] the imagery of all the leaves of the universe going backward is like when you shoot a film and everything goes backwards, the wheel of carriage goes backwards.32

Maria Christina Fumagalli, « Appendix II: Permanent Immediacy. A conversation about Dante with Derek Walcott, conducted by Maria Christina Fumagalli », op. cit., p. 277-728. Derek Walcott se réfère précisément au dernier chant du Paradis : « À partir de ce point mon voir alla plus loin / que notre parler, qui cède à la vision, / et la mémoire cède à cette outrance. / Tel est celui qui voit en rêvant, / et le rêve fini, la passion imprimée / reste, et il n’a plus le souvenir d’autre chose, / tel je suis à présent, car presque toute cesse / ma vision, et dans mon cœur / coule encore la douceur qui naquit d’elle. / Ainsi la neige se descelle au soleil ; / ainsi au vent dans les feuilles légères / se perdait la sentence de Sybille », (Dante Alighieri, La divine comédie. Le paradis / Paradiso, trad. par Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, coll. « La divine comédie », 2004, Chant XXXIII, v. 55-66, p. 503-504).

 » Et c’est encore la Gorgone qui est associée à la révélation du principe poétique à l’œuvre dans La divine comédie.

« Retourne-toi et tiens les yeux fermés ;
car si Gorgone se montre, et si tu la voyais,
tu ne pourrais plus t’en revenir là-haut. »
Ainsi parla mon maître ; lui-même
il me tourna, sans se fier à mes mains,
et me ferma les yeux avec les siennes.
Ô vous qui avez l’entendement sain,
voyez la doctrine qui se cache
sous le voile des vers étranges.33

Enfer / Inferno, Chant IX, v. 55-63, Ibid., p. 49-50. Pour la version originale : « “Volgiti ‘n dietro e tien lo viso chiuso; / ché se ‘l Gorgón si mostra e tu ‘l vedessi, / nulla sarebbe di tornar mai suso.” / Così disse ‘l maestro; ed elli stessi / mi volse, e non si tenne a le mie mani, / che con le sue ancor non mi chiudessi. / O voi ch’avete li ‘ntelletti sani, / mirate la dottrina che s’asconde / sotto ‘l velame de li versi strani » (Dante Alighieri, Inferno, Kindle Book).

Dans le chapitre « Medusa. The Letter and the Spirit » de son ouvrage Dante. Poetics of Conversion, John Freccero considère que la « doctrine » sous le voile des vers de Dante est une esthétique de la « translation » et qu’une des fonctions de la politique des terza rima est de convaincre le lecteur de la nature vivante et mouvante du langage poétique. Pour le critique, le parallèle entre foi chrétienne et conversion au charnel du langage consiste à passer d’une conception statique de la poésie à une versification, version vivante et incarnée de la création littéraire34

« Paul goes on to suggest that the Word of God interprets the hearts of men, the stony tablets turning to stone the heart of unbelievers, while the Spirit writes upon the fleshy tablets of the faithful. So too, in Dante’s text, it is the power of the letter to enthral the beholder that makes of it a Medusa, an expression of desire that turns back to entrap its subject to an immobility which is the very opposite of language and desire. […] This is Dante’s whole achievement as a love poet: a refusal of the poetics of reification, sensual and verbal, for the poetics of “translation”, as scribe of the Spirit which is written on “the fleshy tables of the heart” » (John Freccero, Dante. The Poetics of Conversion, Cambridge, Harvard University Press, 1986, p. 134).

. À l’instar de Dante suivant Virgile, c’est donc en suivant le maître que Walcott, inlassablement, réactive le trope de Méduse.

De la Méduse rhétorique à la Méduse d’ébène : la pratique d’Omeros

Si le décryptage de la scène du dialogue avec Homère révèle la doctrine de Walcott, une question reste posée. Comme le rappelle Paula Burnett, Omeros doit être analysé du point de vue sa « polyglossie35

« Bakthtin’s perception that there is a kind of dialectical relationships between languages, as systems, illuminates Walcott’s practice (which goes beyond the argument in demonstrating the use of polyglossia in epic) » (Burnett Paula, op. cit., p. 133).

