Benoît Conort
Benoit Conort est poète. Il a publié plusieurs livres aux éditions Gallimard et Champ Vallon, dont Pour une île à venir (1988, prix Fénéon), Main de nuit (1999, prix Mallarmé), Écrire dans le noir (2006). Il est vice-président de la Maison des Écrivains et de la Littérature. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il est aussi professeur de littérature à l’Université de Rennes 2, spécialisé dans la poésie moderne et contemporaine.
En semblance d’exergue
et de prologue
Si une Muse devait échoir à la poésie contemporaine, Méduse serait celle-là.
Loin de l’évanescence d’Eurydice, des larmes larmoyantes d’Orphée, des harmonies fluides et molles d’Apollon, Méduse est sang jaillissant, plaie ouverte par le fer des dieux.
Je la vois comme le fit Caravage. Visage pétrifié dans l’horreur d’une lame s’abattant. La chevelure se hérisse.
Mais la peau si pâle, les grands yeux détournés du sourire, la bouche ouverte sur le cri silence, cela aussi est le visage possible de la
Muse Méduse, visage mortel d’une femme dont les dieux et déesses veulent ou violer la beauté ou la nier.
Punie,
à son corps défendant, d’être cela qui les effraie, le visage même de leur propre mort. Seraient-ils immortels que le forfait commis sur Méduse suffirait à les condamner. Comment vivre
après cela ? Comment les croire après cela ?
Athéna se résout à poser sur son bouclier l’aveu que
la sagesse est folie quand elle se voue à la vengeance inique, au meurtre
impuni, là gît la terreur ;
elle reconnaît que la semblance est de peu de poids face à la puissance du réel, son jeu d’ombre et de proie, que le miroir dont use Persée n’est que la forme de son narcissisme.
On ne représente pas le visage de Méduse. J’écoute son alphabet ensanglanté, je recueille son visage entre mes mains.
Il reste un corps de femme décapité dont le sang dans le sable s’infiltre, un visage désormais dissimulé, auquel trop prêtent leurs fantasmes vieux,
sa sueur de sang au désert, son enfantement serpent sifflant, la mort à tous révélée, et que nul ne veut voir ;
il y a cette phrase pourtant qu’elle
murmure aux poètes la dévisageant :
Il faut aimer Méduse.
Lenteur des jours ; misère intérieure ; vacuité des heures immobiles ; immense désert des horizons stériles,
en moi est ce qui pousse à mourir puisqu’en lui est le secret, l’inexpugnable. Il est la mort qui vit en moi, la plante vénéneuse des terres arides, l’illusion qu’étant rien, je suis encore quelque chose.
La tentation répétée de briser contre le miroir mon visage, le reflet et l’objet reflété. L’annihilation de cette poussière.
Mais le rire.
Le cœur ressemble aux jardins que j’aime, tout encombré de broussailles, d’orties, fleurs sauvages, roseaux droits dressés. Parfois, derrière quelque pierre brute, une terre cultivée comme un jardin secret, fragile, assailli de verdure. Puis cela disparaît. Les racines, lasses, renoncent à creuser le lent terreau du temps.
S’il est une clarté, ce n’est qu’à la manière d’une sentinelle toute pétrie de nuit, toujours sur le qui-vive (forme du quant-à-soi).
Le miroir m’admire
en sa clarté terrible des yeux
dansent dans le reflet
percé à jour l’éclat du miroir
aveugle l’avenir
Roman 1
Ce sera là inéluctablement le lieu d’un désastre, d’une débâcle totale ; ce qui ne s’exhibe pas, le honteux, le coupable, la copulation répétée de soi avec soi.
Narcisse s’aime.
M’imagine-t-on, moi
Méduse, me caressant les seins, aimant mon plaisir sans me casser sur un sanglot ?
La lassitude l’amertume de ne pouvoir me pétrifier.
Mais voir dans son regard danser l’épée qui me tranchera, me retranchera d’ici.
Persée viendra, et je l’enfanterai.
Il me tuera pour cela, être social, être castré. Persée est déjà mort.
« Entre tous ces masques lequel choisir qui serait l’intime ? » (parole de Persée).
Le miroir m’admire et pare le regard
d’un reflet réversible
je te reviens me rejoignant
Persée viendra
il aura ta semblance les ayant toutes.