 ». Il faut donc se demander comment sont organisés les discours des personnages dans le poème. À ce titre, l’étude du statut du personnage d’Helen est révélatrice. En effet, l’Helen antillaise, déjà associée au nom de l’île, se lit comme un succédané de Méduse. La comparaison entre un bel amour et la Gorgone est un lieu commun. Ainsi, Pétrarque fait appel au mythe pour exprimer la fascination que produit la belle Laura du Canzionere : petra en latin et en italien signifiant pierre, le nom de l’auteur – Pétrarque, – fait « de la plus dure pierre qui se taille36

« Et si je ne puis plus me transmuer en elle / Que je ne suis, non que cela merci me vaille, / De la plus dure pierre qui se taille, / Pensif j’aurais aujourd’hui l’apparence, / Ou du diamant, ou d’un beau marbre blanc, […] Qui me fait envier ce vieillard accablé / dont les épaules font ombre au Maroc » (Pétrarque, « Sonnet 51 », 42 sonnets, 3 chansons, 3 sextines, trad. par André Ughetto et Christian Guilleau, L’Isle-sur-la-Sorgue, Le Lamparo, 1983, p. 80-81). Le vieillard accablé en question n’est autre qu’Atlas pétrifié par Persée avec la tête de Méduse.

 » – permet de développer le motif de la pétrification d’un narrateur par la beauté de son héroïne. De même dans Omeros, dès sa première rencontre avec Helen, le narrateur reste coi : « I felt like standing in homage to a beauty / that left, like a ship, widening eyes in its wake.37

O, p. 23-24.

 » En s’attachant au mouvement d’Helen, la comparaison permet de souligner l’immobilité de la station debout du narrateur. Le phénomène se répète à la seconde rencontre : « I stood there / stunned by her feline swiftness.38

Ibid., p. 37.

 » L’immobilité physique s’accompagne alors d’un sentiment aphasique. « I saw her once after that moment on the beach / when her face shook my heart, and that incredible / stare paralyzed me past any figure of speech.39

Ibid., p. 36.

 »

Le thème du regard (« stare ») et celui de la paralysie nous rapprochent du motif de la gorgone et de son effet pétrifiant. D’après l’humaniste italien Coluccio Salutati, Méduse est fille de l’éloquence40

Coluccio Salutati, « Medusa as Artful Eloquence », dans Nancy J. Vickers et Marjorie Garber (dir.), The Medusa Reader, New York/London, Routledge, 2003, p. 55.

. L’analogie entre paralysie et figure de rhétorique signale l’aphasie du narrateur et donc la beauté paralysante d’Helen. Toutefois, le narrateur est aussi poète ; sa réflexion incite donc le lecteur à appréhender l’aspect didactique de la méditation. Écrire, dans une œuvre littéraire, que le regard d’une héroïne provoque chez un narrateur (poète qui plus est), une réaction au-delà de toute poétique n’est pas geste innocent. La figure paralysante privilégiée (« past any figure of speech »), c’est la métaphore (« beyond metaphor »). Nous voyons donc comment, Helen, le personnage de Walcott, est un trope par lequel le poète introduit la question au cœur de son poème : le problème de la métaphorisation elle-même. Mais le lecteur d’Omeros ne doit pas se laisser éblouir par la belle Helen de Sainte-Lucie. Walcott tient en sainte horreur les figures figées : la véritable muse de Walcott poéticien, ce n’est pas Hélène de Troie mais Méduse. À l’épilogue, le narrateur lève en effet le voile et la gorgone emprunte le costume d’Hélène. Observons comment s’y prend le poète.

You can see Helen at the Halcyon. She is dressed
in the national costume: white, low-cut bodice,
with frilled lace at the collar, just a cleft of a breast

for the customers when she places their orders
on the shields of the tables. They can guess the rest
under the madras skirt with its golden borders

and the flirtatious knot of the madras head-tie.
She pauses between the tables, holding a tray
over her stomach to hide the wave-rounded sigh

of her pregnancy. There is something too remote
about her stillness. Women study her beauty,
but turn their faces away if their eyes should meet,

like an ebony carving. But if she should swerve
that silhouette hammered out of the sea’s metal
like a profile on a shield, its sinuous neck

longing like a palm’s, you might recall that battle
for which they named an island or the heaving wreck
of the Ville de Paris in her foam-frilled bodice,

or just think, “What a fine local woman!” and her
head will turn when you snap your fingers, the slow eyes
approaching you with the leisure of a panther […]41

O, p. 322.

Passée une description d’Helen au travail en costume national42

Rappelons ici qu’Helen porte à la fois son propre nom mais aussi, avec le costume, le surnom de l’île : l’Hélène des Caraïbes.

, l’auteur s’arrête à la beauté de l’Antillaise (« women study her beauty ») et développe une longue série d’analogies. Le narrateur souligne d’abord la distante élégance du port d’Helen : « There is something too remote / about her stillness. » Cette remarque permet de distinguer Helen de ses congénères et d’introduire la première comparaison de la série. La stature d’Helen est alors comparée à une sculpture en ébène : « Women study her beauty […] like an ebony carving. » Puis la silhouette d’ébène s’argente et la métaphore filée se poursuit, le motif de la sculpture étant repris avec la gravure dans le bouclier d’une mer de métal : « that silhouette hammered out of the sea’s metal / like a profile on a shield ». La série continue. D’une part, le cou de la silhouette antillaise est comparé au tronc d’un palmier : « its sinuous neck / longing like a palm’s ». D’autre part, le poète développe une métaphore navale qu’il arrime, avec la correspondance metal/battle, à la métaphore forgeronne. Pendant la bataille des Saintes de 1782 opposant la France à l’Angleterre dans les eaux antillaises, l’amiral Rodney ordonna à ses vaisseaux de faire un écart en quittant la ligne de file anglaise pour investir et donc briser la ligne française. Dans ce contexte, le démonstratif that permet, cette fois, de lier le déhanchement d’Helen (« she should swerve / that silhouette ») à la décisive manœuvre de Sir Rodney pendant de la bataille des Saintes (« that battle »). Ensuite, la thématique maritime est poursuivie avec l’image de l’écume figurant les fanfreluches d’un corsage supportant la lourde poitrine d’une femme enceinte : « the heaving wreck / of the Ville de Paris in her foam-frilled bodice ». Enfin, immédiatement après la métaphore de l’épave, la lecture nous ramène à Helen, la belle fille locale, c’est-à-dire au référent initial : « or just think, “What a fine local woman!” and her / head will turn when you snap your fingers ». Et dans le déploiement de ces insaisissables images, ce sont les yeux de Méduse qui s’imposent au lecteur. En effet, si la mortelle gorgone n’est pas nommée, plusieurs indices induisent un rapprochement avec le mythe.

Premièrement, les deux occurrences de shield dans l’extrait inaugurent le rapprochement et la silhouette gravée dans le métal de la mer rappelle le bouclier d’Athéna (« Medusa’s shield ») évoqué plus haut. Ensuite, autre écho au dialogue entre Homère et le narrateur décrit précédemment, la proposition « but [women] turn their faces away if their eyes should meet » se lit comme une allusion au mythe de la gorgone pétrifiant ceux qui la regardent dans les yeux. Certes, le pouvoir de Méduse ne touche pas les femmes mais la description du narrateur, faisant des yeux (« their eyes ») le sujet de l’action, et la présence du sème stillness (immobilité) au vers précédent encouragent une lecture en relation avec le mythe. Quant à la correspondance remote/meet, elle pose la question de la distance (« remote ») et de la rencontre (« meet ») et donc, conformément à l’étymologie latine de remote, à savoir re-movere, du rapport entre mouvement et croisement des regards. Quant à la décollation de Méduse, elle est suggérée par trois particularités de la description d’Helen. Il y a d’abord le détail de la grossesse car nous savons que Méduse est enceinte au moment de sa décapitation. De plus, seconde indication, la coiffe du costume national que porte Helen s’appelle en créole une « tête cassée ». Enfin, placer le syntagme nominatif « its sinuous neck » à la fin d’un tercet est un geste stratégique. L’allure serpentine suggérée par le choix de l’adjectif sinuous se lit ainsi comme une allusion à la chevelure de serpents et l’enjambement « its sinuous neck / longing » marque, en même temps que la rupture grammaticale, la dislocation du cou d’une Méduse acéphale. Autre point de lecture mythologique, le parangon de la beauté antillaise, « All of a race’s beauty in a single face43

O, p. 318.

 », n’est certes pas un monstre, mais le mythe évoque bien la beauté originelle de Méduse : c’est Athéna qui, jalouse de la Gorgone, l’a transformée en créature hideuse. Enfin, si la pétrification est évoquée et Helen est statufiée (en ébène), dans le mythe, c’est Méduse qui transforme ses adversaires en statues de pierre. Là encore, l’extrait que nous considérons se lit en relation avec le mythe de Méduse et Persée. Car s’il est une beauté pétrifiée, c’est Andromède. Comme l’attestent diverses traditions plastiques et littéraires antiques, saisie d’effroi par la venue du monstre marin censé la dévorer, Andromède est figurée sous les traits d’une statue. Un fragment de la tragédie éponyme d’Euripide le montre : « Quel est ce rivage battu par les flots ? Et cette statue de jeune fille (parthenou t’eikô) taillée à même le rocher, œuvre d’un artisan adroit44

Cité par Françoise Frontisi-Ducroux, « Andromède et la naissance du corail », dans Stella Georgoudi et Jean-Pierre Vernant (dir.), Mythes grecs au figuré. De l’Antiquité au baroque, Paris, Gallimard, 1996, p. 142.