Roman 2
Veille du meurtre
Tout le jour le tonnerre a roulé d’une colline à l’autre
je retrouve la face antérieure
l’éclair d’autrefois sa prescience
état d’avant l’état
apaisée je regarde le soleil qui se couche
je n’ai plus peur
je vais mourir bientôt
Bouclier 1
dans le cercle il y a un carré
dans le carré un autre cercle
au centre est un centre
je le devine je ne le vois pas
l’énigme demeure
Comme celui qui affronterait, ligne après ligne, ces mots toujours se suivant sans pouvoir en rompre l’ordre trop rigoureux qui veut que le sujet précède l’objet quand c’est de lui qu’il tient son assise.
Je voudrais inventer alors, dans cette phrase trop sage, quelque savant point de rupture, et m’en veux que de l’obscurité se fasse dans les mots.
Je voudrais la miner au lieu de l’aggraver.
L’assouplir en quelque prose harmonieuse qui ne soit le mensonge mais la chose même… Une musique duelle,
comme un voile, un masque apaisé, serein, consent à n’être que cela,
visage exhibé
s’effaçant sous le visage cru.
Plus bas une prose écorchée, au sens physiologique, ligneuse,
sang et nerfs mêlés parmi les muscles rouges saillant entre les nœuds de ligaments.
Je ne pétrifie pas
je révèle la pierre au cœur des hommes.
Au-delà de mes bras
quel cercle
méritent vos enfers ?
Bientôt je serai désert
désert en mon âme recluse étendue plate uniforme
sans vent ni perspective quoique longue
le désert y aura élu domicile comme en tout lieu
vacant à l’ordre des reptiles
et volet clos sur l’intérieur
l’intime du cœur.
Roman 3
Ce cri en moi qui ne peut se taire
ni jaillir
quand je le vois approcher.
Lieu clos, espace ouvert à chacun, cela qui remue profondément et que nul n’ose, ne veut, n’accepte de regarder en face. Exhiber est voiler. Voiler, dévoiler ;
dans ce mouvement tournoyant qui ne voit la terreur d’un être tourbillonnant sur lui-même, n’offrant sa vérité que mouvante, car je suis sans vérité autre que celle de l’écriture, et m’éloigne déjà des lignes à peine sèches ?
Il est plusieurs vérités. Celles, glaçantes, des secrets d’alcôve (je fus belle et violée, vouée aux gémonies, voix étranglée, langue pendante). Celles, brûlantes, de l’écriture. Celles, quotidiennes, de qui ne comprend pas, et ajoute sans cesse, mot après mot, ses questions sans réponse. Celles
Dans les maladresses de la parole, je me donne pourtant à voir. Mise à nu de celle qui a peur des mots, pour qui les mots ne lèvent pas sans un long combat minant le réel.
Et me sentir si peu réelle au bout du long combat
cri vain du silence cri muet muré dans la souffrance.
La pieuvre est là
méduse d’eau dans l’eau froide des vagues
elle veille bien tapie au cours du sang
elle enlace le corps jusqu’à chacune de ses extrémités
elle tremble dans le blanc de mes nerfs la
surface lisse des os
la pieuvre est belle quand
la chair rongée il ne reste plus qu’elle.
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l’ennemi qui en moi prend
la forme de l’ami
cela toujours en hauteur
cette collusion
cette espèce de violence
que l’on n’adresse qu’à soi
où l’on se détruit soi
dans la délectation et l’horreur
ne serait-ce que de la minceur d’une feuille de papier, entre le plein et le vide, le tréfonds et la superficie, la marge et sa débauche de lignes qui la prolonge.
Ce mouvement de refuge en moi et de fuite hors de moi. Double départ, double adhésion, quelque chose comme le paradoxe de Zénon, dichotomie qui se développe sur chaque point du raisonnement, tandis que le troisième terme demeure un horizon, présence indicible, ou absence, ce qui parfois revient au même, toujours horizon.
Ne les laisse pas t’enfermer en ce lieu de dissolution,
eaux mornes où je m’anéantis,
écume de mer polluée,
rejet d’odeurs nauséabondes,
poubelle du temps que je déverse en l’immense espace intérieur espérant que, dans l’immensité,
ils se perdront au point que je ne les verrai plus.
Bouclier 2
Langue tirée
sans lexique
Visage insoutenable
les yeux exorbités
Éclate vertige en bris de
miroir noir
Pour citer cette page
Benoît Conort, « Exercice de la paralysie : Journal de Méduse » dans MuseMedusa, <> (Page consultée le setlocale (LC_TIME, "fr_CA.UTF-8"); print strftime ( "%d %B %Y"); ?>).
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