 ». Et comme la Libyenne Méduse, Andromède, princesse éthiopienne, est africaine. Que l’on rapproche Helen de la Gorgone ou d’Andromède, c’est toujours le mythe de Méduse qui est mobilisé, et c’est toujours la sculpturale antillaise d’ébène qui fascine Walcott et suscite son questionnement sur la pertinence des métaphores.

Le poète en Persée : la réverbération des métaphores

À la lumière du mythe, l’ordre dans la succession des analogies de l’extrait étudié est déterminant. La véritable annihilation du pouvoir pétrificateur de la gorgone n’est rendue possible que par son incorporation au bouclier d’Athéna. Le travail du graveur (ou du forgeron) qui, construisant une Méduse de métal, annule sa propriété « iconopoétique45

« Figure permettant de penser l’image, la Gorgone l’est à double titre puisque, si elle n’est accessible qu’une fois “iconisée”, elle est aussi productrice d’images. Réversibilité entre l’actif et le passif qui régit pour les grecs tout ce qui concerne la vision. La propriété “iconopoétique” de Méduse, dont le regard fabrique des images pétrifiées est également, on l’a vu, un motif récurrent de la légende » (Ibid., p. 157).

 ». Bien sûr, même si la gorgone est incorporée au bouclier, le regard de Méduse provoque toujours terreur et effroi, mais l’arme ne transforme plus en pierre. Il est donc logique qu’une fois le pouvoir pétrificateur d’Helen neutralisé avec la métaphore filée du bouclier (« that silhouette hammered out of the sea’s metal / like a profile on a shield »), le touriste puisse sans danger faire venir l’Antillaise à sa table (« and her / head will turn when you snap your fingers »). À l’instar de la wellesienne Dame de Shanghai, dont une balle de revolver brise successivement tous les reflets pour atteindre la chair, la walcottienne Helen de Sainte-Lucie révèle les procédés esthétiques à l’œuvre.

Et c’est ici que le rapprochement avec le mythe éclaire le problème de la métaphore grecque. Ayant décapité Méduse, Persée sauve Andromède non pas en utilisant la tête de la Gorgone pour pétrifier le monstre marin, mais en recyclant la technique utilisée pour vaincre la gorgone : le héros grec se place entre le soleil et la mer de telle sorte que son ombre soit projetée sur le museau du monstre. La bête tente alors d’emprisonner l’ombre et Persée en profite pour la frapper mortellement dans le dos. Le mythe contient donc à la fois l’effroi, le regard de Méduse, et sa consolation : la réduplication des reflets (de Méduse et de Persée lui-même) et la (re)production d’images. L’affection de Walcott pour la succession des métaphores d’Helen à l’épilogue s’appuie donc sur cette propriété du mythe de Méduse et s’accorde parfaitement à l’éthique d’Omeros. En effet, après la description d’Helen à l’hôtel, le narrateur recommence à créer des figures de comparaison : « the slow eyes / approaching you with the leisure of a panther.46

O, p. 322.

 » Mais il prétend renoncer au trope grec : « She waits for your order and you lower your eyes / away from hers that have never carried the spoil / of Troy, that never betrayed horned Menelaus / or netted Agamemnon in their irises.47

O, p. 23.

 » Néanmoins, Méduse est toujours là, dans l’évitement des regards (« lower your eyes »), et le narrateur livre la « leçon » du poème : « Like Philoctete’s wound, this language carries its cure, / its radiant affliction; reluctantly now, / like Achille’s, my craft slips the chain of its anchor.48

Ibid., p. 323.

 » Comme l’indique la correspondance cure/anchor, c’est en s’ancrant dans le langage du mythe que le poète trouve l’apaisement. L’aphasie du narrateur devant la beauté d’Helen et la quête (réussie) d’un langage au-delà de toute poétique (« beyond metaphor », « past any figure of speech ») s’expliquent par le mythe de Méduse même. Line Henriksen rappelle que c’est Ezra Pound qui a employé l’expression « language beyond metaphor » et la critique d’expliquer que cette conception est affaire de « vision » : « The metaphysical overtones of a “language beyond metaphor” are connected to the idea of vision.49

Line Henriksen, Ambition and Anxiety. Ezra Pound’s Cantos and Derek Walcott’s Omeros as Twentieth-Century Epics, Amsterdam, Rodopi, 2006, p. 195.

 » Toujours selon Henriksen, Walcott se différencie de Pound dans sa manière de chercher à aller au-delà des métaphores avec… d’autres métaphores : « Pound moves into synecdoche or metonymy whereas Walcott reacts to the urge to go beyond metaphor with metaphor.50

Ibid., p. 254.

 » À cette aune, on comprend encore mieux l’importance de Méduse pour Walcott : la Gorgone interdit la fixité du regard et encourage la fabrication d’images. Plus que tout autre mythe, la réverbération est inscrite dans celui de Méduse.

***

Dans le dialogisme Grèce ancienne/Antilles contemporaines, la figure rhétorique de la métaphore grecque produit d’abord une défamiliarisation. Et il s’agit d’une défamiliarisation mythique et non historique. Aucun Grec ancien n’a traversé l’Atlantique. C’est la fonction première des métaphores chez Walcott, échapper à la Méduse de l’Histoire.

Mais le choix grec doit aussitôt éviter l’objectivation de la Méduse métaphorisante. C’est là l’un des problèmes classiques des littératures dites postcoloniales. Mettant en scène et donc en question le regard de cette terrifiante muse, Walcott hellénise les réflexions d’un Fanon à qui l’on ne dirait plus « Tiens, un nègre !51

« “Sale nègre !” ou simplement : “Tiens, un nègre !” J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets. Enfermé dans cette objectivité écrasante, j’implorai autrui » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 108).

 » mais « Tiens, un Grec ! ». À l’exemple d’Afolabe acceptant son nouveau nom grec, le poète saint-lucien échappe alors à cette nouvelle équation en se faisant Persée, c’est-à-dire en investissant le mythe, lieu idéal pour décrire un sujet qui ne se laisse circonscrire que dans la production d’images. Walcott suggère ainsi une réhabilitation de la Gorgone et ses Méduses d’ébène dans la Caraïbe. La Méduse antillaise de Walcott répond donc à la définition qu’en donne Maria Cristina Fumagalli dans son essai Caribbean Perspectives on Modernity. Returning Medusa’s Gaze: « to breaking Medusa’s spell by approaching her, as Perseus did, from novel unforeseen perspectives.52

« Medusa’s narrative is nothing but after-the-fact invention of a singular tradition of modernity that was established when a specific, historically and geographically limited point of view (the source of Medusa’s gaze) posited itself as universal and concomitantly equated what it calls universality with itself. Importantly, Medusa’s head was cut off by Perseus, who approached her by looking at her image in a mirror rather than directly; arguably, the coming into being of (other) enabling points of view can successfully counteract Medusa’s deadly effect. Despite the diversity of my primary texts, all my chapters share the same commitment to breaking Medusa’s spell by approaching her, as Perseus did, from novel unforeseen perspectives » (Maria Cristina Fumagalli, Caribbean Perspectives on Modernity. Returning Medusa’s Gaze, Charlottesville & Londres, University of Virginia Press, 2009, p. 11).

 » Déjouant le regard de la Gorgone, Walcott installe le sujet antillais au cœur de la cité53

Dans la superproduction Clash of the Titans mentionnée plus haut, le sujet antillais, bien entendu absent du mythe grec, se retrouve de manière subliminale dans le péplum puisqu’un autre personnage est ajouté dans l’adaptation. Écho à l’histoire de Méduse elle-même, il s’agit d’un prince rendu difforme et monstrueux qui vit retiré dans les marais suite à une faute morale. Rival et ennemi de Persée, il est fourbe, sans pitié, inhumain… bref barbare et s’appelle… Calibos, du nom de son prédécesseur shakespearien, Caliban.

et redore le blason d’un mythe pétrifié dans l’image d’une Grèce ancienne monolithique.

Dans cette optique, le geste d’acceptation du nom et du mythe n’étant pas éloigné de l’esthétique de la négritude, il n’est pas étonnant de retrouver le même amour pour Méduse chez Aimé Césaire. Dans son poème « Me centuplant Persée », publié en 1960, le poète martiniquais s’attache ainsi à un autre aspect du mythe, la naissance du héros : « Or nul assaut ne déniant persévérant mon nom / en la lymphe bien plutôt qui me centuple Persée / je parcours l’intime fosse alimentant mes monstres.54

Aimé Césaire, « Me centuplant Persée », dans Aimé Césaire, Daniel Maximin, Gilles Carpentier, La poésie, Paris, Seuil, 2006 [1994], p. 343.

 » Mais le motif de la pluie d’« Or » royale (Zeus) prenant d’assaut Danaé, dans l’intimité de la fosse où elle est gardée, participe de la même fascination pour la salvatrice multiplication (ici par cent) des images.


Pour citer cette page

Malik Noël-Ferdinand, « Chimères grecques et Méduse d’ébène : les métaphores de Derek Walcott au miroir du mythe de Persée » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le ).


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